Place à l’action !

Pour le nouveau pouvoir, le temps des intentions louables est révolu. S’il veut que l’alternance ait valeur d’exemple en Afrique de l’Est, il lui faut sans tarder engager les réformes annoncées.

Publié le 28 janvier 2003 Lecture : 6 minutes.

Nairobi n’aura pas attendu très longtemps. Trois semaines à peine après la première alternance pacifique de l’histoire du Kenya, le ministre des Finances David Mwiraria a reçu de Clare Short, secrétaire d’État au Développement international, l’appui du Royaume-Uni, l’ancienne puissance coloniale. « Nous soutiendrons totalement le nouveau gouvernement pour réduire la pauvreté et faciliter l’éducation gratuite », a-t-elle déclaré. Signe que, du côté de l’Europe et des institutions internationales, on prend au sérieux le message envoyé par les Kényans, qui ont déboulonné, le 27 décembre dernier (voir J.A.I. n° 2191), la statue inamovible de Daniel arap Moi, en élisant le rival de son dauphin Uhuru Kenyatta. Les chefs d’État africains francophones pourront, pour leur part, faire connaissance avec le président Mwai Kibaki lors de la grand-messe entre la France et l’Afrique qui se tiendra à Paris du 19 au 21 février, où il a été convié par Jacques Chirac. Face à cette bienveillance affichée, l’enjeu est de taille pour le gouvernement restreint – à peine vingt ministères – de Kibaki. Il s’agit de montrer qu’une alternance viable, comme au Botswana, au Sénégal ou en Afrique du Sud, est possible en Afrique de l’Est. Les voisins proches, le Soudan, l’Ouganda, l’Érythrée, la Tanzanie, ou même plus lointains comme le Zimbabwe, pourraient en prendre de la graine. Mais le Kenya n’aura valeur d’exemple que s’il réussit à mettre en place l’architecture juridique nécessaire pour combattre la corruption. Kibaki semble l’avoir compris puisqu’il vient de nommer au poste de secrétaire permanent en charge de la bonne gouvernance et de l’éthique l’ancien directeur exécutif de Transparency International au Kenya, John Githongo, par ailleurs éditorialiste du quotidien The East African.
Pour le gouvernement, le temps des discours incantatoires et des intentions louables est bel est bien révolu. Place à l’action. Douze jours après son entrée en fonction, le 3 janvier, le nouveau ministre de la Justice et des Affaires constitutionnelles, Kiraitu Murungi, ancien avocat très impliqué dans la défense des droits de l’homme, a rendu publiques trois lois essentielles pour mener à bien la « guerre contre la corruption ». Intitulées Consitutional Amendment and Kenya Anti-Corruption Bill, Public Officer Bill et Economic Crimes Bills, elles visent à restaurer des pratiques saines dans toutes les administrations. Elles compteront parmi les premières discutées au Parlement à partir du 28 janvier. Condition sine qua non du retour de l’aide économique, ces textes étaient attendus par les Kényans et les bailleurs de fonds. Mais aussi, bien qu’avec moins de plaisir, par nombre de dirigeants et de responsables qui ont pu, par le passé, bénéficier de largesses indues. Transparency International estime qu’en 2002 chaque citadin a payé jusqu’à 51 dollars par mois de pots-de-vin aux employés des administrations publiques, pour un salaire moyen mensuel d’environ 128 dollars. Une semaine après le changement de majorité, au tout début de 2003, Nation TV filmait encore en flagrant délit des policiers en train de soutirer des bakchichs : c’est dire si la tâche est immense. Quant au scandale Goldenberg, qui défraie la chronique depuis le début des années quatre-vingt-dix, le gouvernement doit sans tarder y mettre un terme. Le procès de l’entreprise éponyme qui a reçu 600 millions de dollars de l’État en fonds de compensation pour des exportations inexistantes d’or et de diamants n’a cessé d’être repoussé depuis… 1994. Abdoulaye Bio-Tchané, ancien ministre des Finances du Bénin et directeur du département Afrique du FMI, a déclaré le 18 janvier, au terme d’une visite de trois jours, que les décaissements pourraient reprendre dès le mois de juillet, si toutefois les conditions posées au préalable sont remplies. Le gouvernement va devoir mettre en place les lois anticorruption de façon effective, accroître les pouvoirs des juges en matière de poursuites, et proposer un plan de réduction de la pauvreté. Deux cents millions de dollars étaient prévus pour les programmes interrompus en 2000 et pourraient rapidement être alloués. Autre dossier sur lequel Mwai Kibaki et son ministre de l’Éducation George Saitoti, ex-cacique de la Kanu (Kenya African National Union, parti du président sortant), ancien vice-président et ancien ministre des Finances, sont attendus : l’éducation gratuite, promise par la Nouvelle coalition arc-en-ciel (Narc, New African Rainbow Coalition) lors de la campagne. Après les vacances de fin d’année, les écoles publiques ont été assaillies par 500 000 enfants non scolarisés. Ce sont en fait près de deux millions d’élèves qui pourraient rapidement s’inscrire dans des écoles déjà surchargées. Dans un pays qui compte 30,7 millions d’habitants, seuls 75 % des enfants en âge d’aller à l’école sont scolarisés. Nombre d’établissements privés où les frais de scolarité étaient pourtant modestes risquent de fermer si les élèves optent pour le public. Première solution évoquée : diviser la journée en cours du matin et cours du soir. Soit un travail accru pour les instituteurs et une hausse consécutive de leur salaire. Il faudrait au bas mot 100 millions de dollars pour embaucher 50 000 nouveaux professeurs. Si le robinet de l’aide ne s’ouvre pas, la situation pourrait s’avérer intenable à court terme. L’Unicef a néanmoins montré la voie en accordant 2,5 millions de dollars d’aide au programme d’éducation gratuite du gouvernement.
Selon Hervé Maupeu, chercheur à l’Institut français de recherche en Afrique (Ifra) de Nairobi, « l’économie kényane a des reins plus solides et des structures plus saines que celles d’autres pays de la région. Sans argent extérieur, elle a continué de croître très lentement. On peut se demander ce que deviendrait l’Ouganda voisin sans l’argent occidental. Le Kenya contrôle le corridor nord, le port de Mombasa ; l’aéroport de Nairobi est un hub international. Reste que, par exemple, l’électricité y est dix fois plus chère qu’en Afrique du Sud. Mais c’est un pays qui a de fortes potentialités. » Pour ces raisons, mais aussi parce que le Kenya s’est révélé très coopératif avec les Américains en matière de lutte contre le terrorisme, les institutions internationales sont prêtes à reprendre leur collaboration et aider Kibaki à opérer des changements de fond dans les administrations comme la santé, la sécurité sociale, la police, où les compétences existent, mais sont pénalisées par la corruption. Les hommes politiques comme les représentants de la société civile attendent beaucoup de la Commission de modification de la Constitution qui devrait rendre ses travaux publics en mars. Selon Hervé Maupeu, le Kenya pourrait se doter de contrepouvoirs efficaces, et s’orienter vers un régime moins présidentiel dès le mois de juin. Un rôle accru serait accordé au Parlement et à la société civile. D’ici là, c’est surtout la volonté du chef de l’État qui pourra faire la différence. C’est là que le bât blesse. Sur le plan politique, le caractère hétéroclite de la coalition « arc-en-ciel » promet dissensions et débats houleux. Issu des rangs de la Kanu avec laquelle il a rompu en 1991, Kibaki peut apparaître comme un président de transition, choisi « par défaut » pour une période brève. La santé de ce septuagénaire n’est pas excellente. Des complications (caillot sanguin, tension élevée) consécutives à son accident de voiture du 3 décembre l’ont obligé à retourner à l’hôpital le 20 janvier pour une dizaine de jours. Kibaki a confié les rênes des Finances à David Mwiraria, qui occupait déjà ce poste dans le « cabinet fantôme » (pseudogouvernement de l’opposition dans certains systèmes anglo-saxons) où il ne cessait de dénoncer la politique budgétaire de la Kanu. Mwiraria dit vouloir « relancer l’économie et restaurer la confiance des investisseurs et des bailleurs de fonds ». Il a également annoncé le gel des grands projets publics. Dans le but avoué de les passer à la loupe et, éventuellement, de revoir les affectations budgétaires. Parmi ses premiers objectifs, la privatisation de sociétés publiques comme les Autorités portuaires, Telekom Kenya et le Fonds de sécurité sociale. Au poste clé des Travaux publics, c’est aussi une des figures de l’ex-opposition, Raila Odinga, qui aura la lourde tâche de gérer le développement des routes et des ports, essentiels pour l’économie. Mais le gouvernement comprend aussi de récents transfuges de la Kanu qui ont senti à temps le vent tourner. Comme Saitoti à l’Éducation. Ou Kalonzo Musyoka qui récupère le ministère des Affaires étrangères qu’il a occupé de 1993 à 1997. Ou encore Kipruto arap Kirwa, qui obtient l’Agriculture, autre poste clé quand on sait l’importance pour le pays des productions de thé, de café et de fleurs, qui représentent respectivement 40 %, 13 % et 24 % des exportations du pays. Malgré sa blessure, le nouveau président va devoir se montrer aussi habile sur le terrain du changement et des manoeuvres politiques qu’il peut l’être sur les parcours du golf de Muthaiga, à Nairobi.

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