Condi Rice, tigresse de papier

Du Caire à Riyad en passant par Abou Dhabi, ?la secrétaire d’État américaine a battu le rappel de pays alliés pour faire échec ?à toute une série d’« ennemis ». Une démarche aussi déraisonnable que vaine.

Publié le 28 février 2006 Lecture : 6 minutes.

Quels sont les objectifs de la politique américaine au Moyen-Orient ? Une personne raisonnable imaginerait que les États-Unis aimeraient stabiliser cette région troublée, résoudre les conflits qui la déchirent, se faire des amis parmi les Arabes et les musulmans, assurer une livraison ininterrompue de pétrole à des prix raisonnables et tenir en respect l’extrémisme islamiste. Si ce sont là les objectifs de l’Amérique, la secrétaire d’État Condoleezza Rice s’est embarquée dans une politique qui semble mener dans une tout autre direction.
La semaine dernière, elle s’est rendue au Caire, à Riyad et à Abou Dhabi afin de battre le rappel d’un groupe d’amis pour sa campagne contre toute une série d’ennemis : l’Iran, la Syrie, le Hezbollah au Liban et le mouvement islamiste palestinien Hamas, qui a remporté une victoire écrasante aux élections palestiniennes du 25 janvier, et qui est en train de former un gouvernement. Elle a publiquement déclaré son hostilité à ces pays et à ces organisations, et semble décidée à les mettre à genoux. À l’évidence, cela ne semble ni raisonnable ni réalisable.
L’Iran et son programme nucléaire restent la principale cible de l’hostilité de Rice. Avant d’entamer son voyage, elle a qualifié le gouvernement iranien de « Banque centrale du terrorisme et de défi stratégique pour les États-Unis ». À la Commission des affaires étrangères du Sénat, elle a déclaré que « les États-Unis s’opposeront activement à la politique de ce régime iranien »
L’administration Bush a demandé au Congrès 75 millions de dollars pour créer une station de télévision en persan sous tutelle américaine, afin d’attaquer le régime iranien de l’intérieur et d’aider les dissidents et les autres opposants. Le projet fait penser à l’Iraq Liberation Act, signé par le président Bill Clinton en 1998, qui préfigurait la catastrophique invasion de 2003. Au grand dam de Damas, 5 autres millions ont été prévus pour les opposants au régime syrien. En Iran comme en Syrie, les États-Unis semblent s’orienter vers une politique de « changement de régime ». En dépit des démentis, les États-Unis préparent de toute évidence avec Israël le boycottage financier et diplomatique du Hamas. Dans un entretien avec des journalistes arabes, Rice a invité les gouvernements du Moyen-Orient à ne pas donner d’argent à un gouvernement palestinien dirigé par le Hamas.
Ces intentions agressives semblent certaines d’exacerber les conflits locaux, de déstabiliser la région, de susciter encore plus de haine de l’Amérique chez les Arabes et les musulmans et de faire le bonheur des islamistes. Il est triste de voir une grande puissance patauger de la sorte, comme si elle oubliait les conséquences de sa politique. Bien que Rice ne s’en rende peut-être pas compte, sa mission est vouée à l’échec. Elle n’obtiendra pas ce qu’elle cherche, parce que, quoi qu’ils lui disent, les dirigeants de l’Égypte, de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis ne veulent pas en découdre avec l’Iran, ni déstabiliser le régime syrien. Et ils ne peuvent certainement pas se permettre de se ranger publiquement aux côtés des États-Unis, ni contre le Hezbollah, ni contre le Hamas, qui l’un et l’autre jouissent d’un soutien populaire dans le monde arabe. Les dirigeants arabes ayant tendance à être trop polis, il est peu probable qu’ils expliquent à Rice que la politique américaine dans la région – en particulier la désastreuse guerre d’Irak et le soutien apporté à l’oppression des Palestiniens par Israël – est profondément erronée et qu’il faudrait en changer de toute urgence.
Personne ne semble savoir quelles sont les idées de Rice elle-même sur le Moyen-Orient, et si elle en a. La plupart du temps, elle semble répéter celles des autres. Elle a indiqué parfois qu’Israël ne devait pas s’emparer de manière unilatérale de terres palestiniennes, mais ses propos n’ont jamais été suivis d’un semblant d’action. Tout au contraire, elle semble à présent avoir adopté le point de vue de l’État hébreu à la fois sur l’Iran et sur le Hamas. Pendant sa tournée, elle a dit et répété que le Hamas devait renoncer à la violence et reconnaître le droit à l’existence d’Israël. Elle n’a fait aucune mention de la trêve que le mouvement palestinien observe depuis près d’un an, ni de la trêve à durée indéterminée qu’il a proposée à Israël. Elle n’a pas non plus demandé que Tel-Aviv reconnaisse les droits nationaux palestiniens et cesse de tuer des Palestiniens. La semaine dernière encore, les militaires israéliens ont abattu cinq Palestiniens, dont deux adolescents de 17 ans qui lançaient des pierres et en ont blessé une vingtaine d’autres. Si l’on veut que la non-violence et le respect de l’autre aient un sens, il faut qu’ils soient réciproques. D’après ce qui se dit à Washington, on peut penser que, au moins sur les problèmes du Moyen-Orient, Rice a été doublée par les « likoudniks » de l’administration Bush, et notamment par Eliott Abrams, en charge du Moyen-Orient au Conseil de sécurité nationale, et par John Hannah et David Wurmser, respectivement conseiller à la sécurité nationale et principal conseiller sur les affaires du Moyen-Orient du vice-président Dick Cheney.
Ces personnalités bien placées sont évidemment persuadées qu’il est de l’intérêt d’Israël d’obtenir que le Hamas soit privé d’argent, isolé internationalement et mis hors course avant même d’avoir eu la possibilité de former un gouvernement. C’est une politique à courte vue. Si l’État hébreu refuse de négocier avec le Hamas – qui a la légitimité et l’appui populaire permettant de faire appliquer un accord -, il risque fort, par la suite, de trouver en face de lui un ennemi beaucoup plus violent sur le modèle al-Qaïda.
Jamais la politique américaine au Moyen-Orient n’a été à ce point marquée par l’empreinte israélienne – une orientation qui n’arrange pas la réputation de Rice et qui ternit encore davantage l’image peu flatteuse de l’Amérique auprès des Arabes et des musulmans. Lorsque Ehoud Olmert, Premier ministre d’Israël par intérim, a décidé de geler le transfert à l’Autorité palestinienne de quelque 50 millions de dollars mensuels de taxes et de droits de douane – de l’argent palestinien illégalement bloqué -, Rice est restée silencieuse. De façon scandaleuse, le département d’État a déclaré qu’il n’avait aucun commentaire à faire sur la décision israélienne.
La seule voix américaine éminente qui se soit élevée contre la politique de Rice est celle de l’ex-président Jimmy Carter, qui, le mois dernier, a dirigé une équipe d’observateurs chargée de surveiller les élections au Conseil législatif palestinien. Dans un article publié le 20 février par le Washington Post, Carter a conseillé fortement aux États-Unis et à Israël de ne pas empêcher la formation d’un gouvernement du Hamas. « Toute collusion tacite ou officielle entre les deux puissances [États-Unis et Israël] visant à bloquer le processus en punissant le peuple palestinien aurait, écrit-il, des conséquences catastrophiques. » Certains commentateurs ont prétendu que la victoire du Hamas avait fait reculer la cause de la paix. Carter réplique que « l’élection des candidats du Hamas ne pouvait pas nuire à d’authentiques négociations de paix, puisqu’il n’y a pas eu de vraies négociations de paix depuis plus de cinq ans ». Il réaffirme qu’« un accord négocié est la seule approche possible d’une solution de deux États, qui apporte la paix à Israël et la justice aux Palestiniens ».
Carter regrette toujours que l’accord qu’il a supervisé à Camp David, en 1978, entre Menahem Begin et Anouar el-Sadate n’ait pas été suivi d’une paix durable. Il garde l’espoir d’un règlement global du conflit. Et souligne que punir le Hamas n’aura pour résultat que « d’aliéner davantage des Palestiniens déjà opprimés et innocents, d’inciter à la violence et d’accroître l’estime intérieure et internationale dont jouit le Hamas. Ce n’est certainement pas une façon d’encourager le Hamas à modérer sa politique ».
C’est la voix de la raison. Mais rien n’indique qu’un Israël expansionniste et ses amis américains y aient prêté l’oreille. Condoleezza Rice est relativement novice en matière de politique moyen-orientale. Elle s’est laissé entraîner dans une bataille qu’elle ne peut gagner contre les forces islamistes et nationalistes, à la fois arabes et iraniennes. De toute façon, on ne sait pas trop quelle influence elle a sur l’orientation de la politique américaine dans cette région vitale.

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