Y a-t-il un Wade face à Wade ?

Entre ceux de ses opposants qui ont rallié son camp et les autres qui hésitent à l’affronter avec les armes qu’il avait lui-même utilisées contre Abdou Diouf, le chef de l’État semble ne pas avoir encore trouvé un adversaire à sa mesure.

Publié le 3 janvier 2005 Lecture : 7 minutes.

Après plusieurs mois où il a laissé l’opposition réclamer son départ dans le cadre d’une Initiative pour la démission de Wade (Idewa), le chef de l’État sénégalais a sifflé la fin de la récréation. Dans une véritable démonstration de force, il a rassemblé des dizaines de milliers de ses partisans à M’Backé, la ville voisine de Touba, capitale de la puissante confrérie des Mourides, le 11 décembre. Dénommée « le meeting du siècle », la manifestation a été montée comme une grande opération de communication et de marketing. Le chef de l’État a rencontré le calife général des Mourides avant d’intervenir au meeting, le tout sous l’oeil de nombreuses télévisions internationales spécialement invitées (Al-Jazira notamment). Une façon pour le numéro un sénégalais de montrer à la communauté internationale que son « peuple » et ses guides religieux restent attachés à lui, en dépit de l’agitation d’une opposition qui réclame son départ.
Ainsi est Abdoulaye Wade, une bête de communication doublée d’un animal politique.
Léopold Sédar Senghor, qui l’a dénommé Ndiombor (« Lièvre », en wolof), par allusion à la ruse légendaire de l’animal chantée dans les contes du terroir, ne s’y est pas trompé. Wade est un politique au sens où l’entendait Machiavel, qui manoeuvre, orchestre, anticipe, agite, manipule… Le président du Sénégal depuis le 19 mars 2000 est un homme à l’expérience éprouvée, aguerri par vingt-six ans de galères et de chicaneries dans l’opposition.
La verve de cet ancien avocat des barreaux de Grenoble et de Dakar, juriste et économiste, a fini par ravager le régime du Parti socialiste aux commandes du Sénégal de 1960 à 2000. Percutant, populiste, imprévisible, roublard, provocateur, spontané, nerveux, le pape du sopi (« changement », en wolof : credo de la lutte de son parti pour le pouvoir) a fini, après quatre échecs électoraux, à avoir à l’usure Abdou Diouf, le commis de l’administration peu expansif, façonné à la tâche par l’État-Senghor.
Qui triomphera d’Abdoulaye Wade ? L’opposition actuelle peut-elle l’inquiéter comme lui n’a cessé de donner du grain à moudre à Diouf ? Opposant dans un pays stable, où les droits de l’homme ont toujours été moins vampirisés qu’ailleurs, et où des élections régulières se tenaient alors que l’Afrique vivait l’ère du parti unique, Wade a réussi à installer le Sénégal dans une sensation permanente de crise. Expert dans l’art de créer l’événement, il orchestrait marches et meetings, lançait des idées, instaurait une ambiance pour perturber le sommeil du pouvoir socialiste. Son secret ? Un sens aigu de la formule qui fait mal. « Que les chômeurs lèvent le doigt ! » lançait-il à la foule au cours de ses meetings, pour voir des milliers de bras fuser en l’air.
Quand la mobilisation des militants « sopistes » s’essoufflait, ou lorsqu’il sortait affaibli de prison, Wade négociait, entrait dans le gouvernement de Diouf pour se refaire une santé, puis en sortait avec fracas, de préférence à la veille d’échéances électorales.
Aujourd’hui au pouvoir, l’ex-opposant n’a pas en face de lui un… Wade.
Le leader de l’Alliance des forces de progrès (AFP), Moustapha Niasse, son Premier ministre d’avril 2000 à mars 2001, l’homme avec qui il a formé une coalition au second tour pour battre Abdou Diouf, n’en est pas un. Par son tempérament comme par son parcours de grand commis de l’État sous Senghor puis sous Diouf, Niasse est peu doué en agit-prop. Homme de dossiers, doté d’une bonne culture administrative, il n’a pas ce magnétisme des harangueurs qui conquièrent les foules. Abdoulaye Wade l’a poussé à la sortie en mars 2001, utilisant Idrissa Seck pour l’acculer, le faire sortir de ses gonds, et justifier ainsi son limogeage du premier gouvernement post-alternance. Cette nouvelle rupture, ajoutée au coup de poing décoché à Djibo Kâ le 19 septembre 1984 (qui valut à Niasse d’être limogé du gouvernement), et le divorce d’avec Diouf en 1999 ont fini par donner tout son contenu au surnom Battling Niasse (en référence au champion de boxe Battling Siki), par lequel un journal satirique dakarois désigne le patron de l’AFP. Wade, lui, donne l’impression d’être rétif à tout règlement de comptes, faisant montre de pardon et d’une grande capacité d’oubli. Le chef de l’État sénégalais est aujourd’hui entouré d’anciens matelots qui l’avaient quitté dans des conditions déchirantes (Ousmane Ngom, Serigne Diop…) et d’anciens adversaires politiques (tel Mbaye Jacques Diop, dont les sbires se sont violemment affrontés au cortège du sopi entre les deux tours de la présidentielle de 2000).
Cette grande capacité d’encaisser se retrouve chez Ousmane Tanor Dieng, 56 ans, héritier du PS après le départ de Diouf. « Mais où trouves-tu la force pour continuer le combat, malgré les coups que tu reçois tous les jours ? » lui a un jour lancé le chef de l’État qui ne fait pas mystère de l’affection qu’il lui porte. Après la brutalité de la défaite, Tanor a en effet été accablé de toutes parts par des militants et responsables de son parti qui lui imputaient la perte du pouvoir et réclamaient sa tête, mais aussi par la « transhumance » massive d’éléphants du PS (Abdoulaye Diack, Assane Diagne, Mbaye Jacques Diop…) vers les prairies présidentielles.
Mais, « têtu comme un Sérère » (l’expression est de lui), Tanor a tenu le gouvernail du PS pour lui faire traverser la tempête et en faire le principal parti d’opposition parlementaire aux législatives d’avril 2001. Peut-il prétendre pour autant être calife à la place de Wade en 2007 ? Ousmane Tanor Dieng s’est certes bonifié après 2000, montrant aux Sénégalais un visage de républicain, d’opposant modéré qui tranche avec son ancienne image de tout-puissant et arrogant « dauphin » de Diouf. Mais ce fin connaisseur de la gestion de l’État a un discours trop technique, trop policé et trop intellectuel pour accrocher en dehors des couches instruites des villes. Et sa machine à gagner des élections a pris quelques grains de sable. En même temps que le pouvoir, le PS a perdu ses barons, sa capacité de mobilisation et ses moyens. Les quarante-trois personnes qui faisaient fonctionner son siège ont été « libérées », et ses quelque quarante 4×4 double cabine sont… en panne.
Comme ses lieutenants (Robert Sagna, Khalifa Sall, Aminata Mbengue Ndiaye…), Ousmane Tanor Dieng peut faire mal dans le débat, face à l’équipe au pouvoir. Mais il ne représente pas encore, dans les villes et les villages du pays, « un danger électoral » pour Wade.
Amath Dansokho l’est encore moins. Le patron du Parti de l’indépendance et du travail (PIT), initiateur de l’Idewa, est à la tête d’une formation politique qui pèse un député à l’Assemblée nationale. Mais sa capacité de nuisance est infiniment plus grande que son poids électoral. Homme de réseaux, connecté aux milieux de gauche, adulé par la presse sénégalaise et ayant prise sur les dirigeants des principaux syndicats du pays, Dansokho a un impact sur l’équilibre du pays. Réputé honnête et patriote (il a marqué ses désaccords sur la gestion du pays au point d’être exclu du gouvernement de Diouf, en 1995, puis de celui de Wade, en 2001), il ne se fait toutefois aucune illusion et reconnaît, en privé, ne pas pouvoir accéder à la tête de l’État par les urnes.
Le leader du PIT peut toutefois contribuer à façonner l’opinion publique et participer à des coalitions qui gagnent, tel le Front pour l’alternance (FAL) qui a porté Wade au pouvoir.
À l’instar de Dansokho, Talla Sylla, le benjamin de la classe politique sénégalaise, est plus un phénomène médiatique qu’un « brasseur de voix ». Ce trouble-fête iconoclaste, musicien occasionnel (il a sorti quatre cassettes audio de chansons, sévères réquisitoires contre Abdoulaye Wade et son régime), gêne. Au point d’être tabassé au marteau dans la nuit du 5 au 6 octobre 2003, alors qu’il sortait d’un restaurant dakarois. L’agression a créé un large élan de sympathie et de compassion à l’égard de l’opposant, dont l’étoffe était auparavant purement symbolique. Comme dans une tragédie romaine, Sylla est une création de Wade qui s’est retournée contre lui. Formé par le « père » de 1988 à 1996, il a adopté ses méthodes. Le morceau à succès « Ablaye abalniou » (« Ablaye, débarrasse le plancher ! », en wolof) a autant fait mal à Wade que l’expression « Monsieur Forage et Madame Moulin », par laquelle celui-ci caricaturait l’ex-couple présidentiel, a mécontenté Diouf.
L’actuel chef de l’État, qui ne souffrirait pas l’hostilité de deux Talla Sylla, a phagocyté l’autre « tueur » de la scène politique sénégalaise, Djibo Kâ, devenu ministre d’État chargé de l’Économie maritime en avril 2004. Le débauchage du leader de l’Union pour le renouveau démocratique (URD) a porté au Cadre permanent de concertation de l’opposition (CPC, regroupement des partis opposés à la mouvance présidentielle) un coup dont il a jusqu’ici du mal à se relever. Comme pour occuper l’espace de contestation laissé vacant par le CPC, Abdoulaye Bathily, leader de la Ligue démocratique/ Mouvement pour le parti du travail (LD/MPT, une formation qui siège au gouvernement), donne de la voix, marque sa « différence » de manière à faire grincer des dents au palais, qui perd parfois son calme pour porter la réplique à « l’allié déloyal ».
Surpassant les uns et neutralisant les autres, Abdoulaye Wade ne rencontre pas une contestation à la hauteur de celle qu’il opposait au défunt régime socialiste. Dernier des Mohicans, ne faisant face à aucun leader qui ait sa légitimité historique, le chef de l’État sénégalais a pour adversaire… lui-même. Beaucoup de Sénégalais ne comprennent pas ses improvisations, ses nombreux voyages qui le tiennent loin du pays et de ses problèmes. Mais aussi sa passivité devant les nombreux courants qui divisent son parti et dispersent son électorat. La guéguerre entre les pro-Wade et les pro-Idy (surnom d’Idrissa Seck, ex-Premier ministre et homme de confiance dont le chef de l’État s’est séparé en avril 2004) a fait plus de mal au camp présidentiel qu’aucune opposition ne pourrait lui en causer. Nul doute que le père de famille remettra de l’ordre dans la maison avant les échéances législatives de 2006 et présidentielle de 2007.

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