Les « visiteurs du soir »

Camarades socialistes de longue date ou alliés politiques de circonstance, lobbyistes ou vendeurs d’illusions, marchands d’armes ou de sécurité Depuis l’éclatement de la crise,tous se succèdent discrètement auprès du président Gbagbo. Les uns pour lui

Publié le 24 décembre 2004 Lecture : 7 minutes.

Depuis qu’il s’est installé dans le fauteuil de Félix Houphouët-Boigny, un jour d’octobre 2000, Laurent Gbagbo n’a cessé de voir son carnet d’adresses s’étoffer, et son « réseau » s’élargir. À la faveur du pouvoir, l’ancien professeur d’histoire, qui comptait ses amis dans les milieux de gauche français et africains, est devenu la « cible » d’hommes politiques étrangers de tous bords, mais aussi de lobbyistes, affairistes, mercenaires, « stratèges » militaires, marchands de mort, vendeurs d’illusions et tutti quanti, appâtés par le business de la guerre. Même le très controversé Paul Barril, l’ancien patron du Groupement d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN, un corps d’élite français), reconverti dans les affaires à la tête du groupe Barril Sécurité (évoqué dans de nombreux coups tordus, de l’Arabie saoudite au Rwanda, en passant par la Centrafrique), connaît le chemin d’Abidjan, où il a séjourné début décembre.
À 59 ans, dont plus de la moitié consacrés à un combat politique démocratique, Laurent Gbagbo est aujourd’hui conduit à s’asseoir avec des individus qu’il n’aurait jamais rencontrés si une tentative de coup d’État, dans la nuit du 18 au 19 septembre 2002, n’avait dégénéré en rébellion armée. Pour acquérir de l’équipement militaire, former les soldats de l’armée loyaliste et mener la bataille sur le front diplomatique, le chef de l’État ivoirien a été amené à recourir aux services d’« hommes d’affaires » de tout acabit. Ainsi du Marocain Mustapha Aziz, détenteur de plusieurs passeports (libanais, saoudien et… diplomatique ivoirien), qui réside à Paris et navigua un moment dans l’entourage du feu maréchal Mobutu, et dans celui du président angolais Eduardo Dos Santos, à Luanda. Cet homme cité dans de nombreux réseaux de vente d’armes a vite suscité l’intérêt de l’homme fort d’Abidjan. Sans nul doute parce qu’il a été « bien introduit » par son ami, le pasteur Moïse Koré, qui l’a présenté à Gbagbo fin 2002, alors que ce dernier était dans l’urgence d’équiper son armée.
Ingénieur en télécommunications reconverti en pasteur en juin 1996, à la tête de l’Église Shékinah, Moïse Loussouko Koré, 48 ans, est l’exemple type de l’homme de l’ombre, du visiteur du soir qui a ses entrées aussi bien au palais du Plateau qu’à la résidence présidentielle de Cocody (voir J.A.I. n° 2291). Sans fonction officielle, ce « pasteur » qui se définit comme « un ami du président » voit Gbagbo à tout moment, mais toujours muni d’une feuille pour consigner à la main le contenu de leur entretien. Il n’est pas l’unique berger qui fréquente la brebis Gbagbo, chrétien protestant qui prie avant chaque repas, au coucher et au réveil. Réputé de plus en plus proche du pouvoir, l’archevêque d’Abidjan Bernard Agré, un octogénaire de la même ethnie que le chef de l’État, le rencontre régulièrement pour « échanger » avec lui. Les rapports entre le président et le prélat remontent à la veille de l’élection présidentielle d’octobre 2000, quand, avec le général Robert Gueï, ils avaient passé à trois un gentlemen’s agreement pour « négocier » ce virage qui faisait peser des incertitudes sur la stabilité du pays.
Même si l’on se gêne à le proclamer, la religion est présente dans la crise ivoirienne, largement vécue comme un clash entre le Nord musulman et le Sud chrétien et animiste. Cette lecture explique le parti pris antimusulman de l’ambassadeur de Tel-Aviv à Abidjan. En poste dans le pays depuis 2001 et aujourd’hui sur le départ, Daniel Kedem, fréquent au palais, occupe une place importante auprès de Laurent Gbagbo. Son pays apporte beaucoup à la « logistique de guerre » de Gbagbo. De source militaire française, le pouvoir ivoirien a bénéficié de deux drones de la société israélienne Aeronautics Defense Systems, mais aussi de l’installation par Vexint Systems de dispositifs d’interception des communications (à l’hôtel Ivoire, au centre télécom de la capitale et à la présidence), et de l’expertise de 46 instructeurs militaires israéliens. Après avoir organisé le voyage de Simone Gbagbo à Tel-Aviv, en mai 2003, Daniel Kedem a multiplié les actes de coopération : don de bus à la commune abidjanaise de Cocody ; installation d’un centre de dialyse, toujours dans la capitale ; visite de médecins israéliens pour soigner des Ivoiriens atteints de cataracte… Comme pour tenter de grignoter l’encombrant espace occupé par l’ambassadeur de France, Gildas Le Lidec, qui était chaleureusement et régulièrement reçu au palais et à la résidence de Cocody avant les dramatiques événements du 6 au 10 novembre.
À la faveur de la guerre, Laurent Gbagbo s’est entouré d’une équipe resserrée d’hommes et de femmes d’une fidélité absolue. Ainsi de son oncle Laurent Ottro, franc-maçon, époux de la directrice adjointe du cabinet présidentiel Sarata Touré et compagnon de causerie de Gbagbo. L’ex-ministre d’État chargé de la Défense et de la Protection civile, Moïse Lida Kouassi, limogé en octobre 2002 et tenu à l’écart pendant plusieurs mois, est redevenu assidu à la résidence. Il n’est pas rare, la nuit, de trouver dans la cour le 4×4 bleu de cet ancien professeur d’allemand de 48 ans. Revenu discrètement en grâce, celui qui a soutenu une thèse de doctorat à l’université de Strasbourg-III sur « les stratégies militaires dans les pays du Tiers Monde » peut apporter quelques éclairages au « camarade Laurent » par ces temps de guerre. Mais aussi ses talents de diplomate : il est ainsi discrètement passé à plusieurs reprises à Conakry et à Nouakchott au cours de ces derniers mois, porteur de messages de Gbagbo à ses homologues guinéen et mauritanien.
Sous le thème de la défense de la Côte d’Ivoire attaquée, le chef de l’État ivoirien s’est employé à rassembler au-delà de son bord politique. Parmi les personnalités qui ont répondu à son appel, certaines ont aujourd’hui leurs entrées au palais et l’oreille de son locataire. C’est le cas de Laurent Dona Fologo, baron du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI, au pouvoir de 1960 à 1999), depuis quelques mois à la tête du Rassemblement pour la paix (RPP, une association proche des mouvements « patriotes »). Le président, dit-on dans son entourage, reçoit toujours avec enthousiasme ce Sénoufo sexagénaire autour de sa table à manger ou dans ses appartements privés, et passe des heures à discuter avec lui. Devenu peu à peu le pilier de la diplomatie parallèle ivoirienne, Fologo, ex-missi dominici de Félix Houphouët-Boigny, met son riche carnet d’adresses et ses talents de communicateur au profit du nouvel homme fort d’Abidjan. Après avoir travaillé à rapprocher Gbagbo du président togolais Gnassingbé Eyadéma, il ne cesse d’activer ses amis en France (Michel Dupuch, Jacques Toubon, Michel de Bonnecorse…) pour améliorer les rapports entre Paris et le pouvoir ivoirien. Fologo rend certes la monnaie de sa pièce à celui qui l’a nommé pour la première fois à la tête d’une institution nationale (le Conseil économique et social) et qui l’a soutenu lors de son duel avec Henri Konan Bédié pour accéder à la présidence du PDCI, en novembre 2002. Mais il fait surtout honneur à sa réputation de funambule.
D’autres vieux compagnons d’Houphouët, comme les anciens ministres Mathieu Ekra, Camille Alliali et Maurice Séri Gnoléba, sont, depuis quelques mois, les bienvenus dans les salons cossus du palais. Par égard pour leur âge, Gbagbo leur rend épisodiquement la politesse à domicile.
Mais le gouverneur de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (Bceao), Charles Konan Banny, est aujourd’hui le cacique du PDCI qui a les rapports les plus suivis avec le chef de l’État. Les deux hommes se voient pendant de longues heures au cours des voyages de plus en plus fréquents de Konan Banny à Abidjan. De nombreuses « passerelles » (le grand frère de Charles, Jean Konan Banny ; le leader d’un mouvement de soutien Louis Abonoua ; l’ancien ministre PDCI Niamien Yao…) agissent également dans l’ombre entre Gbagbo et ce banquier issu d’une grande famille baoulé de Yamoussoukro, que beaucoup donnent partant à la future élection présidentielle.
Dans l’intimité de son palais ou sous les ors et les lambris de l’ancienne demeure d’Houphouët, le nouveau maître des lieux travaille à se faire des alliances en vue des prochaines batailles électorales. Mais pas seulement avec les caciques du PDCI. Certains cadres de l’Union pour la paix et la démocratie en Côte d’Ivoire (UDPCI), du défunt Robert Gueï, parlent politique avec le chef de l’État. Ainsi du ministre de la Réforme administrative Éric Kahé, inspirateur d’un courant dénommé UDPCI-IRD, en passe de devenir un habitué du palais. Kahé dispute d’ores et déjà la candidature à la magistrature suprême, au titre de l’UDPCI, à son homologue de la Santé publique et de la Population, Albert Mabri Toikeusse, et au président de la Cour suprême, Tia Koné.
Dirigeant d’une formation politique restée longtemps dans la clandestinité avant d’être reconnue, Laurent Gbagbo sait nouer et entretenir des rapports dans l’ombre. Politique jusqu’à la caricature, rusé, le chef de l’État ivoirien n’est au meilleur de sa forme que pendant ce que ses proches appellent les « heures militantes », celles de la nuit. C’est en ces moments qu’il travaille, reçoit, revient sur les dossiers délicats, affine ses stratégies. Le matin, quand les Ivoiriens commencent leur journée, lui s’octroie quelque répit.

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