Dans l’enfer des geôles marocaines
Plusieurs incidents tragiques survenus ces dernières années ont mis en lumière la situation catastrophique des établissements pénitentiaires.
Septembre 1998 : un incendie se déclare dans la prison d’Oukacha, à Casablanca. Vingt-huit détenus y meurent, brûlés vifs dans leurs cellules. Août 2002 : autre lieu, même drame. Cette fois-ci, c’est le pénitencier de Souk Larbâa, à une centaine de kilomètres au nord de Rabat, qui s’embrase ; deux prisonniers rendent l’âme et plusieurs autres sont gravement brûlés. Dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 2002, enfin, ce sont cinquante détenus – un bilan jamais atteint auparavant – qui périssent carbonisés dans un incendie qui se déclenche dans l’une des cellules de la prison de Sidi Moussa, à El Jadida, à quelque soixante-dix kilomètres au sud de la capitale économique du royaume.
Le mauvais sort semble s’acharner sur les prisons marocaines. Mauvais sort ? Nombreux sont ceux qui ne se contentent plus de cette explication. À commencer par l’Observatoire marocain des prisons (OMP), une organisation non gouvernementale créée en novembre 1999, pour qui ces tragiques incidents ne constituent que la partie émergée de l’iceberg. Le dernier rapport de la très officielle Direction marocaine des prisons, publié en janvier 2003, est venu corroborer les « accusations » de l’organisme indépendant casablancais.
Les chiffres publiés sont alarmants. Près de 60 000 prisonniers (dont près de 4 % de femmes) peuplent les établissements pénitentiaires du royaume – ils étaient à peine plus de 30 000 dix ans auparavant. Si l’on ajoute les personnes ayant effectué un séjour provisoire dans les geôles marocaines, on arrive même à près de 90 000 détenus pour 2002. Obligés de se répartir à peine plus de 30 000 places, ceux-ci subissent des conditions d’incarcération dramatiques. Au point que, selon l’OMP, de plus en plus de détenus « n’arrivent plus à dormir à cause du manque de place et sont obligés de rester assis ou debout ».
Des prisons surpeuplées donc, mais délaissées aussi. Chaque détenu coûte un peu moins de 3,5 dirhams (0,35 euro) par jour à l’État marocain, dont 3 dirhams (0,3 euro) pour l’alimentation et 0,35 dirham (3,5 centimes d’euro) pour les soins. Une dépense dix fois inférieure à celle de la moyenne nationale et qui couvre aussi bien les médicaments, les consultations que les frais d’hospitalisation. Impossible avec cela d’éteindre les foyers de maladies comme la gale, la tuberculose, les dermatoses ou les rhumatismes.
Les détenus connaissent également un rationnement de leur consommation en eau et en électricité, de trois à quatre fois inférieure à celle de leurs compatriotes « libres ». Partout, les moyens manquent. Le personnel pénitentiaire fait cruellement défaut : on ne compte qu’un gardien pour quinze prisonniers – contre un pour trois en France.
Dans un tel contexte de misère matérielle et d’abandon moral, la corruption fait rage. Pour compenser la faiblesse des plateaux-repas quotidiens, nombre de détenus reçoivent de leurs proches des paniers de nourriture « facturés » jusqu’à 20 dirhams (2 euros) par des gardiens aussi peu scrupuleux que mal rémunérés. Un bakchich qui, selon certains calculs, dépasserait les 20 millions de dirhams (2 millions d’euros) par an !
Pour les associations marocaines des droits de l’homme, la situation catastrophique des prisons chérifiennes relève davantage d’un problème de gestion – et surtout de mentalité – que de moyens. Leur premier reproche concerne la vétusté des textes de loi – ils n’ont guère changé depuis l’époque du protectorat – et l’absence de classification des établissements. Ainsi s’explique que des mineurs, arrêtés pour vagabondage, mendicité ou menus trafics, se retrouvent aux côtés de criminels « endurcis » – avec les conséquences en matière d’abus sexuels que l’on peut imaginer. Également dans le collimateur des ONG : l’absence de formation adéquate du personnel pénitentiaire (directeurs, gardiens ou médecins), mais surtout « la faillite d’un système axé sur le tout sécuritaire ». Comme le souligne Abderrahim Jamaï, le secrétaire général de l’OMP, « au Maroc, on n’imagine pas de sanction sans emprisonnement, on n’imagine pas de justice sans enfermement ».
Une conception rétrograde de l’incarcération qui révolte les associations de défense des droits de l’homme marocaines. Pour elles, les établissements pénitentiaires produiront de la délinquance plus qu’ils ne la résorberont aussi longtemps qu’un certain nombre de « mesures innovantes » n’auront pas été prises. La première s’impose d’elle-même : il s’agit de la construction de nouvelles prisons, destinées à faire face au nombre croissant de personnes – 5 000 de plus chaque année – qui se retrouvent derrière les barreaux. Parmi les autres mesures réclamées : le recours à des peines alternatives (dont l’application de travaux d’intérêt général) pour les délits mineurs, la « rééducation » des prisonniers – par le biais d’études ou de l’apprentissage d’un métier – et l’augmentation du nombre d’assistants sociaux, largement insuffisant (un pour plusieurs centaines de prisonniers).
Tous ces projets, destinés à aider les personnes en fin de détention à retrouver leur place dans la vie civile, risquent fort de rester lettre morte tant qu’une réflexion politique globale sur les conditions – et surtout sur les différentes significations – de l’incarcération ne sera pas engagée. Et tant que, comme le souligne l’OMP, les prisons seront considérées comme de simples « machines à vengeance ».
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