Une autre Amérique

Lors d’un récent voyage aux États-Unis, notre collaborateur Gilles Clavel a relevé de nombreux décalages entre les réalités, notamment sociales, de ce pays et l’idée souvent fort négative qu’on peut s’en faire en Europe.

Publié le 4 janvier 2005 Lecture : 10 minutes.

Voilà trente-quatre ans que je ne suis pas allé aux États-Unis. Mes souvenirs se sont
effacés les uns après les autres : dans l’avion qui m’amène à New York, je n’ai d’autres images de ce pays que celles que l’on se forge en France, à travers les reportages et les commentaires des médias ou les discussions de coin de table. Sur ce vol Delta Airlines, on nous distribue très tôt des imprimés à remplir pour les formalités de débarquement. À
plusieurs reprises, la voix de la responsable de cabine signale qu’il importe de s’acquitter scrupuleusement de cette tâche, sous peine d’être retenu aux contrôles. Les formulaires l’indiquent eux-mêmes : aucune rature n’est tolérée, et toute déclaration
incorrecte peut entraîner une interdiction définitive d’accès au territoire des États-Unis. Instruit des rumeurs qui courent sur l’obsession sécuritaire des autorités américaines, je m’applique à bien compléter les documents. Est-ce l’inquiétude suscitée
par ces mises en garde répétées : à deux reprises, j’inscris ma réponse au mauvais endroit, ce qui m’amène à remplir le même formulaire trois fois de suite ! Et ce n’est pas sans une certaine appréhension qu’à l’arrivée je suis les instructions et je me
dirige vers le contrôle des entrants. Surprise : tout se passe bien. Un nombre de guichets adapté à la quantité de voyageurs évite les files d’attente, des policiers précis et courtois se livrent à un contrôle approfondi, mais rapide. Ils utilisent largement l’informatique, sans doute pour vérifier l’identité de chaque passager, mais aussi pour numériser les pages de son passeport et les transférer vers une banque de données.
Dès ce premier contact, je constate un décalage entre cette réalité et l’idée que l’on se fait en Europe des services de sécurité américains. On stigmatise leurs abus : les conditions de détention illégales des prisonniers de Guantánamo, les menaces que le
Patriot Act fait peser sur les libertés individuelles, les erreurs judiciaires Le moindre incident est monté en épingle pour provoquer l’indignation du lecteur, comme l’arrestation de ce pilote d’Air France, auteur d’une mauvaise plaisanterie (« J’ai une bombe dans mes chaussures ») ou, plus récemment, l’interdiction du territoire américain à Yusuf Islam (alias Cat Stevens, l’ancien chanteur). Tout ce tapage médiatique semble n’avoir qu’un but : désigner un grand méchant.
Le résultat de l’élection présidentielle américaine n’a pas suffi à modifier cet esprit partisan. Pourtant, au lieu de nous lamenter sur la victoire de George Bush, nous
devrions chercher à comprendre pourquoi elle s’est plus nettement affirmée en 2004 qu’il y a quatre ans. Si nous, Européens, souhaitons que le point de vue américain se rapproche du nôtre, commençons par l’étudier au lieu de le vilipender. Dans un différend, le mépris affiché par l’un n’est jamais la meilleure attitude pour amener l’autre à composer.

Le melting-pot. Dans ce bureau de poste de Los Angeles où je m’apprête à envoyer un colis en France, un comptoir proche de l’entrée permet aux clients de payer les enveloppes,
étiquettes, papier à lettres, etc., vendus en libre-service. Comme je souhaite m’enquérir des formalités d’expédition pour l’étranger, je pose mon encombrant carton à côté du
présentoir et me dirige vers la préposée à l’accueil, une Noire d’une quarantaine d’années qui renseigne un client. Je m’arrête derrière lui.
Sans le savoir, je viens de commettre deux erreurs impardonnables : je n’ai pas respecté la ligne de courtoisie (que je n’avais pas remarquée) derrière laquelle j’aurais dû attendre mon tour et, surtout, j’ai abandonné mon paquet, devenu de ce fait un colis
suspect. La postière délaisse immédiatement son client pour me remettre à ma place, sans ménagement. En bonne Américaine, elle est là pour faire appliquer le règlement et elle ne se prive pas de me le dire d’un ton peu amène, refusant mes explications et mes excuses : elle n’est vraiment pas commode. Aux États-Unis, on ne plaisante pas avec le respect de l’ordre.
Quelques minutes plus tard, au même endroit, j’affranchis mon colis à un guichet desservi
par deux personnes, une employée expérimentée fort aimable et un stagiaire qu’elle dirige et conseille. La femme parle parfaitement l’anglais américain, mais vient d’Haïti : à mon grand étonnement, elle comprendra une question que je pose en français à ma femme. Le stagiaire, d’origine hispanique, n’est guère bavard : il semble surtout
soucieux de suivre les indications de la postière et de ne pas commettre d’erreur.
Dans ce bureau de poste, les personnes auxquelles j’ai eu affaire n’étaient pas toutes, loin s’en faut, d’origine anglo-saxonne. Déjà, avant d’arriver à Los Angeles, j’ai été
frappé par la diversité ethnique et raciale du peuple américain. Les Noirs, les Hispaniques (blancs ou noirs des Caraïbes), les Orientaux, les Asiatiques (de l’Inde au Japon en passant par les Philippines) sont nombreux, en particulier à l’Est (New York) et à l’Ouest (Californie), les deux principales portes d’entrée aux États-Unis. Mais, même d’immigration récente, ils se veulent d’abord Américains et font passer leur intégration,
leur promotion sociale, avant leur appartenance ethnique. Ils votent démocrate ou républicain, selon leurs convictions, qui, très vite, cessent de se rattacher à leurs origines.
En 2000, le dernier recensement a dénombré plus de 281 millions d’Américains, soit une forte augmentation (+ 13 %) par rapport à 1990. Une hausse essentiellement due à l’immigration, dont l’analyse montre le poids de plus en plus fort des minorités une évaluation du 1er juillet 2002 situe désormais les Hispaniques (38,8 millions) devant les
Noirs (38,3 millions).
De nombreux Européens devraient réactualiser leur appréciation sur la situation des minorités aux États-Unis. Depuis les années 1990, les Noirs reviennent dans les États du
Sud. Le programme Affirmative Action (traitement préférentiel des minorités) a entraîné l’émergence d’une classe moyenne africaine-américaine et permet à cette population d’accéder au plus haut niveau de la société. L’intégration de la communauté noire, plus ancienne, favorisée depuis plus longtemps par les programmes de promotion préférentielle,
place celle-ci avant la communauté hispanique dans l’échelle sociale. La composition de l’armée américaine reflète cette réalité : à sa tête, les officiers supérieurs noirs sont légion, et la présence du général Ricardo Sanchez (devenu, à 52 ans, le chef des forces américaines en Irak) ne saurait occulter le fait que les jeunes Hispaniques fournissent le gros des troupes de marines, d’où la fréquence de leurs noms sur la liste des tués en Irak.
Dans le domaine de l’intégration des immigrants, les États-Unis n’ont pas la même approche que la France. Destinée à traduire Affirmative Action, l’expression « discrimination positive » manifeste cette différence, dans la mesure où elle s’accompagne d’une connotation péjorative totalement absente de la forme américaine. En France, ce volontarisme politique s’oppose au principe de l’égalité républicaine, et les projets de réforme qui permettent à des élèves de banlieue d’intégrer Sciences-Po Paris, via une procédure de sélection distincte du concours habituel, rencontrent une forte hostilité.
Aux États-Unis, la plupart des gens sont persuadés de l’efficacité de ce genre de mesure. Ainsi, certains des Arabes-Américains en réclament l’application à leur communauté. Les
Hispaniques attendent de l’Affirmative Action un bénéfice identique à celui qu’en a retiré la communauté africaine-américaine.
Dans les recensements américains, chaque individu doit indiquer la catégorie raciale à laquelle il pense appartenir. Depuis le dernier recensement de 2000, les Américains
peuvent se ranger dans plusieurs catégories à la fois, et ils ont été sept millions à le
faire, préfigurant l’avènement d’une Amérique post-raciale qui mettrait fin au multiculturalisme. Même si cette perspective semble lointaine, l’augmentation des mariages
interraciaux va dans ce sens (1 sur 23 en 1990, 1 sur 15 en 2000). L’emblème de cette Amérique pourrait être le champion de golf Tiger Woods, métis de Noir, de Blanc, d’Indien
et d’Asiatique.

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La diversité américaine. À la variété des paysages répond une diversité plus grande encore
des domaines d’activité. Dans son livre Les États-Unis aujourd’hui (éd. Odile Jacob),
Guillaume Parmentier veut y voir un pays divisé « entre villes et banlieues, côtes et intérieur continental, Nord et Sud, Est et Ouest, démocrates et républicains, conservateurs et libéraux, religieux et laïques, pragmatiques et idéologues, pro-vie et pro-choix ». Division ou diversité ? Nous ne comprendrons les Américains que si, à l’inverse de ce que nous faisons trop souvent, nous refusons de ne voir qu’un côté des
choses. Il faut accepter l’idée que, dans ce pays, certaines vérités sont différentes des nôtres. Mais le sont-elles vraiment ? Quelques exemples, au hasard de mon voyage, m’avaient d’abord amené à le penser. Aujourd’hui, avec quelques semaines de recul, je n’en suis plus si sûr.

Religion et tolérance. Il n’est pas rare, dans les rues de New York, de croiser les pas d’un prédicateur. La plupart du temps, il prêche pour une des très nombreuses Églises
chrétiennes dénombrées aux États-Unis. Toujours équipé d’une abondante documentation
qu’il vous remet avec empressement, il déclame des discours propres à lui amener, du moins il l’espère, quelques fidèles et explique ce qui vous attend si vous ne vous rangez
pas à sa vision de Dieu. En l’écoutant, vous percevez vite ce que de tels propos recèlent d’autoritaire, voire d’inquiétant.
En allant assister à un service religieux dans une église protestante de Harlem, j’ai trouvé dans le sermon du pasteur le même genre d’excitation, proche du fanatisme. Ajoutez-y les arrière-pensées des chrétiens néoconservateurs qui rêvent de transposer leurs convictions personnelles dans la Constitution et, par exemple, de revenir sur la législation de l’avortement : vous pourriez facilement en déduire que les États-Unis
sont le pays de l’intolérance. Ce serait ignorer le pouvoir considérable des juges et de l’opinion publique. La grande diversité de la société américaine finit par imposer la tolérance à toutes ses composantes. C’est ainsi que, dans ce pays où l’on applique encore la peine de mort, treize États l’ont déjà abolie.

La loi et l’ordre. Ça bouchonne sur l’autoroute qui va de San Diego à Los Angeles. J’en profite pour découvrir les avantages de la voie « car-pool only », réservée aux véhicules qui transportent au moins deux passagers : on y roule plus vite et sans craindre ces brusques changements de file que les conducteurs américains ont l’habitude d’effectuer en
fonction de l’encombrement des voies. Le dispositif du « car-pool only » a été conçu pour inciter les automobilistes à pratiquer le covoiturage, et son non-respect est assorti
d’une forte amende. La menace ou le sens de la discipline font leur effet : les conducteurs qui s’engagent sur ces voies sont très rarement seuls.
Dans ce domaine, la vérité américaine est-elle différente de la nôtre ? Je l’avais d’abord pensé en me disant que, sur une autoroute française, une file « car-pool only »
serait très rapidement détournée de sa destination première. Et puis je me suis rappelé le
succès des radars automatiques, récemment mis en service : chez les Français comme chez
les Américains, la peur du gendarme peut induire l’acceptation de la discipline.

Ces anciens qui travaillent. Sur les lieux de travail, un autre phénomène m’a frappé : le mélange des générations. Dans les magasins, les restaurants, des plus de 50 ans s’activent
aux côtés de plus jeunes. On peut y voir un signe de cette précarité qui, à en croire les médias, règne aux États-Unis. Les vieux travaillent parce qu’ils n’ont pas de retraite ou une retraite insuffisante : triste résultat de l’économie libérale !
Une autre manière de voir dérive du constat que l’on peut faire en regardant travailler les personnes âgées. Certes, le travail occasionne chez eux plus de fatigue, mais on
sent le plaisir qu’ils éprouvent à participer encore à une activité, avec des collègues
de tous âges. Quand je les compare à ces préretraités que je connais, à ces vieux qui vivent déjà en marge de notre société, ces personnes dont on ne veut plus ou que l’on ignore, qui oublient leur solitude dans des activités du troisième âge, j’ai envie de renvoyer dos à dos ceux qui vilipendent la conception sociale des Américains et ceux qui
prônent un libéralisme économique pur et dur.

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Land of Plenty. (« Terre d’abondance ») est le titre du dernier film de Wim Wenders. Ce réalisateur allemand amoureux de l’Amérique y met face à face deux personnes, un homme mûr et une jeune femme, sa nièce, qu’il n’a pas revue depuis des années.
Paul est un vétéran du Vietnam, devenu paranoïaque de la sécurité. Il s’est installé à Los Angeles, dans une camionnette équipée de nombreux dispositifs de surveillance, et s’est lui-même défini une mission : lutter contre le terrorisme. De son véhicule où il passe ses journées, il observe tous les individus basanés qui passent à proximité, les soupçonnant d’être des ennemis en puissance.
La mère de Lana était la sur de Paul. Militante gauchiste des années 1970, elle est morte en Afrique des années auparavant. Lana, qui vivait avec son père en Palestine, vient de s’installer à Los Angeles et veut reprendre contact avec Paul. En arrivant, elle trouve un premier travail dans une association caritative où l’on nourrit et héberge les pauvres du quartier.
Le film montre un autre côté de l’Amérique, celui des plus démunis, celui des paumés démolis par la vie que chasse, à ses moments perdus, une jeunesse dorée ivre de sa force :
une nuit, un groupe commet un meurtre gratuit en tirant sur un Pakistanais. On peut voir ce film comme une dénonciation de cette Amérique que l’on reproche à Bush de développer
et considérer que le titre choisi par Wim Wenders est ironique : où est l’abondance dans
cette histoire ?
On peut aussi s’intéresser à la recherche de la vérité menée par Lana et Paul. À travers ce road movie qui, petit à petit, les rapproche, à travers ce dernier entretien au terme duquel Paul prend conscience de sa paranoïa, on comprend que Wim Wenders n’a rien perdu de sa passion pour les États-Unis. À travers Paul et Lana, il a voulu recoller deux morceaux d’un pays déchiré. Deux morceaux qui s’opposent et font toute la richesse de l’Amérique : voilà pour l’abondance.

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