Histoire d’un fiasco

Un texte parlementaire reconnaissant le « rôle positif » de la France outre-mer suscite la colère des ex-colonisés. Et oblige Jacques Chirac à trancher le débat en abrogeant le sous-amendement honni.

Publié le 28 février 2006 Lecture : 13 minutes.

Il y a des moments en politique où la seule solution d’un problème est de le supprimer. C’est ce qu’a fini par décider Jacques Chirac pour enrayer, avant qu’il ne soit trop tard, la crise du « bilan positif de la colonisation ». Une fois la disposition litigieuse reclassée dans son domaine réglementaire, il a suffi d’un décret pour l’effacer. « Une grosse connerie ! » s’était exclamé le chef de l’État dans une réaction d’humeur destinée à faire le tour des rédactions. Grosse, en effet, de tous les pouvoirs qui y ont contribué ou s’en sont désintéressés. La « connerie » en question, contrairement aux apparences accréditées par les simplifications politico-médiatiques, n’a pas été le fait, ou la faute, de quelques francs-tireurs de l’UMP (droite, parti au pouvoir) qui auraient profité du subit relâchement de la férule élyséenne pour monter et réussir leur coup. Tous les risques en étaient contenus dans le projet du gouvernement, longuement préparé par une série de consultations préalables avant d’être délibéré avec l’attention qu’il méritait en Conseil des ministres. « Je n’ai fait que traduire en actes ses intentions », se défend aujourd’hui le député UMP Christian Vanneste, l’homme par qui toute l’affaire est arrivée. Non seulement il n’en a été à aucun moment empêché, mais il a pu s’estimer encouragé du haut en bas de l’État par les nombreuses déclarations ou initiatives invoquées pendant les débats parlementaires : apologies officielles de la colonisation ; dénonciations des « terribles génocides » commis contre les harkis et les Français d’Algérie ; critiques de la partialité des manuels scolaires d’histoire dans leurs versions de la présence française outre-mer ; devoir de réparation morale au nom de la « révolte républicaine » de tous les rapatriés, célébrés comme des « éveilleurs de conscience ». On a même appris que Philippe Douste-Blazy, aujourd’hui ministre des Affaires étrangères, avait déposé, le 5 mars 2003, avec de nombreux autres députés de la majorité, une proposition de loi visant à la « reconnaissance de l’uvre positive de l’ensemble de nos concitoyens qui ont vécu en Algérie pendant la période de la présence française ». Le ministre délégué aux Anciens Combattants, Hamlaoui Mekachera, lui répondit en mars 2004 que sa revendication était pleinement satisfaite par l’article Ier de la loi du 23 février (devenu par la suite l’article 4). On comprend que les plus fines plumes de la République, pourtant aguerries à toutes les contorsions de la langue française, n’aient pas réussi à réécrire le fatal article. Dans quel dictionnaire des synonymes trouver un équivalent acceptable pour « bilan positif » ou pour l’obligation de le faire « reconnaître » par les programmes d’enseignement ?
Encore ces artifices paraissent-ils dérisoires en regard de la seule question de fond qui compte. Quelle inimaginable comptabilité prétendrait équilibrer les massacres commis de part et d’autre, opposer des hôpitaux à des tortures, peser les humiliations et les émancipations ? Il est intrinsèquement impossible de dresser tout bilan de la colonisation, où une liste des bienfaits viendrait compenser celle des méfaits, pour une raison qui tient à la morale universelle des droits de l’homme : quelle qu’ait pu être son évolution, de la France coloniale à la France décolonisatrice, la colonisation restera marquée par le péché originel de l’asservissement.

10 mars 2004 Le gouvernement dépose à l’Assemblée le projet de loi n° 1499 présenté le 23 février par le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin sur le rapport du ministre des Armées Michèle Alliot-Marie. Intitulé « Reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés », son exposé des motifs souligne d’emblée que l’État « a le devoir de reconnaître l’uvre positive de nos compatriotes durant leur présence en Algérie, au Maroc, en Tunisie ainsi que dans les territoires anciennement placés sous la souveraineté française ». Il évoque « la terrible tragédie dont ont été victimes nombre de Français d’Algérie, les anciens des forces supplétives, les harkis et leurs familles », et reconnaît, après Jacques Chirac, que la France n’a pas su les sauver, ni toujours bien accueillir les survivants. L’article Ier de la loi déclare « qu’il est temps de reconnaître que cette uvre collective réalisée en Afrique du Nord et sur les autres continents a été niée ou ignorée ». Les cinq autres articles instituent toute une série de mesures de réparation à la fois morale et financière qui ajoutent 1 milliard d’euros aux quelque 14 milliards des précédentes lois d’indemnisation et dont le détail alimentera l’essentiel des discussions parlementaires.

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Juin 2004 À la commission des affaires culturelles, le rapporteur UMP Christian Kert se félicite que, pour la première fois, un projet de loi aborde les problèmes de 1 600 000 rapatriés, aussi bien du point de vue du droit à l’indemnisation – 400 000 ont été dépossédés de tout ou partie de leur patrimoine – que de la politique de la mémoire. Plus que d’avantages matériels, ils ont d’abord besoin de voir inscrire leur uvre dans les tables de la loi. Or beaucoup se plaignent des déformations que les grands médias nationaux font parfois subir à l’Histoire. La présence française en Algérie se résume bien souvent à l’épisode de la guerre d’indépendance, elle-même réduite à n’être traitée que sous l’angle des pires atrocités, et notamment de la torture. Plus largement, Christian Kert redoute que « l’image du colon riche et arrogant vienne se substituer à une réalité plus prosaïque de nombreux Français vivant modestement en harmonie avec les populations autochtones ». Si l’État n’a pas à dire l’Histoire ni à favoriser une lecture des événements plutôt qu’une autre, il lui appartient, en revanche, de « mettre en place les éléments susceptibles d’en permettre une lecture sereine ».
Le rapporteur propose alors d’inscrire dans la loi que les programmes scolaires et de recherche universitaire accordent à l’histoire de la France d’outre-mer « une place significative », formule qui deviendra « la place qu’elle mérite ». Les autres amendements à cet article clé sont repoussés, mais ce n’est que partie remise. Tout va basculer en séance.

11 juin 2004 « Rendre justice à la beauté et à la grandeur de ce que nos compatriotes ont bâti hors de métropole. » Le ton est donné dès le début de la discussion générale du projet au Palais-Bourbon, et il est donné par le ministre délégué aux Anciens Combattants lui-même, Hamlaoui Mekachera. Le temps est venu, dit-il, d’exprimer par une loi « de portée historique » la gratitude nationale. « Sans nous substituer aux historiens », ajoute le ministre, tout en précisant que le gouvernement reste sur ce point épineux très ouvert à la discussion. Précaution inutile. Pour la défense de tous les anciens de l’empire colonial, de l’Afrique aux Antilles et jusqu’en Indochine, les députés sont unanimes. Le groupe socialiste critique, certes, l’insuffisance des crédits d’indemnisation. S’il juge « louable » l’intention de réhabiliter l’uvre de la France outre-mer, il estime qu’il faut aller plus loin : une commission parlementaire d’enquête doit établir la responsabilité de l’État dans tous les massacres, enlèvements, tortures, exécutions, commis en Algérie après les accords d’Évian et qui ont fait plus de morts en quelques mois que pendant toute la guerre d’indépendance. Chirac n’a-t-il pas donné l’exemple du devoir de vérité qu’il assigne à l’État en reconnaissant la responsabilité du régime de Vichy dans l’extermination des Juifs ?
Le ministre dispose, pour repousser la commission d’enquête, d’un argument efficace avec la création de la Fondation de la mémoire, annoncée par Jean-Pierre Raffarin et qui sera elle aussi unanimement approuvée. C’est à elle qu’incombera la recherche des responsabilités grâce à un « réel travail historique ». Sur la question, en revanche, autrement plus sensible de l’enseignement de cette mémoire, le ministre va être rapidement dépassé. On lui retourne l’intitulé de sa propre loi. Vous nous proposez « la reconnaissance ». Elle passe par la connaissance. Il faut dire à nos enfants dans nos écoles qu’une grande uvre a été accomplie par la plus grande France d’outre-mer et qu’elle mérite le respect. Une France qui n’était pas colonialiste, mais colonisatrice, ainsi qu’en témoignent aujourd’hui les quelque cinquante États qui en perpétuent les valeurs dans la Francophonie. Le temps de la mauvaise conscience et de la repentance à quatre sous est terminé.
On approuve le rapporteur Christian Kert, pour qui la loi de réparation doit être « pédagogique ». Le ministre tente un nouveau recours à la Fondation. « Là est la vraie réponse. » En vain conclut-il que le pragmatisme est préférable aux effets d’annonce. L’offensive reprend de plus belle avec la discussion du premier article de la loi. Elle se focalise aussitôt sur l’amendement voté en commission pour accorder à l’histoire de la France d’outre-mer la place qu’elle mérite. Christian Vanneste critique la formule. Sa généralité convient parfaitement à la liberté des recherches universitaires. Mais elle est insuffisante pour l’élaboration des programmes scolaires. Il défend alors un sous-amendement n° 59, qui contient en quelques mots tous les éléments de la crise future : « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la France outre-mer, notamment en Afrique du Nord. » Interrogé par le président de séance, sur l’avis du gouvernement, le ministre répond qu’il s’en remet à la sagesse de l’Assemblée. Le sous-amendement est adopté à l’unanimité des mains levées.

16 décembre 2004 Approuvé en quelques minutes, le nouveau texte passe en une poignée de secondes au Sénat. Aussitôt lu par le président de séance, aussitôt entériné. Sans débat ni vote. Lors de la discussion générale, le ministre avait remplacé « bilan positif » par « une place plus importante », mais personne n’y avait fait attention. Seule la représentante communiste avait dénoncé la métamorphose d’une loi d’indemnisation en une « banalisation des guerres coloniales » et un « hymne à la présence prétendument civilisatrice de la France ».

10 février 2005 La deuxième lecture du projet à l’Assemblée nationale s’annonce dès lors comme une formalité. Le ministre Mekachera tient cependant à féliciter les députés d’avoir « considérablement enrichi » le texte gouvernemental. Le sous-amendement Vanneste échappe à la discussion. Il inspirera néanmoins une ultime apologie du porte-parole UMP Michel Diefenbacher : « Jamais le législateur n’avait pris position aussi clairement sur le sens à donner à l’histoire de la colonisation, sur le rôle positif joué par la présence française outre-mer, sur l’engagement solennel de transmettre la connaissance exacte de ces pages de notre histoire loin de la caricature qui a été longtemps celle du dénigrement systématique dans les programmes scolaires. »
Jamais, en effet ! La loi n° 1499 part pour le Journal officiel avec un détonateur invisible dans ses pages. Mais par un étrange effet retard, il faudra plusieurs mois pour que la gauche s’en avise et que le pouvoir s’en inquiète.

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25 mars 2005 La première fronde éclate chez les historiens. Elle est menée par trois universitaires, Claude Liauzu, Gilbert Meynier et Gérard Noiriel, qui lancent dans Le Monde un appel à tous les enseignants : « Colonisation : non à l’enseignement d’une histoire officielle. »

29 juin 2005 En Algérie, c’est un coup de tonnerre qui éclate. Le président Abdelaziz Bouteflika dénonce à Tlemcen « la cécité mentale, le révisionnisme, le négationnisme » de la loi, accusée par le FLN de consacrer « une vision rétrograde de l’Histoire ». Le 2 juillet, à Alger, le président renchérit en demandant « comment un Parlement peut glorifier une puissance coloniale coupable de massacres contre un peuple tout entier et prétendre que cette présence a rendu service aux peuples colonisés ». Pour l’ensemble de la presse algérienne, il est clair que le traité d’amitié franco-algérien ne sera pas signé dans l’année.

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15 octobre 2005 La révolte des historiens s’amplifie. Aux Rendez-vous de l’histoire de Blois, plusieurs milliers de chercheurs et d’enseignants demandent au ministre de l’Éducation « d’intervenir pour faire abroger l’article litigieux de la loi du 23 février ». Ils annoncent que les 57 000 professeurs d’histoire refuseront de l’appliquer.

16 octobre 2005 Gilles de Robien déclare que la loi du 23 février « n’implique aucune modification des programmes actuels d’histoire, qui permettent d’aborder le thème de la présence française outre-mer dans tous ses aspects et tous ses éclairages ». Le ministre de l’Éducation se défend de vouloir imposer « l’enseignement d’une histoire officielle ».

29 novembre 2005 Révision déchirante à gauche. Conscients de la gravité d’une crise qu’eux non plus n’avaient pas vu venir, les socialistes déposent sur le bureau de l’Assemblée une proposition de loi visant à l’abrogation de l’article incriminé. Ils en obtiennent l’examen avec une promptitude qui en dit long sur le revirement des esprits, y compris dans les nouvelles équipes gouvernementales. Le rapporteur, Bernard Derosier, s’efforce de convaincre ses collègues que l’Histoire n’est pas une somme de faits positifs ou négatifs, et de les mettre en garde contre « la concurrence des victimes et des mémoires ». Belle formule, mais toute la suite des débats ne fera qu’exacerber les manichéismes. Pour les uns, la colonisation a commencé comme une conquête militaire et s’est poursuivie comme une exploitation capitaliste. Elle a multiplié les inégalités, les humiliations, les exactions et les répressions. Elle a méconnu les ethnies pour tracer des frontières artificielles qui expliquent aujourd’hui encore l’instabilité de plusieurs pays d’Afrique. Elle signifie dans tout son passé « les travaux forcés, l’esclavage, le sang, les larmes et les morts ».
Refusant « l’autoflagellation », les autres invoquent les constructions de routes, de ponts, d’écoles et d’hôpitaux, le développement des cultures et de l’exploitation minière, l’organisation administrative et l’alphabétisation, la découverte par les médecins militaires des vaccins qui ont enrayé les épidémies. Quant à l’Algérie, dont le président vient se faire soigner à Paris – « ce qui est tout de même un bel hommage au colonisateur » -, que serait-elle devenue sans la France ?
Un troisième groupe tente en vain de concilier les antagonismes au nom d’une vision équilibrée de l’Histoire. Ni repentance ni célébration. Mais au moment du vote, la synthèse se révèle impossible. La gauche retourne en bloc à l’opposition, grossie d’une partie des députés de l’UDF (centre). La droite refuse un reniement de circonstance qui la discréditerait aux yeux des rapatriés. Le ministre ne songe d’ailleurs pas à le lui demander. Le gouvernement s’en était remis en première lecture à la sagesse des députés. Il s’en tient aujourd’hui à leurs débats comme à leurs votes. L’abrogation est rejetée par 139 voix contre 94.
Les sonneries électriques qui rythment les travaux du Palais-Bourbon sonnent la fin de la partie pour les élus. Mais sans qu’ils s’en doutent encore, tout a changé dans les coulisses du pouvoir où le diplomate Dominique de Villepin a remplacé à Matignon l’accommodant Jean-Pierre Raffarin, accusé de s’être laissé déborder par une partie de sa majorité. Chirac ne peut accepter qu’une initiative inopportune compromette sa politique francophone, réveille les agitations dormantes aux Antilles, ruine surtout des années d’efforts pour le rapprochement franco-algérien. Que resterait-il du projet de traité d’amitié entre les deux pays si l’Assemblée algérienne votait, par représailles, une loi de dénonciation des « crimes » de la colonisation française stigmatisée par le président Bouteflika à Tlemcen ? La contre-offensive s’organise à partir de l’Élysée même, au nom de l’argument tardivement découvert, mais inlassablement répété, que ce n’est pas aux politiques d’écrire l’Histoire. Reste la difficulté, et le paradoxe, de réécrire le funeste amendement, quatre fois légitimé par les élus. Tout le monde s’emploie à la gageure, à commencer par le chef de l’État.

3 décembre 2005 Jacques Chirac charge le président de l’Assemblée d’une « mission pluraliste » pour « évaluer l’action du Parlement dans le domaine de la mémoire ». Il lui donne trois mois pour remettre son rapport. Jean-Louis Debré s’adresse à son tour à l’ensemble des groupes politiques pour leur demander leur aide. Quatre-vingt-dix jours de réflexion et de consultations permettront-ils de changer cinq lignes ?

11 décembre 2005 Nicolas Sarkozy déplore qu’« on assiste chez certains individus, et parfois même au sein de l’État, à une tendance irrépressible à la repentance systématique ». Il charge toutefois l’avocat Arno Klarsfeld, le fils de Serge Klarsfeld, grand défenseur des victimes de l’Holocauste, d’un « travail approfondi sur la loi, l’Histoire et le devoir de mémoire ».
Il faut bientôt se rendre à l’évidence. Malgré les ressources de la langue réputée la plus subtile du monde, le malencontreux paragraphe n’est toujours pas réécrit. Après onze mois de polémiques en France et de manifestations outre-mer, Jean-Louis Debré décide d’appliquer la solution miracle soufflée à Jacques Chirac par le président du Conseil constitutionnel Pierre Mazeaud : l’article sera déclassé, un décret suffira à l’effacer pour toujours. À gauche, Dominique Strauss-Kahn fustige « un tour de passe-passe inacceptable ». Mais qui est aussitôt accepté en signe d’apaisement général. Premiers dans la révolte, les historiens contestataires ne sont pas les derniers à se féliciter d’une « décision importante et décisive ».

30 janvier 2006 Cinq jours après avoir annoncé l’abolition de l’article sur le « rôle positif » de la colonisation, Chirac fixe au 10 mai la journée commémorative de l’abolition de l’esclavage. Dans le rapprochement des mots et des gestes se réalise la conciliation des mémoires. Si fort soit le symbole au-delà des calculs politiciens, le président en souligne la signification pour l’Histoire et la nation prises ensemble à témoin : « La grandeur d’un pays est d’assumer tout entier son histoire avec ses pages glorieuses, mais aussi sa part d’ombre. » Les gloires et les ombres. Ainsi s’expliquait, et s’achevait, le fiasco du « bilan positif ».

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