Leçons de déontologie
L’ancien journaliste Daniel Carton dénonce les travers de la presse politique française, souvent trop révérencieuse envers le pouvoir. Entre amertume personnelle et exigence professionnelle.
Un jour de juin 1997, un ancien Premier ministre, Michel Rocard, se dissimule dans les fourrés des jardins de l’Élysée. Cocasse, non ? Il est venu demander à Jacques Chirac, son ancien condisciple à l’École nationale d’administration, de persuader le nouveau Premier ministre socialiste Lionel Jospin de le prendre dans son futur gouvernement aux Affaires étrangères. Rendez-vous est pris avec le président de la République ; les « conspirateurs » doivent passer par l’arrière du palais présidentiel. Malheureusement, Lionel Jospin se trouve encore dans le bureau de Jacques Chirac ; Michel Rocard ne tient pas à être vu de son camarade et chef de parti, ce qui ferait échouer sa petite magouille. Les fourrés servent d’abri en attendant que la voie soit libre. En vain : la plaidoirie de Chirac ne convainc pas Jospin qui ne veut pas de « vieux chevaux de retour » dans son gouvernement.
Le récit de cette anecdote paraît dans l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur sous la plume de Daniel Carton qui place ce scoop au début d’un article sur les tractations grandes ou médiocres autour de la formation du gouvernement Jospin. Du beau travail. Des informations vérifiées auprès des deux personnes qui ont accompagné Michel Rocard. Mais celui-ci ne supporte ni le ridicule ni le dévoilement de ses petits calculs. Il appelle Jean Daniel, le patron de la rédaction de L’Obs, et obtient de lui la publication d’un erratum où l’on peut lire : « C’est par erreur que nous avons indiqué que Michel Rocard a été reçu par Jacques Chirac. […] Nous prions nos lecteurs de nous en excuser. » Daniel Carton découvre comme les autres cet erratum qui met « le bordel dans la rédaction » de L’Obs, selon le mot de Jean Daniel : assemblées générales de la rédaction, publication d’une lettre de Rocard où il certifie qu’il n’a jamais rencontré Jacques Chirac, ajout d’une phrase de la rédaction : « Nous maintenons pour notre part nos informations. » C’en est trop pour le journaliste : L’Obs « s’est couché » ; Rocard, l’adepte du « parler vrai », refuse « l’écrire vrai ». Daniel Carton démissionne et rompt les ponts avec le journalisme et le monde politiques. Et publie en ce début d’année 2003 un ouvrage intitulé « Bien entendu…c’est off » avec pour sous-titre « Ce que les journalistes ne racontent jamais ». Amer et désillusionné, il ricane : « La presse est aujourd’hui en France moralement sinistrée, mais comme ils disent tous : il faut bien bouffer. »
Ceux qui fréquentent les colonnes de l’hebdomadaire satirique Le Canard enchaîné se réjouiront d’y lire « Balladur s’épanchant sur les insuffisances de Chirac […] Strauss-Kahn assassinant Martine Aubry (et réciproquement), Villepin fusillant les connards de droite ». Mais aussi une citation du journaliste (RPR) Pierre Charpy au sujet de Chirac et Mitterrand qui « n’ont qu’un point commun : la braguette ». Les journalistes en prennent aussi pour leur grade, eux qui se laissent séduire et manipuler par les femmes et les hommes politiques dont ils répercutent petites phrases et stratégies de communication. Des journalistes « carpettes » ou « vendus », comme on voudra.
Laissons ce côté Saint-Simon racontant les coulisses de la nomenklatura parisienne et française, encore appelé « microcosme » : le genre est trop fréquenté. Ignorons la nostalgie et l’hymne au quotidien Le Monde d’autrefois : il avait ses faiblesses lui aussi, par exemple quand son service Politique faisait la guerre à son service des Informations générales qui avait levé l’affaire Boulin, ce ministre qui se serait retrouvé devant la justice s’il n’était mort suicidé.
Reste que les amours déçues de Daniel Carton lui permettent d’appuyer où ça fait mal. Un : les journalistes n’ont plus le temps. « La force de l’écrit, c’était le temps. Le temps de la réflexion, le temps de la découverte surtout. Passer du temps à observer, à rencontrer, à converser, à chasser. […] Piégé par les contingences de son service, le journaliste politique devient un paraplégique de l’information, plus informatisé qu’informé. » Alors, il copie le concurrent qui copie le voisin, etc. Étonnez-vous que tous les journaux se ressemblent ! C’est moins l’enquête qui importe, aujourd’hui, que la formule choc et la mise en scène de l’information.
Deux : certains journalistes ont du mal à tenir leurs distances avec leurs informateurs politiques. Le tutoiement des grands de ce monde, le tapis rouge partout, les invitations aux universités d’été des partis politiques et surtout la règle du « off » (je vous dis tout, mais vous ne me citez pas) font perdre aux professionnels des médias leur sens critique : ils font « passer les plats » et les messages soigneusement peaufinés par les directeurs de la communication… quand ils ne participent pas eux-mêmes à la fabrication d’un futur présidentiable.
Mais on ne peut oublier que le journaliste est un agent double qui fait la navette entre le lecteur-auditeur- téléspectateur, destinataire final des informations, et l’informateur, dont il n’obtiendra des documents ou des faits que dans un climat de confiance, voire de sympathie. Se saouler en compagnie d’un truand ou barboter dans une piscine avec un ministre permet d’en apprendre beaucoup plus long que des tonnes de rapports ou de dossiers de presse. Quant à la technique du « off », elle est un outil précieux et permet d’obtenir des informations inaccessibles sans la protection de la confidentialité. En fait, en matière de « complicité » et de « off », il y a une limite à ne pas dépasser, mais elle n’est pas aisée à localiser !
Trois : les journalistes ne disent pas tout, c’est vrai. Pour Daniel Carton, il ne faudrait pas respecter la vie privée des hommes publics. Ce débat est permanent dans la profession. Effectivement, la France n’aurait pas élu, en 1981, Mitterrand à la présidence de la République si elle avait su ce que nombre de journalistes savaient, par exemple que Mitterrand avait été vichyste, qu’il cachait une fille adultérine et qu’il développait un goût immodéré pour les services secrets. De même, elle n’aurait pas élu Chirac en 1995 si la presse lui avait raconté comment la mairie de Paris était au service exclusif du RPR et des copains. Oui, le silence-révérence ou connivence est condamnable, mais le silence doit s’imposer quand l’information n’est pas mûre, pas sûre, à l’évidence manipulée par quelqu’un qui attend de sa publication un avantage. Disons-le tout net : dans l’ensemble, nos contemporains n’ignorent pas grand-chose des dossiers essentiels ; à l’évidence, ils souffrent plutôt d’un trop-plein de ces scoops-gadgets qui obscurcissent l’intelligence au lieu de l’aiguiser.
En fait, les journalistes dérapent quand ils oublient que les moyens et les facilités dont ils disposent ne leur sont pas destinés : l’alpha et l’oméga du métier, c’est l’information du lecteur-auditeur-téléspectateur. Un point, c’est tout. Et Daniel Carton, qui a ciblé la caste des journalistes politiques parce qu’il avait quelques comptes à régler avec eux, doit savoir que les cas de conscience, les tentations et les dérapages sont tout aussi nombreux dans les autres chapelles de notre profession. Et pas qu’en France. Comment le journaliste automobile peut-il garder sa liberté d’expression tout en étant invité royalement par un constructeur à l’autre bout du monde pour essayer une nouvelle voiture ? Comment critiquer un livre quand on est soi-même auteur chez un éditeur concurrent ? Comment le journaliste de gauche peut-il traiter équitablement du monde patronal ? La tâche n’est pas impossible, mais elle requiert lucidité, modestie, précautions et talent. Comme dit le dicton, on peut très bien manger dans la même écuelle que le diable : tout dépend de la longueur de la cuillère.
Ce qui dépasse, ô combien, les misérables petits secrets dont notre confrère nous régale et qui prouvent seulement le bien-fondé du philosophe Alain lorsqu’il ironise : « Les hommes [et les femmes, NDLR] se distinguent par ce qu’ils montrent et se ressemblent par ce qu’ils cachent. »
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