L’Afrique doit-elle en prendre de la graine ?

Par crainte de passer à côté d’une révolution technologique, plusieurs pays du continent se montrent favorables à l’utilisation des organismes génétiquement modifiés. Quitte à faire machine arrière, si nécessaire.

Publié le 3 janvier 2005 Lecture : 10 minutes.

L’Afrique reste, avec l’Europe, la dernière région du monde à échapper à la progression rapide des organismes génétiquement modifiés (OGM). Mais pour combien de temps ? Si seule l’Afrique du Sud commercialise des cultures transgéniques (0,4 million d’hectares, soit 1 % de la surface de cultures OGM dans le monde), des essais ont lieu dans d’autres pays du continent. Le Kenya, le Zimbabwe, le Nigeria, le Burkina, l’Égypte et le Sénégal pratiquent des tests en laboratoire ou en plein champ et sont en voie de se doter des outils juridiques nécessaires pour introduire, expérimenter et, si les études d’impact sont positives, disséminer les variétés transgéniques sur leurs territoires. Le Mali et le Cameroun pourraient en faire autant.
Lors de la conférence sur les biotechnologies organisée conjointement par les gouvernements américain et burkinabè à Ouagadougou en juin, les chefs d’État malien, ghanéen, nigérien et burkinabè se sont déclarés favorables à l’utilisation des OGM, par crainte de passer à côté d’une révolution technologique. « Nous avons intérêt à prendre le train en marche, insiste Seydou Traoré, le ministre malien de l’Agriculture. Pour l’instant, nous sommes sur le quai et nous discutons du train ! Montons dedans et, si ça ne nous convient pas, descendons à la prochaine gare ! »
Le Burkina voisin a déjà embarqué. Des tests sur les cotonniers transgéniques ont lieu depuis juin 2003. « Les premiers résultats sont en cours d’exploitation », confie Laya Sawadogo, le ministre des Enseignements secondaire, supérieur et de la Recherche scientifique. « Déjà, des rendements accrus ont pu être observés ; le contrôle des insectes ravageurs a été efficace avec certaines espèces, moins avec d’autres. Quoi qu’il en soit, il faudra encore, au minimum, deux ou trois saisons cotonnières avant que le coton génétiquement modifié soit éventuellement commercialisé. »
Les essais burkinabè sont effectués avec le numéro un mondial de l’agrochimie, l’américain Monsanto. La firme développe une politique offensive sur le continent et cherche à redorer son image, ternie par les campagnes des mouvements anti-OGM en Europe. Quelques brevets et de la technologie ont ainsi été offerts à des associations américaines qui les ont ensuite transférés à des instituts de recherche africains. Mais derrière ce souci « humanitaire » dont dit faire preuve la société se cache bien sûr une réalité économique. Si le continent représente seulement « 3 % du chiffre d’affaires mondial de l’industrie agrochimique », il détient « un fort potentiel », selon Bjorn Neumann, responsable de l’entreprise pour l’Afrique du Sud. De fait, 70 % de la population active en Afrique vit de l’agriculture et constitue donc une réserve importante de clients effectifs ou potentiels des grandes firmes du secteur. Selon certains, la politique africaine de Monsanto répond en outre à des objectifs politiques : compte tenu des relations privilégiées entre l’Afrique et l’Europe, pénétrer le marché africain serait un moyen de faire pression sur l’Europe. L’Afrique est d’ailleurs une cible, au même titre que n’importe quelle autre région de la planète, car l’objectif des firmes agrochimiques est de disséminer les OGM et, si possible, à un point tel qu’il ne soit plus possible de produire des non-OGM.
Monsanto n’a guère de difficulté à développer, à coups de millions de dollars et de lobbying intense, sa présence sur le continent. Avec, à la clé, des investissements importants en matériel et en formation, les centres de recherche africains n’hésitent pas à s’investir dans les OGM. D’autant que Monsanto bénéficie du soutien de l’agence de coopération gouvernementale américaine, (Usaid), toute dévouée à sa cause. Partout où la technologie a été adoptée, « les cultures transgéniques ont permis aux agriculteurs d’accroître leurs rendements, de réduire leurs coûts et d’employer moins de pesticides », indique l’agence sur son site Internet. En mai, l’Usaid débloquait 2 millions de dollars pour financer l’accès aux biotechnologies d’un centre de recherche au Nigeria et pour aider les autorités à mettre en place une législation sur la biosécurité. De même au Mali, l’Institut d’économie rurale (IER), l’Usaid, Monsanto, Syngenta et Dow Agroscience ont conclu un plan de cinq ans pour développer la culture de coton transgénique et conduire les premiers tests.
La stratégie marketing de Monsanto passe également par un discours ciblé. Tout d’abord, la société présente les OGM comme étant la solution de rechange aux pesticides. Mieux vaut consommer une plante génétiquement modifiée qu’une plante aspergée de pesticides, soutiennent les firmes agrochimiques (sachant que les produits phytosanitaires, comme le célèbre herbicide « Round up », le plus vendu au monde, sont leur premier fonds de commerce). Les OGM sont également présentés comme la solution à la faim dans le monde. Une thèse que soutient l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) en soulignant que l’agriculture devra nourrir deux milliards d’individus supplémentaires dans trente ans et que, compte tenu de la fragilité croissante des ressources naturelles, « les biotechnologies doivent compléter (mais non remplacer) les technologies agricoles conventionnelles ». L’Afrique, où 200 millions de personnes souffrent de malnutrition, où la productivité céréalière est trois fois moindre qu’en Asie et deux fois moindre qu’en Amérique du Sud, et où la désertification fait des ravages, semble être une vitrine toute désignée.
Pourtant, le raisonnement ne convainc pas tout le monde. Au Mali, la Coalition nationale pour la sauvegarde du patrimoine génétique, qui regroupe une trentaine d’associations locales, indiquait récemment que « la faim et la faible production ne sont pas des arguments convaincants pour adopter les OGM, car nous n’avons pas faim et nous produisons beaucoup ». « Dire que les OGM élimineront la famine en Afrique est hypocrite, déclare pour sa part Christian Berdot, de l’association Les Amis de la Terre. Cela n’intéresse personne de rendre l’Afrique autonome, et la famine est avant tout un problème politique. Les récoltes sont suffisantes pour nourrir toute la planète, le problème c’est leur répartition. » D’autant que, comme le souligne le Réseau des organisations paysannes et des producteurs d’Afrique de l’Ouest (Roppa), d’autres solutions que les OGM existent pour augmenter la production agricole. L’urgence est plutôt de renforcer les capacités des institutions africaines de recherche, d’améliorer la capacité d’investissement des exploitations familiales, de garantir aux producteurs un prix rémunérateur et juste, et de lever toutes les entraves aux échanges commerciaux internationaux.
Les OGM ne sont, en outre, qu’« un élément de réponse scientifique à des problèmes très complexes », insiste Christian Berdot. L’exemple du riz doré enrichi en bétacarotène (une vitamine A qui permet de lutter contre la cécité) est significatif. Non seulement les limites de son efficacité ont été prouvées (Greenpeace et d’autres ont démontré que, pour combler l’apport journalier en vitamine A, un enfant devait absorber 3,7 kg de riz doré plutôt que deux carottes, une mangue et un bol de riz…), mais la meilleure façon de remédier durablement à la carence en vitamine A est d’aider les populations à modifier leur régime alimentaire. Ainsi, au Bangladesh, des résultats remarquables ont été obtenus en incitant les populations soit à mélanger le riz à d’autres plantes riches en bétacarotène soit à cultiver d’autres céréales comme les haricots, naturellement riches en vitamine A. Des solutions durables et qui ne coûtent rien.
Mais si les OGM ne sont pas « une panacée », ils représentent toutefois « une innovation qu’il convient d’évaluer avec rigueur », et qui pourrait contribuer à lutter contre les contraintes croissantes que sont, entre autres, l’érosion des sols et les irrégularités d’alimentation en eau, insiste Jacques Pagès, directeur régional pour l’Afrique de l’Ouest du Centre français de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad). Aujourd’hui, la majorité des OGM n’expriment que deux caractéristiques, à savoir la résistance à certains insectes et la tolérance aux herbicides, mais des recherches sont en cours pour améliorer d’autres attributs comme la résistance aux maladies et à la sécheresse, la tolérance au sel… Pour Ibrahim Malloum, président de l’Association cotonnière africaine, « même si beaucoup de questions se posent avec les OGM, notamment en termes d’impacts sociaux, économiques et sanitaires, l’Afrique ne peut pas faire l’économie de s’intéresser à cette technologie ». Une aggravation des disparités Nord-Sud sur le plan de la connaissance, de la productivité, des revenus et du maintien dans une situation de dépendance des pays du Sud par les pays du Nord, détenteurs de la technologie, est effectivement à craindre, selon le Cirad. D’ailleurs, ce risque ne concerne pas seulement l’Afrique, à en croire Bjorn Neumann, de Monsanto : « L’Europe a déjà raté les nouvelles technologies de l’information et est en train de rater les biotechnologies. Dans dix ans, les Européens devront acheter la biotechnologie à l’Inde et à la Chine », lâche-t-il, accablé.
La dépendance des agriculteurs envers les multinationales n’est-elle pas la plus importante ? L’obligation faite aux agriculteurs de racheter chaque année des semences aux firmes biotechnologiques est fréquemment dénoncée. Mais le problème est complexe. En Afrique du Sud, par exemple, Monsanto n’interdit pas – souci « humanitaire » oblige – aux producteurs de coton de replanter les semences d’une année sur l’autre. Surtout, le problème du rachat des semences se posait déjà avec les plantes hybrides, aujourd’hui largement utilisées dans la culture du maïs, par exemple. Les OGM n’ont en cela rien de révolutionnaire. Cependant, il est certain que l’immense majorité des agriculteurs africains conservent d’une année sur l’autre une partie de leurs semences, et que l’adoption massive des OGM bouleversera l’organisation socio-économique de ces pays. L’objectif affiché de nombreux gouvernements africains est toutefois très clair : ils veulent savoir fabriquer eux-mêmes des OGM afin, justement, d’échapper à la domination des firmes biotechnologiques. Et suivre ainsi l’exemple de la Chine, qui, ayant massivement investi dans la recherche publique sur le coton transgénique, a pu créer une soixantaine de variétés « chinoises ».
Quelle est l’attitude de la France, longtemps partenaire privilégié, face à cette demande de formation et de soutien en matière de biotechnologie ? La résistance aux OGM dans l’Hexagone place le Cirad dans une position délicate. Mais, ainsi que l’a déclaré le ministre français délégué à la Coopération Xavier Darcos, la France doit « contribuer au débat sur les intérêts et les risques que présentent pour les pays producteurs les cotons génétiquement modifiés […] en leur apportant un soutien en matière de formation, de même qu’un appui institutionnel, les aidant à maîtriser cette innovation ». De quoi satisfaire les attentes du Roppa, pour qui il s’agit de savoir « si la « révolution génétique » peut mener à une « révolution agricole » pour les paysans africains ». Ce travail primordial n’ayant pratiquement pas été réalisé sur le continent, il est urgent d’étudier les conséquences des OGM sur la faune et la flore (les modifications d’équilibre des populations d’insectes par exemple), le système de culture et la filière agricole dans son ensemble. Si le Burkina venait à produire des cultures OGM et que l’Union européenne refusait de les lui acheter, quelles en seraient les conséquences ? En Afrique, les parcelles sont de petite taille, ce qui pose des problèmes accrus concernant les risques de contamination entre cultures OGM et non-OGM, mais peut également contribuer à prévenir l’apparition de résistance au caractère transféré. Les conditions climatiques sont également différentes. Dans le cadre d’une collaboration avec l’université de Pretoria en Afrique du Sud, le Cirad a observé que les cotonniers transgéniques ne produisaient pas les résultats espérés lorsqu’ils étaient soumis à un stress hydrique. Enfin, l’impact des OGM sur le revenu global de l’exploitant et, à terme, de la filière n’a pas été évalué. Au Mali, de nombreux producteurs affirment que le coton Bt, résistant aux insectes, ne les intéresse pas, car ils utilisent beaucoup moins de pesticides que les Américains (le système de rotation des cultures d’une année sur l’autre limite la création de résistances). Mais, comme le souligne un agronome français, « disent-ils cela parce qu’ils vendent le kilo de coton à 210 F CFA, un prix très élevé par rapport à la sous-région et qui contribue d’ailleurs à créer un déficit prévisionnel de 70 milliards de F CFA dans les comptes de la société publique qui gère le secteur ? Diraient-ils la même chose s’ils vendaient le kilo à 190 F CFA comme au Burkina ? » Tout cela doit être rigoureusement étudié. À cette fin, le Cirad et ses partenaires réfléchissent à la création d’une plateforme régionale sur les biotechnologies pour l’Afrique de l’Ouest et centrale afin d’encourager la production et le transfert de connaissances en la matière.
Enfin, la dernière, et peut-être la principale question que posent les OGM en Afrique concerne le « brevetage du vivant », c’est-à-dire l’appropriation par le secteur privé du patrimoine variétal africain. Si l’identification d’un gène ou d’une séquence génétique est considérée comme une découverte (c’est-à-dire non brevetable), la mise en évidence de sa fonction (l’introduction réussie du nouveau gène) est considérée comme une invention et permet, à ce titre, le dépôt d’un brevet. Ainsi, chaque OGM est « breveté » et nombre de pays du Sud craignent une « confiscation du vivant » par les pays du Nord, ou plus exactement par leurs multinationales. Certaines innovations biotechnologiques mises au point dans les pays industrialisés sont issues de ressources naturelles situées dans les pays en développement, d’où une revendication de partage des avantages. Il est indispensable que les pays africains « réussissent à faire reconnaître leurs droits sur des variétés qu’ils ont sélectionnées au fil du temps », insiste Jacques Pagès, qui émet la possibilité de la reconnaissance « d’un droit de propriété à l’échelle de plusieurs pays africains ». Une idée que défend le ministre malien de l’Agriculture, Seydou Traoré, en insistant sur la nécessité pour les pays africains de se serrer les coudes, notamment lors des négociations avec les firmes biotechnologiques. « Seul, le Mali n’a aucun poids face à ces sociétés, mais si les pays de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest [Cedeao] sont solidaires, alors le rapport de force est différent. » Là est peut-être le principal enjeu des années à venir.

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