L’année de tous les espoirs (et de tous les dangers)
Les élections prévues pour juillet devraient consacrer la légitimation du président Kagamé. Un scénario que ses ennemis veulent éviter à tout prix.
«Me rendre à Paris, pourquoi pas ? Cela fait onze ans que je n’y ai pas mis les pieds. Et puis ce sera pour moi l’occasion de rencontrer un chef d’État important, que je n’ai jamais vu : Jacques Chirac… » Dans le sobre salon bleu de sa résidence de Kigali, construite en son temps par son défunt prédécesseur (et ennemi) Juvénal Habyarimana, le président Paul Kagamé sourit. Une télévision diffuse en boucle les informations de Sky News, et les souvenirs, soudain, affluent. Janvier 1992 : à la tête d’une délégation du Front patriotique rwandais, alors fer de lance de l’opposition armée au régime Habyarimana, Kagamé est reçu dans la capitale française par Jean-Christophe Mitterrand (conseiller de son père) et Paul Dijoud, le « monsieur Afrique » du Quai d’Orsay. L’entretien est courtois, mais tendu. Le lendemain, à l’aube, on frappe à la porte de sa chambre du Hilton de l’avenue de Suffren. Des policiers en civil, revolver au poing, surgissent, fouillent la pièce et embarquent Paul Kagamé : « Vous êtes un terroriste. » Enfermé dans une cellule des sous-sols de la préfecture de police, longuement interrogé, le futur président du Rwanda ne sera relâché que… douze heures plus tard. Puis prié de quitter le territoire français. Sans un mot d’excuses.
Dire que cet incident n’a laissé aucune trace serait sans doute inexact. D’autant que le génocide de 1994 et le rôle pour le moins ambigu que joua la France à cette époque, puis huit années de froideur et de suspicions réciproques, n’ont rien fait pour dissiper cette peu banale prise de contact. Mais Paul Kagamé, qui n’est jamais depuis retourné à Paris, veut tourner la page. À preuve, affirme-t-on dans son entourage, il participera personnellement au prochain sommet Afrique-France prévu du 19 au 21 février : un événement. Outre l’attraction purement médiatique que représente cette « première », la présence de Kagamé dans la capitale d’une Francophonie à laquelle on le dit (à tort, ne serait-ce que par réalisme diplomatique) hostile ne pourra survenir à un moment plus propice. L’année 2003 est en effet cruciale à plus d’un titre pour le Rwanda. Un référendum constitutionnel annoncé pour mars, puis des élections présidentielle et législatives prévues pour juillet, devraient mettre un terme à une trop longue transition – et permettre enfin au pays, par le biais d’un retour à une vie institutionnelle normale, d’entrer enfin dans « l’après-génocide ». Pour l’équipe au pouvoir à Kigali et pour les cadres du parti-État FPR, il s’agit là d’une évolution notable. Longtemps, Kagamé et ses proches ont cultivé une vision critique du pluripartisme et privilégié la thèse du leadership fort, éclairé et discipliné, privilégiant l’ordre, les droits économiques et sociaux, la transformation des mentalités et l’avènement d’un « homme nouveau » débarrassé des miasmes de l’ethnicisme génocidaire, au détriment du modèle démocratique occidental et du respect des libertés dites formelles. La mise en conformité du Rwanda avec les normes de la bonne gouvernance oblige donc le régime à élargir sa base et à ouvrir, dans une certaine mesure, le débat sur ses propres réalisations.
Cette petite révolution culturelle est facilitée à la fois par l’immense lassitude des huit millions de Rwandais face aux jeux politiciens – nul ici, qu’il soit hutu ou tutsi, ne souhaite que réapparaissent les conditions qui ont mené à la guerre civile – et par les profondes divisions qui minent l’opposition, incapable d’offrir une alternative crédible à un pouvoir dont l’homogénéité, la discipline et l’esprit de corps, issus de la lutte armée, ne sont pas les moindres des qualités. Corsetés à l’intérieur (l’ancien président Pasteur Bizimungu est toujours détenu en attendant son procès), les anti-Kagamé tentent de se regrouper à l’extérieur en une coalition hétéroclite et assez peu crédible au sein de laquelle cohabitent difficilement nostalgiques revanchards du « Hutu Power », Tutsis ex-FPR en rupture de ban, royalistes, anciens militaires du régime défunt et « bantouphiles » militants. Son nom, Igihango – le « Pacte de sang » -, résonne à lui seul comme un rappel macabre. Nombre d’entre eux, de bonne foi, craignent d’ailleurs de retourner dans un pays qu’ils ont quitté il y a près de dix ans. « Ils sont comme les prisonniers de la caverne de Platon, écrit le journaliste Servilien Sebasoni dans une étude sur la diaspora rwandaise. Ils lisent la réalité dans les ombres qui passent sur les parois et auraient de la peine à reconnaître le Rwanda une fois revenus sur leur territoire. » La période qui s’ouvre, et qui devrait permettre – tout au moins l’espère-t-on – aux huit partis autorisés de tenir des meetings et de cultiver leur implantation, donnera-t-elle l’occasion du retour à beaucoup de ces cadres en exil dont le pays a cruellement besoin ? Le nouveau secrétaire général du FPR, François Ngarambe, un Tutsi revenu du Burundi en 1994, veut y croire, lui qui affirme que « le parti a cassé le cycle de la violence ». Selon lui, 40 % des membres du Comité exécutif national et 75 % des militants du FPR sont ainsi des Hutus – une précision qu’il concède du bout des lèvres, tant cette distinction lui paraît aberrante. La libération annoncée (et initiée début janvier) de quelque 40 000 prisonniers du génocide, soit un tiers environ de la population carcérale, participe de cette volonté de réconciliation. En dépit des protestations d’Ibuka (« Souviens-toi »), le collectif d’associations des rescapés des tueries massives de 1994, le pouvoir a tenu bon, sans crainte apparente des éventuelles représailles exercées à l’encontre des détenus libérés – ou par eux. Il est vrai que le contrôle sécuritaire, discret mais efficace, exercé par l’armée et la police rwandaises sur l’ensemble du pays est total, les dernières incursions d’opposants armés dans le Nord-Ouest, en juin 2001, s’étant soldées par la déroute des rebelles.
Le président Paul Kagamé peut également se prévaloir d’avoir rempli sa part du contrat de paix signé le 30 juillet 2002 avec son homologue congolais Joseph Kabila. Les quelque 25 000 militaires rwandais présents dans l’est de la RD Congo ont en effet achevé leur retrait le 15 octobre dernier. « Le problème, explique le général James Kabarebe, chef d’état-major, est que nos hommes ont été remplacés non par des troupes congolaises régulières, mais par l’anarchie. » Le jugement est sans appel, sans doute un peu rude pour l’allié congolais du Rwanda, le RCD-Goma, censé contrôler les deux Kivus frontaliers du pays des Mille Collines. Le mouvement que préside Adolphe Onosumba a installé son QG dans une ancienne villa de Mobutu, sur les rives du lac, à la périphérie de Goma. Un drapeau congolais et une barrière plutôt symbolique marquent la frontière avec le protecteur rwandais. La ville et son demi-million d’habitants se remettent à peine de l’éruption meurtrière, en janvier 2002, du volcan Nyragongo, dont la lave a enseveli des centaines de maisons et de petits immeubles. Une catastrophe qui a encore accentué l’éloignement de Goma par rapport à Kinshasa et son orientation, humaine et commerciale, vers l’est – le Rwanda, le port kényan de Mombasa et ce supermarché de l’Afrique orientale qu’est devenu l’émirat de Dubaï. « Le lendemain du retrait de nos frères rwandais, une coalition de Maï-Maï, d’interahamwes et d’opposants burundais, coordonnée par le général congolais Madowa Dowa Lukule, s’est ruée sur nos positions, explique Azarias Ruberwa, le très habile secrétaire général du RCD. Nous avons dû opérer un repli tactique, mais nous tenons. » En fait, le RCD a perdu plus du tiers de son territoire en trois mois, dont la localité de Walikale. Même s’il reconnaît que les approvisionnements en armes des groupes d’interahamwes (appelés « génocidaires » à Kigali) qui combattent ses alliés dans les deux Kivus ont diminué, Paul Kagamé ne cache pas son inquiétude. « Le gouvernement Kabila n’a que très partiellement procédé au désarmement des forces négatives installées sur son sol, confie-t-il. Et nombre de ces rebelles se sont infiltrés au Burundi dans l’intention probable d’ouvrir un nouveau front à notre frontière sud. »
En fait, le président Kagamé sait que cette année électorale qui devrait, par le biais de son élection, consacrer la « normalisation » rwandaise, est aussi celle de tous les dangers. Nombreux, parmi ses ennemis, sont ceux pour qui la légitimation de cet homme de 46 ans (le mandat présidentiel devrait être de cinq ans sans limitation de renouvellement) est un scénario qu’il convient d’éviter à tout prix. Faute d’être en mesure de fomenter des troubles intérieurs – le Rwandais moyen, qui doit compter sur son acharnement industrieux et se contenter de 200 dollars annuels en moyenne pour vivre, n’aspire qu’à la paix et au redémarrage de l’économie -, c’est de l’extérieur que l’opposition radicale entend agir. Les parrains régionaux ne manquent pas, à commencer par l’Ougandais Yoweri Museveni, allié d’hier, qui offre désormais refuge, voire camp d’entraînement, à tout ce que le Rwanda compte d’officiers frondeurs – ni lui, ni les chefs de son armée n’ont encore digéré les trois défaites subies à Kisangani face aux troupes rwandaises.
Le Rwanda risque-t-il, dès lors, d’être pris en étau entre un Burundi, au Sud, ouvert à toutes les déstabilisations, un Ouganda, au Nord, inconsolable de voir son ex-protégé lui échapper, et un Congo, à l’ouest, incontrôlable et incontrôlé ? « Quoi qu’il se passe, nous poursuivrons jusqu’au bout notre processus électoral », assure Paul Kagamé. À l’évidence, ce chef de guerre devenu chef d’État, redoutablement informé, qui affirme n’avoir besoin que de cinq heures de sommeil par nuit et se destresse en jouant au tennis, n’a pas fini de veiller sur son pouvoir – et par la même occasion sur les destinées d’un petit pays qui se serait bien passé d’être aussi médiatique.
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