Et si Bush était malin ?

Imaginons que le président américain soit intellectuellement moins limité qu’on ne le croit souvent. Et qu’il poursuive l’objectif d’amener l’Irak à résipiscence sans tirer un coup de feu…

Publié le 28 janvier 2003 Lecture : 6 minutes.

En fait, George W. Bush est un malin. Il a étudié à fond les ouvrages des plus fameux stratèges et s’en inspire à propos de l’Irak. Il a lu Sun Zi, qui conseillait les empereurs et les généraux chinois il y a vingt-cinq siècles. Ce fin renard a écrit dans sa maxime 14 : « Soumettre l’ennemi sans combattre est ce qu’il y a de mieux. » Et dans sa maxime 99 : « Sans danger pressant, il ne faut pas combattre. » Le président américain a également fait sien l’adage romain : « Si vis pacem, para bellum », autrement dit « si tu veux la paix, prépare la guerre ». C’est sûr : il ne va pas attaquer l’Irak, parce que cela ne sert à rien et que l’entreprise peut lui coûter fort cher. Mais il exhibe ses marines, ses missiles de croisière et ses porte-avions pour n’avoir pas à s’en servir.
Pour se convaincre de la crédibilité de cette mise en scène, il faut lire un article paru sous les signatures de John J. Mearsheimer, professeur de sciences politiques à l’Université de Chicago, et de Stephen M. Walt, professeur de questions internationales à Harvard, dans le dernier numéro (janvier-février 2003) de la revue Foreign Policy. Ces experts démontrent que les arguments des « faucons » de l’administration américaine pour justifier une attaque préventive contre l’Irak ne tiennent pas.
Selon Donald Rumsfeld, Condoleezza Rice and Co, il est en effet impératif pour les États-Unis de frapper les premiers et le plus vite possible, parce que Saddam Hussein est un fou de guerre, un suicidaire inaccessible à la rationalité et totalement incontrôlable, comme le prouvent les agressions qu’il a commises contre l’Iran et le Koweït. Faux, répondent Mearsheimer et Walt, Saddam n’est passé à l’attaque, en 1980, que parce l’Iran ne cessait de le harceler et de mettre en péril sa sécurité. Il a d’ailleurs reçu le soutien de l’Occident et notamment des États-Unis, qui lui ont communiqué les photos des positions iraniennes prises par satellite et fourni les toxines du botulisme et les germes de l’anthrax. En 1983, ce même Rumsfeld, alors envoyé spécial de Ronald Reagan, n’avait-il pas signé une directive dans laquelle il estimait que « des relations normales entre les États-Unis et l’Irak serviraient nos intérêts à long terme et contribuerait à la stabilité du Golfe et du Proche-Orient » ?
Dans le cas du Koweït, en 1990, il faut se souvenir que les Américains avaient laissé entendre que le différend financier et pétrolier entre l’Irak et l’émirat ne les concernait pas. Si Saddam Hussein a choisi la force, c’est donc « parce qu’il avait de bonnes raisons de croire que son invasion ne soulèverait pas d’opposition sérieuse ». Il s’agissait d’une grave erreur, sans doute, mais en aucun cas d’une folie, concluent les auteurs.
Le dictateur irakien sait très précisément jusqu’où il peut aller trop loin. Les deux professeurs ont beau jeu de rappeler qu’en 1991, acculé par l’opération « Tempête du désert », il a certes tiré des missiles Scud contre Israël et l’Arabie saoudite, mais en s’abstenant de les munir des charges chimiques et/ou bactériologiques dont il disposait. Il savait que ce geste lui aurait attiré une réplique immédiate et définitive. Il n’est donc pas le moins du monde suicidaire, affirment nos experts ; bien au contraire, il tient à sa peau et à son pouvoir. Non, il ne donnerait pas sa bombe A à el-Qaïda, s’il la possédait, ni ne s’amuserait à exercer un chantage nucléaire sur les États-Unis (même l’Union soviétique au temps de sa splendeur avait été incapable de mener à bien une telle opération). Ce qui signifie qu’il peut parfaitement être maîtrisé. Avec à propos, Mearsheimer et Walt citent un article de Rice publié par la revue Foreign Affairs dans son numéro de janvier-février 2000. La « dame de fer » de Bush ne s’y montrait pas outre mesure émue par les armes de destruction massive irakiennes, qu’une dissuasion classique suffisait, selon elle, à neutraliser. De telles armes, expliquait-elle, sont « inutilisables ». Pourquoi ? Parce que « si l’Irak s’avisait d’en faire usage, il serait aussitôt rayé de la carte ». Si Rice, à trois ans d’intervalle, a changé d’avis du tout au tout, c’est que les États-Unis ont intérêt à grossir le danger Saddam.
Poussons plus loin l’hypothèse d’un George W. Bush grand joueur de go. Il faudrait alors admettre que la diabolisation de Saddam à laquelle il a procédé avait pour objectif essentiel de permettre à la Commission de contrôle, de vérification et d’inspection des Nations unies (Cocovinu en français, Unmovic en anglais) de reprendre ses inspections en Irak et de rogner, une fois pour toutes, les griffes du tyran. La preuve ? Après l’adoption de la résolution 1441, dès qu’il a compris que l’armada anglo-américaine allait fondre sur lui, Saddam s’est empressé de coopérer « à 150 % » avec le Conseil de sécurité. Il a tout dit et a ouvert grand les portes des palais présidentiels et des sept cents sites répertoriés aux trois cents inspecteurs onusiens, avec leur attirail de spectroscopes et de photos satellites d’une résolution de 65 cm.
Pour renforcer encore la menace d’une attaque, les faucons américains n’ont pas hésité à diffamer le Suédois Hans Blix (74 ans), patron de la Cocovinu, présenté par eux comme une « poule mouillée », comme un homme d’une incommensurable naïveté convaincu que les Irakiens sont des anges alors même qu’ils fabriquent une bombe A sous son nez. Mais la ficelle est un peu grosse : ceux qui connaissent ce diplomate pondéré ne tarissent pas d’éloges sur sa rigueur intellectuelle, son respect des procédures et sa foi dans le multilatéralisme. Ancien ministre des Affaires étrangères de son pays et ancien patron de l’Agence internationale de l’énergie atomique, il aurait pu se contenter d’occuper sa paisible retraite en faisant du trekking en Patagonie ou ailleurs. À la demande de la France et de la Russie, il a pourtant accepté de reprendre du service, et les États-Unis ont fini par se rallier à sa candidature.
Malin, le président ! En laissant ses « durs » attaquer Blix, il met celui-ci en position de force, face à Saddam Hussein : la mission d’inspection de la Cocovinu apparaît comme l’ultime recours avant la guerre, et le Suédois peut à son tour adopter un langage de fermeté, du genre « c’est à l’Irak de faire la preuve qu’il n’a pas d’armes de destruction massive, mais il ne nous dit pas tout ». Parions que, le 27 janvier, devant le Conseil de sécurité, il soutiendra que ses équipes n’ont rien trouvé de sensationnel en Irak, qu’elles doivent continuer à chercher pendant au moins six mois et qu’il a besoin d’un nouveau mandat. Les États-Unis finiront par accepter en grommelant des menaces à l’intention du raïs irakien, tout heureux de s’en tirer à si bon compte. Un ou deux porte-avions supplémentaires seront dépêchés dans le Golfe, histoire de ne pas relâcher la pression, et le tour sera joué : jamais un pays libre de toute présence militaire étrangère sur son sol n’aura été autant ligoté et surveillé. L’Irak sera vaincu sans avoir été attaqué. Du grand art !
Ce scénario présente malheureusement quelques faiblesses. Il part de la double hypothèse que Bush a lu et assimilé les écrits des grands stratèges du passé (alors que chacun sait qu’il ouvre rarement un livre) et que le pétrole irakien n’intéresse pas les Américains. Et puis, comment le président américain va-t-il expliquer à ses concitoyens qu’il a déclenché un ramdam planétaire pour pas grand-chose et que la guerre n’est plus nécessaire ? Il lui reste la solution de ne rien dire et de laisser l’épée de Damoclès se rouiller lentement au-dessus de la tête de Saddam. Mais ladite épée coûte plusieurs dizaines de millions de dollars par jour et commence à mobiliser contre elle les pacifistes du monde entier. En outre, ce teasing risque d’effrayer les acteurs économiques et de prolonger le marasme mondial…
Après tout, George W. Bush n’est peut-être pas aussi subtil que Sun Zi, qui écrivait, il y a vingt-cinq siècles : « Celui qui pousse des hurlements pendant la nuit est terrorisé ; celui dont les troupes provoquent des troubles n’est pas un général puissant ; celui dont les bannières et les drapeaux s’agitent est en pleine confusion. »

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