Gordon Brown

Le ministre britannique de l’Economie lorgne la place de Tony Blair. Ses atouts : une longévité politique et un bilan exceptionnels.

Publié le 24 décembre 2004 Lecture : 7 minutes.

Face à face depuis sept ans, les deux camps fourbissent leurs armes. D’un côté, les « Blairites » ; de l’autre, les « Brownites ». En apparence, le calme règne. Les sous-entendus l’emportent sur les invectives. Tout au plus entend-on fuser, de temps à autre, un mot plus acide que l’autre. Nous sommes au Royaume-Uni, au sein même du Parti travailliste. Les partisans du Premier ministre Tony Blair et les fervents du chancelier de l’Échiquier Gordon Brown (ministre de l’Économie) s’observent du coin de l’oeil. Ils pourraient bien vouloir en découdre avant les prochaines élections législatives – qui auront lieu, quoi qu’il arrive, d’ici à 2006. Mais Gordon Brown sait cacher son impatience. La preuve ? Il a accepté de se glisser dans l’ombre de Tony Blair il y a dix ans et jamais on ne l’a pris en flagrant délit d’inélégance vis-à-vis du locataire du 10, Downing Street. « Prudence » est son maître mot. Peut-être parce qu’il ne doute pas que son talent finira par le conduire au plus haut sommet de l’État.
En 1994, alors que les conservateurs de John Major sont au pouvoir, le Parti travailliste (Labour) perd sa tête : le 12 mai, John Smith décède à l’âge de 55 ans d’une crise cardiaque. Deux hommes peuvent prétendre à sa succession : Tony Blair et Gordon Brown. La légende dit qu’un accord fut conclu entre les deux hommes au restaurant Granita d’Islington, le premier promettant de se retirer au profit du second, le moment venu. Rumeur ou vérité ? Difficile de trancher, mais – et ce n’est un secret pour personne – Gordon Brown regarde aujourd’hui avec amertume son « éviction » à la tête du Parti. Et le moment tarde à venir.
En 1997, puis en 2001, le « New Labour » remporte les élections. Tony Blair devient Premier ministre et le « stratège » Gordon Brown prend en charge l’Économie. Aujourd’hui, il peut s’enorgueillir d’une exceptionnelle longévité politique – depuis plus de cent ans, aucun chancelier de l’Échiquier n’avait occupé ce poste si longtemps -, mais surtout de bons résultats économiques : le Royaume-Uni connaît sa plus longue période de croissance depuis la Révolution industrielle, les finances publiques se portent bien, et le nombre de chômeurs est passé de 1,62 million à 836 700 (un chiffre qui s’explique aussi par la hausse du nombre de personnes inactives et ne cherchant pas d’emplois). Un bilan qu’il ne manque pas de rappeler à satiété, confiant dans l’idée qu’il lui permettra de l’emporter sur un Tony Blair fragilisé par l’aventure irakienne et ses aléas – armes de destruction massive introuvables, fronde des ambassadeurs, prises d’otages, etc. Personne ne s’y trompe : le « numéro 10 » est le principal objectif du chancelier, dont la résidence officielle est au « numéro 11 » de Downing Street.
Visage poupin, cheveux poivre et sel négligés, Gordon Brown fêtera son cinquante-quatrième anniversaire le 20 février prochain. Hyperactif, brillant, inflexible, coléreux, impulsif, l’Écossais « fils de Kirkcaldy », comme le surnomme la presse britannique, doit sans doute son goût du travail et son sens du devoir à l’éducation reçue d’un père pasteur. « Vous ne pouvez pas être élevé en allant deux fois au temple chaque dimanche pendant vos quinze premières années sans que cela ait une influence sur vous », affirme ce calviniste aux stricts principes égalitaires.
Diplômé en histoire de l’université d’Édimbourg, directeur de ce même établissement entre 1972 et 1975, professeur, journaliste (notamment à Scottish-TV de 1980 à 1983), membre du Parlement depuis 1983 (Dunfermline East), Gordon Brown vit et pense politique. Si son premier amour, la princesse Margarita de Roumanie, l’a quitté au bout de cinq ans, ce n’est pas parce qu’elle ne l’aimait plus, mais parce qu’il ne lui consacrait guère de temps : « C’était la politique, la politique et rien que la politique, et j’avais besoin de construire un foyer », se souvient-elle. Longtemps, la vie privée de « Lucky Gordon » est restée un mystère alimentant le fiel des tabloïds anglais. Mais, à 49 ans, il a épousé Sarah Macaulay et est devenu père d’un garçon, John, le 17 octobre 2003, un peu plus d’un an après la mort d’une petite fille, Jennifer Jane, née prématurément. Drame qui lui avait attiré la sympathie du public.
Cette toute récente vie de famille n’a néanmoins guère entamé les ambitions de « l’austère Écossais ». Comme l’écrivait Andrew Rawnsley dans The Observer, « Brown vit comme si chaque jour était le dernier ». De nombreux commentateurs mettent ce féroce appétit de vivre sur le compte de l’accident qui lui coûta son oeil gauche, quand il était adolescent, au cours d’un match de rugby. « C’est un politicien pressé, car il craint qu’un jour sa vision ne se détériore gravement », confie un ami. Souvent levé avant 6 heures du matin, au téléphone avec ses collaborateurs peu de temps après, toujours en mouvement, le workaholic se montre plus à l’aise avec les exigences de la politique économique qu’avec les contingences du quotidien. On le dit incapable d’ouvrir une brique de lait sans en renverser une partie sur sa chemise ; on raconte qu’un jour, pris dans une conversation à bâtons rompus, il a ouvert la portière de sa voiture en plein trafic et qu’elle a aussitôt été violemment arrachée… En public, Gordon Brown est capable de harangues et de prêches enlevés où transparaissent son volontarisme et son idéalisme. En privé, il peut se montrer à la fois charmant et odieux, réfléchi et coléreux, attentionné et dédaigneux. À ceux qui s’en plaignent, Tony Blair – qui sait à quel point il a besoin de ses analyses – a pris l’habitude de répondre que c’est le prix à payer pour son « intelligence supérieure ».
En présentant son « prébudget » pour l’année 2004-2005 début décembre, Gordon Brown a lancé la machine de guerre électorale du Parti travailliste tout en se positionnant comme le successeur probable du Premier ministre. Pour Irwin Stelzer, de l’Hudson Institute, « à présent, Brown n’a pas de rival sérieux. […] Ses objectifs ne font guère de doute : redistribuer les revenus des classes sociales les plus riches aux pauvres, remplacer l’assistance par le travail, […] augmenter les impôts, « à la dérobée » quand c’est possible et ouvertement quand la dissimulation est impossible, insuffler autant d’argent qu’il est possible d’en absorber utilement pour le secteur public ».
S’il parvenait à ses fins, en 2005 ou en 2006, Brown ne surprendrait personne avec une politique économique dans la droite ligne de celle qu’il mène aujourd’hui, avec, pourquoi pas, son conseiller Ed Balls au poste de chancelier. En ce qui concerne la politique étrangère, le pragmatique Gordon Brown ne mettrait pas fin aux « liens spéciaux » qui unissent le Royaume-Uni aux États-Unis. S’il est plus « eurosceptique » que Tony Blair et opposé, pour l’instant, à la monnaie unique (sans doute pour de basses raisons électoralistes), cela ne le rapproche pas pour autant d’un George W. Bush imprégné de religion. Il n’est pas, comme le président américain et son « caniche », convaincu de la mission messianique des démocraties. Comme l’écrit Irwin Stelzer, « s’il avait à choisir entre mettre fin à une dictature en dépensant de l’argent dans une opération militaire et mettre fin à la pauvreté en accordant une aide aux pays décidés à introduire des réformes libérales, Brown choisirait cette seconde option ». Ainsi, Gordon Brown se dit déterminé à porter de 0,34 % (6,2 milliards de dollars) à 0,4 % du PNB le montant de l’aide britannique aux pays pauvres d’ici à 2006. Surtout, il propose de réduire significativement leur dette : la réévaluation des réserves d’or du Fonds monétaire international – actuellement cotées au dixième de leur valeur sur le marché – pourrait fournir l’argent nécessaire… Pour l’ancienne secrétaire au Développement international Clare Short, démissionnaire en mai 2003, « aux premiers jours du pouvoir, les incursions de Brown dans le domaine de la justice sociale venaient d’un désir de plaire aux ONG, mais avec les années son partenariat avec le secrétariat au développement international s’est amélioré et son implication s’est approfondie ». Membre de la Commission pour l’Afrique, groupe de réflexion fondé dans la perspective du G8 de l’été 2005, Gordon Brown peut parfois prendre des accents lyriques quand il s’agit d’évoquer l’aide internationale : « Les promesses de réduction de la mortalité infantile ne seront pas atteintes en 2015, mais en 2165, cent cinquante ans trop tard. Et je dis : cent cinquante ans, c’est une attente trop longue pour obtenir justice, c’est une attente trop longue quand les enfants meurent en Afrique alors qu’il existe ailleurs dans le monde des médicaments pour les guérir. […] » Il se rendra d’ailleurs début 2005 dans trois pays africains pour y présenter son « plan Marshall pour l’Afrique ».
Évoquant l’idée d’un Brown devenu Premier ministre, Clare Short espère un mandat « qui se focaliserait sur une véritable internationalisation du problème irakien, sur la création d’un État palestinien et la signature d’un accord bannissant toutes les armes de destruction massive au Proche-Orient ». Mais, pour l’instant, Gordon Brown reste chancelier de l’Échiquier, « un job choisi par le Premier ministre, pas par [lui] ». Et Tony Blair ne se montre guère pressé de rendre les clefs du 10, Downing Street.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires