Selon le diplomate algérien Lakhdar Brahimi, « contrairement à ce que pense Donald Trump la souveraineté n’exclut pas le multilatéralisme »
Donald Trump, guerre en Syrie, relations entre le Maroc et l’Algérie… L’ex-ministre algérien des Affaires étrangères (1991-93) livre sa vision de diplomate averti sur les grands dossiers qui agitent le monde et le Maghreb-Moyen-Orient.
Même s’il a été relevé en mai 2014 de ses fonctions de médiateur de l’ONU et de la Ligue arabe en Syrie, Lakhdar Brahimi, 84 ans, est toujours membre de trois centres de recherches – l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri), le Global Leadership Foundation (GLF) de Frederik De Klerk et les Global Elders, fondés par Nelson Mandela. Dans cette interview, prélude à un entretien fleuve à paraître dimanche 9 décembre dans le numéro 3022 de Jeune Afrique, l’Algérien se livre.
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Jeune Afrique : Pensez-vous, à l’instar d’Emmanuel Macron, que l’ONU peut finir comme la SDN, c’est-à-dire comme un symbole d’impuissance ?
Lakhdar Brahimi : Elle a vécu quand même un peu plus longtemps que la SDN, déjà. Il faut espérer que Monsieur Macron et les autres ont compris quand même les leçons de l’échec de la SDN, et qu’ils feront en sorte que la même chose n’arrive pas à l’ONU. Cela dépend d’eux. C’est leur organisation, ce n’est pas celle du secrétaire général.
En septembre dernier, la dernière Assemblée générale de l’ONU a été marquée par un discours du président américain Donald Trump contre « le globalisme » et pour « la souveraineté des États ». Au vu des derniers événements, les faits ne lui donnent-ils pas raison ?
(Rires). Je ris parce que Monsieur Trump semble parler le même langage que nous, les gens du Sud, qui avons parlé souvent de l’importance du respect de la souveraineté des États. Mais je crois que ce n’est pas tout à fait la même chose, car notre idée de la souveraineté n’exclut absolument pas, au contraire, le multilatéralisme.
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Monsieur Trump parle de souveraineté, mais je crois que personne ne menace sérieusement la souveraineté des États-Unis. Dans sa bouche, le mot « souveraineté » veut dire « Non au multilatéralisme ». Cela veut dire : « Moi, la grande puissance, je veux parler à chacun tout seul. »
Lors de la même Assemblée générale, le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres a été assez alarmiste en déclarant : « L’ordre mondial est de plus en plus chaotique. Le monde multipolaire n’est pas une garantie contre la guerre. Regardez ce qu’il s’est passé en 1914… »
Oui, j’ai vu deux ou trois fois Monsieur Guterres depuis qu’il a pris ses fonctions. Et effectivement, il est un peu alarmé – je ne dis pas alarmiste – par ce qui se passe, et je partage absolument ce qu’il dit au sujet de 1914. En janvier 1914, il paraît que personne ne prédisait qu’il y aurait une guerre au mois d’août suivant. Ici, nous sommes dans cette situation.
Nous ne sommes pas à l’abri d’une erreur de calcul, d’un événement qui puisse déclencher quelque chose qu’on ne pourra pas arrêter
Nous voyons un tas de dangers qui s’accumulent, mais nous pensons quand même qu’il n’y aura pas de guerre mondiale. Or moi je dis, comme Guterres, que les devins doivent faire attention à ce qu’ils lisent dans le marc de café. Nous ne sommes pas à l’abri d’une erreur de calcul, d’un événement qui puisse déclencher quelque chose qu’on ne pourra pas arrêter. C’est le devoir de Monsieur Guterres de sonner l’alarme de cette manière-là.
Voulez-vous dire que la situation est plus dangereuse aujourd’hui qu’il y a quelques années ?
Il y a beaucoup plus d’imprédictabilité avec le président des États-Unis. Ce n’est pas n’importe qui, ce n’est pas Idi Amin Dada. Il lance des tweets à 2 heures ou 6 heures du matin et la diplomatie n’est pas efficace quand il n’y a pas… non pas un minimum, mais un maximum de prédictabilité. Or, avec le comportement de l’un des personnages les plus puissants de la terre, c’est un peu difficile de prévoir. C’est dans ce sens qu’on a plus de raisons d’être nerveux cette année que l’année dernière ou il y a deux ans.
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Mais cela fait déjà quelques années que des dangers existent. À la fin de la guerre froide, nous avons tous applaudi et prévu un monde bien meilleur et plus facile à gérer, et je crois que beaucoup de gens ont dit : « C’est le début d’une transition, nous allons construire un ordre nouveau ». Mais on ne l’a pas fait. Cette transition a duré longtemps. Maintenant, il y a plusieurs signes qui font dire à certains que la guerre froide est revenue ou qu’une nouvelle forme de guerre froide est en train de s’installer.
Vous évoquez Idi Amin Dada, l’ancien président ougandais. Un matin, il a déclaré : « J’ai fait un mauvais rêve. Il faut expulser tous les Indiens d’Ouganda. » Vous vous en souvenez ?
Oui, bien sûr. Et je me souviens du jour où le Britannique Carrington a été envoyé de Londres pour lui dire : « OK, nous allons prendre tous les Indiens, mais donnez-nous un peu de temps. » Idi Amin a refusé de le recevoir. « Non, non, je ne veux pas discuter », a-t-il dit. Du coup, Carrington, qui était à l’escale de Nairobi, a dû rentrer à Londres.
Amin Dada, c’était donc l’imprévisibilité. Il se levait un matin, il avait fait un beau ou un mauvais rêve…
Quelques jours après, les Anglais ont reçu une lettre cachetée de Monsieur Amin Dada, adressée à Sa Majesté la reine. Surprise : dans cette lettre, il écrivait qu’il serait très heureux d’accueillir Sa Majesté pour l’anniversaire de l’indépendance de l’Ouganda. Et les Anglais m’ont dit : « Quand on ne peut pas prévoir une telle lettre, on ne peut pas faire de diplomatie. » Amin Dada, c’était donc l’imprévisibilité. Il se levait un matin, il avait fait un beau ou un mauvais rêve…
Y a-t-il un côté Amin Dada chez Donald Trump ?
Il y a cette imprévisibilité qui fait que c’est difficile, quand même. Dire aux Anglais que c’est magnifique parce qu’on va retrouver la relation spéciale, et ensuite déclarer à propos de Theresa May : « Elle ne sait pas ce qu’elle est en train de faire. Son accord avec l’UE va nous empêcher de faire du commerce… »
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En Syrie, qu’est ce qui n’a pas fonctionné dans les différentes médiations de l’ONU ?
Ce qui n’a pas fonctionné, c’est que le pouvoir était tout à fait convaincu qu’il finirait par l’emporter et que le prix que le peuple paierait n’avait pas d’importance. Et les pays étrangers qui sont intervenus avaient des objectifs nationaux divergents et limités. Et ils ne se souciaient pas vraiment des besoins ou des intérêts des Syriens.
Quel est le processus qui a le plus d’avenir à vos yeux ? Celui de l’ONU ou celui d’Astana, au terme duquel il n’y aura pas de changement de régime ?
Pour l’instant, les services de l’ONU à Genève ne sont pas utilisés. Le processus d’Astana-Sotchi, ça marche. Les trois pays qui sont dans ce processus – l’Iran, la Russie et la Turquie – travaillent, mais ont des positions divergentes.
Un moment, votre compatriote Ramtane Lamamra a été pressenti pour succéder à Stefan de Mistoura au poste d’envoyé spécial de l’ONU. Finalement, il sera appelé à faire d’autres missions ?
Oui, il fait déjà partie du comité stratégique qu’Antonio Guterres a créé l’an dernier à l’ONU sur les grandes questions internationales. Il travaille aussi beaucoup avec l’Union africaine et il suit en ce moment la présidentielle à Madagascar. Le travail qu’il fait là-bas jouit de l’estime de tout le monde, non seulement des différentes parties malgaches, mais aussi des ambassadeurs sur place.
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À propos des relations entre l’Algérie et le Maroc, vous avez estimé à plusieurs reprises que la situation à la frontière n’était pas admissible. Qu’est ce qui peut réchauffer ces relations ?
Moi, cela fait vingt ans que je dis qu’il n’y a pas de raison que les relations entre l’Algérie et le Maroc soient dans cet état. Vous savez, maintenant, il y a eu cette initiative du roi. Il y a eu aussi un message très chaleureux du président Bouteflika au roi il y a quelques jours…
D’accord. Simplement, le roi a fait à l’Algérie une offre de dialogue direct et franc sur tous les sujets qui fâchent. Et pour l’instant, il n’y a pas eu de réponse d’Alger…
Oui, mais ce n’est pas moi qui vais répondre à la place d’Alger (sourire).
Retrouvez l’intégralité de l’interview de Lakhdar Brahimi dans l’hebdomadaire Jeune Afrique à paraître le 9 décembre.
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