Chacun chez soi

Depuis huit ans, Le Caire frappe à la porte de l’Union du Maghreb. Mais son adhésion poserait plus de problèmes qu’elle n’en résoudrait.

Publié le 28 janvier 2003 Lecture : 7 minutes.

Réunis à Alger les 3 et 4 janvier, les ministres des Affaires étrangères des pays membres de l’Union du Maghreb arabe (UMA) n’ont pu aplanir les différends qui entravent la marche de leur union, notamment celui qui oppose l’Algérie et le Maroc sur la question du Sahara occidental. Pour sauvegarder l’essentiel, c’est-à-dire les apparences, ils se sont bien gardés d’évoquer les sujets qui fâchent. Sage décision qui, à défaut de débloquer la situation, a le mérite de maintenir le statu quo. Quant aux chefs d’État, dont le dernier conseil remonte à avril 1994, ils pourraient, nous dit-on, se rencontrer au cours des semaines à venir, peut-être même avant le sommet de la Ligue arabe, prévu fin mars prochain, à Manama, capitale de Bahreïn. Mais au vu de la conjoncture qui prévaut actuellement dans le monde, avec notamment les risques de guerre américaine en Irak, dirigeants et peuples maghrébins ont la tête ailleurs. En Irak, justement…
Rien que de très banal. Ce qui est surprenant, en revanche, c’est de voir que l’UMA, malgré sa gestation pénible, continue d’intéresser les… non-Maghrébins. À commencer par les Européens, qui, depuis le lancement du processus de Barcelone, en 1995, ne désespèrent pas de voir cet ensemble régional prendre une consistance politique et économique.
Les Américains cherchent, eux aussi, à travers l’« initiative » lancée en 1998 à Tunis par Stuart Eizenstat, ancien sous-secrétaire d’État aux Affaires économiques, à établir un partenariat économique entre les États-Unis et les trois pays du Maghreb central (Tunisie, Algérie et Maroc). L’UMA attire également les Égyptiens. Ces derniers, qui ont abandonné leurs ambitions de leadership dans un monde arabe au bord de l’implosion, caressent aujourd’hui l’espoir de faire partie de ce groupement régional qui revêt, à leurs yeux, une importance stratégique grandissante. Cet intérêt des Égyptiens pour l’UMA remonte à l’année 1994, qui a vu le début de leur traversée du désert.
Cette année-là, Amr Moussa, alors ministre égyptien des Affaires étrangères, a fait part, pour la première fois, à son homologue algérien Mohamed Salah Dembri, de la volonté de son pays d’intégrer l’UMA. En visite officielle à Alger, en décembre de la même année, l’ex-chef de la diplomatie égyptienne a assisté, en tant qu’invité d’honneur, à la réunion des ministres des Affaires étrangères de l’UMA. Il a profité de l’occasion pour faire part à ses homologues maghrébins de l’intention de son pays de demander son admission en tant que membre observateur au sein de leur organisation régionale.
La réunion, on s’en souvient, s’est déroulée dans un climat très tendu. Le Premier ministre marocain (et ministre des Affaires étrangères) Abdellatif Filali a remis à ses confrères une lettre dans laquelle son gouvernement demandait la suspension des programmes de coopération maghrébins. Dans les semaines et les mois qui ont suivi, les médias et les responsables ont commencé à évoquer un « gel des activités de l’UMA ». Celle-ci, qui est entrée dans un long sommeil, a donné plusieurs fois l’impression de vouloir se réveiller, mais ses velléités de reprise ont achoppé, à chaque fois, sur la question du blocage du processus référendaire au Sahara, qui continue d’empoisonner les relations algéro-marocaines.
Cela n’a pas dissuadé le chef de la diplomatie égyptienne de revenir à la charge en réitérant par écrit sa demande d’intégration à l’UMA. Sa lettre a été transmise officiellement au secrétariat de l’organisation, basé à Rabat.
Où en est aujourd’hui la demande égyptienne ? « Seul un Conseil des chefs d’État de l’UMA pourrait lui donner suite [ou la rejeter]. Or aucun sommet de l’Union n’a eu lieu depuis 1994. La demande est donc encore inscrite à l’ordre du jour », explique Mohamed Amamou, ancien secrétaire général de l’organisation. Cette question pose également un problème juridique : la charte de l’UMA, qui parle de l’ouverture de l’ensemble sur les autres zones, ne définit pas les conditions d’admission d’éventuels nouveaux membres. Pour essayer de combler ce vide, le secrétariat général a été chargé d’élaborer une étude juridique du texte constitutif de l’Union. Cette étude a été élaborée dans le courant de l’année 1995. Bien qu’elle ait été soumise, la même année, aux États membres, elle n’a encore été examinée ni par le Conseil de la présidence, qui ne s’est pas réuni, ni par celui des ministres des Affaires étrangères, dont la priorité est de relancer le processus de construction. Entre-temps, la question a continué à être évoquée par les responsables égyptiens lors des rencontres régionales et par les analystes de la presse cairote.
À l’époque où elle a présenté sa demande (1994-1995), l’Égypte était complètement isolée au Proche-Orient. Le groupement régional qu’elle a essayé de former, en 1989, avec le Yémen et la Syrie a fait long feu. Le monde arabe, dont elle était devenue l’improbable leader, se remettait difficilement de la crise irako-koweïtienne de 1990-1991. La Ligue arabe, dont le siège avait été transféré, en 1990, de Tunis au Caire, était en panne. La seule lueur d’espoir venait des avancées enregistrées par les négociations de paix israélo-arabes. Mais celles-ci ôtaient une carte maîtresse à l’Égypte, qui était, à l’époque, le seul pays arabe à avoir signé un accord de paix et noué des relations diplomatiques avec Israël. Le pays de Moubarak, dont le leadership en Afrique de l’Est et dans le monde arabo-musulman était désormais contesté par de nouvelles puissances régionales, notamment l’Arabie saoudite et l’Iran, était donc à la recherche d’un nouveau rôle.
À cette même époque eut lieu le sommet de Barcelone. Le projet de partenariat euro-méditerranéen était lancé. Le Groupe 5 + 5 – Portugal, Espagne, France, Italie et Malte, d’un côté, Mauritanie, Maroc, Algérie, Tunisie et Libye, de l’autre – tenait ses premières réunions. L’Égypte, qui, à l’instar des pays du Maghreb, négociait un accord d’association avec l’Union européenne (UE), était exclue de ce groupement. Elle espérait, en intégrant l’UMA, entrer de plain-pied dans le processus euro-méditerranéen et bénéficier des divers programmes d’aide européens aux pays sud-méditerranéens.
Située à l’intersection de quatre grandes zones (Maghreb, Proche-Orient, golfe Arabo-Persique et Afrique de l’Est), le pays des Pharaons n’appartient à aucune d’entre elles. Ayant perdu son leadership historique sur le Moyen-Orient depuis le voyage du président Sadate à Jérusalem, en 1977, l’Égypte a du mal à se positionner dans un monde arabe plus que jamais éclaté. Membre du Marché commun des États de l’Afrique de l’Est et australe (Comesa) et de la Communauté des États sahélo-sahariens (Cen-Sad), Le Caire se sent néanmoins plus d’affinités avec les cinq pays de l’UMA. Il se sent, en tout cas, plus proche, politiquement, économiquement et culturellement de la Tunisie et du Maroc que de l’Arabie saoudite ou du Tchad. Il sait aussi que son arrimage à l’UE (avec qui il s’est lié par un accord d’association signé le 30 janvier 2001) passe nécessairement par une meilleure intégration dans cet ensemble nord-africain.
Le département d’État et les diverses instances américaines ont tendance à considérer l’Égypte comme faisant partie d’un vaste ensemble comprenant le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. On ne peut pour autant affirmer qu’ils ont pu encourager l’Égypte, directement ou indirectement, à demander son intégration à l’UMA ou qu’ils ont appuyé sa demande en ce sens… Les partisans de l’intégration de l’Égypte à l’UMA pensent que Le Caire pourrait aider à aplanir le différend algéro-marocain. Il donnerait aussi plus de consistance démographique, économique et politique à l’UMA face aux autres blocs (Union européenne, Union africaine, Conseil de coopération du Golfe) et la doterait d’une profondeur géostratégique (ouverture sur le Proche-Orient, les pays du Golfe, la Corne de l’Afrique, l’Europe du Sud).
Avec ses 65 millions d’habitants, l’Égypte est pratiquement aussi peuplée que les cinq pays de l’UMA réunis (près de 80 millions d’habitants). L’union signifie l’ouverture des frontières et la libre circulation des marchandises et des hommes. On imagine les difficultés que les Cinq auraient à contenir les flux d’une main-d’oeuvre égyptienne bon marché et peu regardante sur les conditions de travail. Ces flux pourraient aussi provoquer de graves problèmes sécuritaires dans une région où le danger de l’activisme islamiste est loin d’être écarté.
L’idée de créer une zone de libre-échange maghrébine remonte à 1991. Certains pays de l’ensemble ont signé des accords bilatéraux de libre-échange (Tunisie-Maroc, Libye-Tunisie…), mais ladite zone ne saurait voir le jour tant que les frontières entre l’Algérie et le Maroc sont officiellement fermées. Une admission de l’Égypte, dans ces circonstances, créerait plus de problèmes qu’elle n’en résoudrait. Les Maghrébins se sont beaucoup plaints, dans le passé, des ambitions hégémoniques de l’Égypte (l’on se rappelle les incessantes querelles entre Bourguiba et Nasser au cours des années soixante). Cette volonté de domination se fonde sur des données objectives. L’Égypte est au coeur du monde arabe où elle a gardé, ne fut-ce que par sa force démographique, sa puissance militaire et sa culture, une position dominante. Sa diplomatie est la plus active de la région et ses moyens d’information soutiennent la comparaison avec les médias les plus agressifs du monde arabe. On comprend dès lors que son entrée dans l’UMA puisse bouleverser les équilibres de cet ensemble encore fragile.
Conclusion de Mohamed Amamou : « On devrait attendre que les cinq pays constituant le noyau dur de l’UMA parviennent à s’organiser entre eux avant d’envisager l’admission d’un nouveau membre. D’autant que certains pays africains, outre l’Égypte, sont tentés de se rapprocher de l’ensemble maghrébin. C’est le cas notamment du Mali et du Sénégal, qui ont déjà exprimé la volonté de développer un partenariat avec l’UMA, leur voisin du Nord. »

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