Silence, on juge

Le procès en appel, qui s’est achevé le 3 décembre, n’a apporté aucune réponse convaincante à la question clé : la pompe à finances de la compagnie pétrolière a-t-elle été le distributeur à billets de la politique française ?

Publié le 3 janvier 2005 Lecture : 11 minutes.

Les fêtes de fin d’année seront rudes pour les condamnés de l’affaire Elf : Alfred Sirven, André Guelfi, André Tarallo et leurs coaccusés. Seul leur ancien patron, Loïk Le Floch-Prigent, parce qu’il a eu la décence, ou l’habileté, de ne pas faire appel de ses cinq ans de prison, est délivré aujourd’hui de l’angoisse d’une nouvelle détention. Tous les autres risquent une aggravation de peine réclamée par le réquisitoire terrible des avocats généraux de la cour d’appel contre ce gang de « pirates, bandits et voyous », coupables de plus de 300 millions d’euros de détournement. « Les corrompus, a conclu le parquet, ont un visage et un discours. Ce discours consiste à dire que tout était normal. J’espère que votre cour dira non. » Sur le discours, celle-ci doit se prononcer le 31 mars. Quant aux visages de la corruption, on n’aura vu apparaître en réalité que ceux des quarante et un prévenus. Les autres, ceux des politiciens qui ont bénéficié largement, eux aussi, des fonds occultes accumulés dans les caisses « noires » ou « grises » du groupe pétrolier, sont restés dans l’ombre et resteront à jamais cachés. Les coquins de l’État-patron, liés pour le meilleur et pour le pire aux copains de la politique, ont respecté jusqu’aux cachots de la Santé le pacte sacrificiel du silence.
Le premier procès Elf approche de sa fin. Une avocate camerounaise qui le suit en observatrice depuis le début réussit à faire passer à Alfred Sirven, par l’intermédiaire du représentant d’une association, la question qui la taraude depuis le premier jour : « Pourquoi vous abritez-vous tous derrière les chefs d’État africains ? Pourquoi refusez-vous de donner les noms des hommes politiques français que vous avez payés ? »
L’ancien directeur général d’Elf hésite à répondre, puis finit par lâcher : « On n’oublie pas d’où l’on vient. »
Le président Desplan interrompt brusquement l’échange. Que pouvait-il en attendre que la cour n’ait déjà entendu ressasser à longueur d’audiences par des accusés encore plus verrouillés dans le silence que dans leur cellule ? En fait, tout a été dit. D’où viennent-ils, en effet, ces nouveaux dirigeants d’Elf et leur quelque quarante complices impliqués avec eux dans la plus ahurissante escroquerie du siècle ? De la politique, ou plutôt, ce qui revient au même, de ces réseaux d’influence et filières étatiques ou paraétatiques qu’Edgar Faure appelait « technostructures ». Une spécificité française apparue avec les nationalisations. Elle s’est développée et consolidée par la circulation permanente de grands commis de l’État et de patrons du secteur privé passés d’une direction d’entreprise à l’administration – et réciproquement – après s’être fait remarquer auparavant, pour la plupart, dans un cabinet ministériel.
Ancien élève de l’École polytechnique, mais de Grenoble, diplômé d’une obscure université en sciences sociales de l’État du Missouri, Loïk Le Floch-Prigent doit sa carrière moins à ses titres qu’à ses accointances. Entré au Parti socialiste en 1971, directeur de cabinet du ministre de l’Industrie Pierre Dreyfus, crédité d’une efficace influence maçonnique, il entretient des « relations privilégiées » avec François Mitterrand et fréquente assidûment le cercle rapproché des amis du chef de l’État : Bérégovoy, Lang, Attali, Fabius, Rousselet…
« En 1986, je suis viré de la présidence de Rhône-Poulenc, comme un malpropre, par Édouard Balladur. À ce moment-là, j’ai vraiment envie de partir à l’étranger. Je ne le fais pas pour deux raisons : mes enfants et le président de la République. François Mitterrand m’invite tous les mois à le rencontrer à l’Élysée en me conseillant à chaque fois : « Votre temps viendra. En attendant, voyez des amis, voyez nos amis ». » Quand il est enfin nommé à la présidence d’Elf, en juin 1989, Loïk Le Floch-Prigent découvre un système de commissions occultes qui, comme le soulignent les documents de l’instruction, « offrait des possibilités de détournement dans des conditions de parfaite discrétion et de quasi-impunité ».
Le plus étonnant est qu’il va de lui-même s’en ouvrir auprès de François Mitterrand : « Ce système opaque permet tout, y compris le financement politique. Je n’ai pas les moyens de le contrôler. Tout ce que je peux faire, c’est fermer le robinet. Voulez-vous, ou non, que je le fasse ? » La réponse vient sans hésitation : « Ah non ! Nous continuons ce qui a été mis en place par le général de Gaulle. »
Révélation clé au coeur de l’affaire Elf. Le général avait effectivement nommé à la tête du groupe des gens à lui, mais parce qu’il était sûr de leur intégrité. François Mitterrand manifeste-t-il les mêmes intentions avec Le Floch-Prigent ? Son « Faites comme de Gaulle » apparaît pour le moins ambigu, marqué rétrospectivement de cette pointe de cynisme dont le « sphinx » aimait pimenter certaines de ses décisions.
La troublante confidence de Le Floch-Prigent à ses juges explique que l’instruction, puis le procès, aient constamment affleuré et jamais approfondi la question à laquelle aucune réponse convaincante n’a pu être apportée au cours des trente-cinq journées d’audiences. La pompe à finances de la nouvelle Elf a-t-elle été le distributeur de billets de la politique ? Dans quelle mesure ces financements ont-ils servi de prétexte, d’alibi ou de couverture aux prévarications du trio-triade Le Floch-Prigent/ Sirven/Tarallo et de leurs compères ? Car il y avait deux caisses noires dans le système. L’une pour les versements aux chefs d’État, ministres et hauts fonctionnaires des pays producteurs ; l’autre pour financer des opérations occultes de corruption multiforme dont une partie a servi aux arrosages politiques, le reste aux enrichissements personnels de la bande. La « fourchette » était généralement de 40 % dans l’intérêt d’Elf et de 60 % pour la prévarication des dirigeants. La concussion pétrolière, institutionnelle et universelle, a toujours existé, inépuisable, protégée de toute investigation de la justice par le statut de souveraineté de ses bénéficiaires. Le bakchich implique le secret, et le secret la dissimulation. Tout est donc prévu pour préserver la confidentialité des versements.
C’est en vain que les magistrats ont tenté de la contourner. Ils se sont heurtés au « secret défense », autre formule magique indissociable des deux maîtres mots qui reviennent comme un leitmotiv tout au long du procès : « opacité » et « intermédiaires ». Le système est couvert par la raison d’État ; il s’entretient de l’intérieur par le recours à des intermédiaires qui noient la scène dans un épais brouillard. Loïk Le Floch-Prigent met ses juges au parfum : « Lors de ma prise de fonctions, le président Mitterrand, en tête à tête, m’a demandé de considérer un grand nombre des éléments portés à ma connaissance comme relevant du « secret défense ». Votre demande de levée du « secret défense », si elle avait été agréée, m’aurait délivré de cette promesse. Je dois constater que ce n’est pas le cas aujourd’hui. Nous attendrons donc. »
Des sommes étaient constamment disponibles en liquide au sein du groupe. Le fric et la frime. « Elles étaient de l’ordre d’une centaine de milliers de francs par mois et servaient d’argent de poche à des officiels venus en visite. Je ne suis pas au courant du reste. »
Il y avait donc un reste ? Le Floch-Prigent ne se serait-il pas appuyé sur Sirven pour gérer les financements politiques ? Réponse laconique de l’ancien président : « Il était un des participants à la cuisine. » Il y avait donc une cuisine ? Mais pour savoir qui touillait les casseroles, c’est une autre histoire.
Alfred Sirven l’admet du bout des lèvres. Il se faisait livrer « d’importantes sommes » à Paris sur un compte baptisé Oscar : « J’ai effectué des placements en liquide. »
Au profit de qui ? Sirven n’en dira pas plus, sinon que la distribution de cette manne impressionnante bénéficiait « à tous les partis ». L’instruction s’en tiendra là. Le procès, malgré des suspenses feuilletonesques, chaque fois exploités par les médias, et chaque fois retombés comme autant de soufflés, n’en apprendra pas davantage. Les corrupteurs ne « donneront » pas les corrompus. Question de loyauté, ou d’intérêts bien compris – les peines de prison étant à géométrie variable et d’application flexible ? Les deux, sans doute. Dans le langage des truands, on invoque la « loi du silence », baptisée aussi l’« omerta ». En termes de procédure, on dit pudiquement que les accusés « restent taisants ». En politique, cela s’appelle « renvoyer l’ascenseur ».
Au procès, l’ascenseur bouge. Mais il a tendance à se bloquer dès qu’il approche des étages supérieurs. Le Floch-Prigent reconnaît seulement que la caisse noire numéro deux existait bien et qu’elle avait été constituée pour financer « des interventions politiques ». Quand le président Desplan lui demande d’expliciter ces aveux laconiques, l’ancien patron d’Elf commence par se défausser. Le système existait avant son arrivée. « Beaucoup en profitaient, notamment parmi les candidats à la présidence de la République, qui recevaient des enveloppes de campagne. » Le parti gaulliste « a été le premier bénéficiaire de ces fonds occultes jusqu’au jour où le président Mitterrand a demandé de rééquilibrer les choses au profit d’autres partis, sans abandonner pour autant le RPR. Les sommes se montaient à quelque 5 millions de dollars par an. »
Qui les gérait chez Elf ?
« J’ai considéré que ces opérations étaient entre les mains de messieurs Sirven et Tarallo », répond Le Floch-Prigent, en laissant entendre que le premier s’occupait de la gauche et le second des gaullistes dont il était proche. Comment cette caisse était-elle alimentée ? « Je ne le savais pas. » Où était l’intérêt d’Elf ? « La compagnie a toujours eu besoin d’être bien avec le pouvoir en place, qu’il soit d’un parti ou de l’autre. » Et d’ajouter, heureux de cette absolution culturelle : « C’est, je crois, l’histoire politique dans notre pays. »
On n’en saura pas plus qu’avant sur l’identité de ceux qui ont « touché ». Le choeur final des prévenus est bien accordé. « Cela n’ajouterait rien à la manifestation de la vérité », commente Le Floch-Prigent… « Je ne dévoilerai aucun nom », enchaîne Alfred Sirven. « Je n’ai jamais eu à gérer ces questions », réitère André Tarallo.
Le Floch-Prigent maintient que le groupe « finançait les politiques de tous bords », mais que lui-même ignorait tout des détails… « C’est mon défaut, je n’ai pas envie de savoir. » Alfred Sirven précise alors que « dans certains cas » son président lui donnait « des instructions directes pour des personnalités très importantes ». Il se souvient simplement que les sommes étaient remises à leurs destinataires « dans des enveloppes kraft ». Tout le reste demeure « flou dans ma tête ». Et comme le tribunal cherche à comprendre pourquoi un homme qui avait occupé des postes importants dans l’industrie et n’avait aucun antécédent judiciaire à son arrivée chez Elf – ce qui était le cas d’ailleurs de tous les autres prévenus – a pu se laisser aller à de telles malversations, Sirven confesse dans un murmure qu’il se pose lui-même la question : « Une sorte d’entraînement… le fait que l’argent circulait facilement. Si vous saviez ce que je ressasse chaque soir dans ma cellule… »
Surprise et circonspection quand, le 13 mai, Le Floch-Prigent annonce des révélations sur les financements politiques. À sa façon, car c’est lui-même maintenant qui interpelle les magistrats : « Je demande au tribunal s’il souhaite vraiment pour la recherche de la vérité que j’égrène un certain nombre de noms… Cela ferait certainement la une des journaux. »
Cette fausse sortie ne débouchera que sur nouvelle dérobade : « Mon jugement à moi, c’est qu’il ne faut pas que j’aille plus loin. »
Tel sera aussi, finalement, le jugement de la cour. Le président Desplan en donne pour la première fois la raison : « Il est évident que l’instruction étant clôturée, il n’appartient pas au tribunal de reprendre les débats. On se retrouverait dans une impossibilité absolue de faire la part des choses. »
Ce renversement inattendu des rôles va-t-il mettre fin à la « partie de tourne-autour » qui a alimenté pendant des années et jusqu’au procès tant d’investigations médiatiques et engendré plusieurs livres de « révélations » aux titres accrocheurs ? Le Floch-Prigent va-t-il enfin craquer ? On se met à l’espérer quand il lance aux juges : « Nous avons financé la politique tout au long de mon mandat et je sais à peu près quelles sont les orientations qui ont été prises. »
Un lourd silence fige de nouveau la salle. Mais l’attente sera encore déçue. « Orientations », c’est vague. On n’est pas mieux renseigné quand Le Floch-Prigent, à mots couverts, ajoute : « Certains de ces hommes politiques ont été au pouvoir, d’autres le sont aujourd’hui. »
Il « connaît des noms aux plus hauts postes de l’État, mais pas tous ». Et il n’en dira pas plus. Alfred Sirven n’est pas moins évasif quand, lunettes sur le nez, et lisant son texte, il présente, comme il l’avait promis, la « mise au net » de ses dépenses personnelles et de celles de Loïk Le Floch-Prigent « à partir de la caisse occulte du groupe Elf » : « Je ne suis pas un corrupteur. L’argent que nous avons versé, on venait nous le demander, toujours. J’ai passé des années à en donner à des gens qui disaient en avoir besoin. Vous connaissez la formule : « T’as pas cent balles ? » C’est aussi léger que ça. » Les juges se regardent, éberlués. De la part d’un homme à qui le réquisitoire reproche 168 millions d’euros de recel d’abus de biens sociaux, « cent balles », n’est-ce pas une façon « de se moquer du monde et du tribunal », comme s’en indignera un des substituts ?
Le procès se terminera comme il avait commencé, sans qu’à aucun moment le voile ne soit levé. Tout au long de l’affaire Elf, et jusqu’à la fin du procès en appel, le théâtre de la justice n’aura cessé de rejouer les fausses confidences. « LFP » n’a pas parlé, mais son avocat, Me Bourdon, a traduit son silence en allusions éloquentes. « Des réseaux extrêmement puissants ont rôdé dans ce dossier pour, ici ou là, museler, retarder, compliquer la tâche d’un certain nombre de prévenus. » Le pourrissement commence par la tête, puis, c’est la règle de toute corruption : pour arroser la fleur, on arrose le jardin. C’est aussi son principe de précaution : plus la corruption s’étend, moins elle s’expose et mieux elle se protège. Est-il cercle plus vicieux ?
On s’étonnera peut-être que les juges se soient montrés aussi peu incisifs dans la recherche des bénéficiaires politiques de l’argent sale. Ils auraient pu s’intéresser par exemple à une éventuelle utilisation par des tiers des cartes de crédit de la société. Ses dirigeants en disposaient pour eux-mêmes et ne manquaient pas d’en profiter à leur guise. Elles sont un moyen commode, bien connu des spécialistes de la délinquance en col blanc, de soudoyer des hommes politiques, plus discrètement qu’avec des valises ou des enveloppes, surtout lorsqu’ils « occupent les plus hauts postes de l’État », selon les semi-aveux de Loïk Le Floch-Prigent.
L’affaire Elf confirme la suprématie d’une loi non écrite mais plus forte que tous les codes réunis : l’argent a plus de pouvoirs que la politique, ne serait-ce que parce que les pouvoirs qu’il n’a pas, il les obtient en les achetant.
Dans ce roman invraisemblable mais vrai d’une cupidité jamais égalée, les pourris ont été sévèrement frappés. Ils devront aussi rendre gorge. 480 millions d’euros leur sont réclamés pour leur « casse du siècle ». C’est un progrès dans la lutte toujours recommencée de la justice contre la corruption. Mais le procès n’a pas réussi à faire tomber les « masques républicains » des politiciens qui s’en couvraient et continueront sans doute longtemps encore de s’en protéger. C’est un nouvel échec de la justice, au pire une impunité résignée dans une impuissance consentie.

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