Monsieur 100 000 volts

Causeries aux quatre coins du monde, mariage d’amour, écriture… L’ex-patron de General Electric est un retraité très actif.

Publié le 2 janvier 2006 Lecture : 12 minutes.

L’ancien PDG de General Electric (GE) est un personnage hors du commun. Lorsqu’il est entré en fonctions, GE était la onzième entreprise américaine. Lorsqu’il a pris sa retraite, en 2001, elle était le numéro un, avec une capitalisation boursière d’environ 400 milliards de dollars. Pendant quatre années consécutives, entre 1998 et 2001, le Financial Times l’a désigné comme « le chef d’entreprise le plus respecté du monde ».
En son honneur, l’Institute of Directors de Londres a organisé au Royal Lancaster Hotel une séance de questions-réponses. Pour 198 livres sterling – quelque 295 euros -, 638 élus peuvent consulter l’oracle. Les questions posées donnent à penser que les participants le considèrent comme une sorte de dieu capable de résoudre tous les problèmes d’organisation : « Jack, qu’aurait dû faire le gouvernement américain face à l’ouragan Katrina ? » Ou bien : « Jack, que pouvons-nous faire face à la concurrence chinoise et indienne ? » Et encore : « Jack, allez-vous vous lancer dans la politique ? » « Jamais ! » aboie-t-il en réponse à la troisième question, dans un brouhaha de déception. « La politique, c’est le règne de la bureaucratie, du gaspillage et de l’inefficacité ! Dans une entreprise, on peut éliminer le « y-a-qu’à « . En politique, c’est la parlote à tout bout de champ ! » Murmure d’approbation.
Sous les projecteurs, Jack Welch, qui cabotine avec son accent de Boston et affiche ce que son éditeur appelle son « parti pris d’optimisme, du « pas-d’excuses » et du « il-faut-y-aller » », est l’incarnation même du business à l’américaine – compétitif et obsédé par les résultats. « Vous êtes des managers, vous savez parfaitement reconnaître les nullités. Mais leur avez-vous dit ? » Applaudissements. « Pour ce qui est de la Chine, réduire les coûts de 4 %, ça ne suffit pas ! C’est suicidaire ! Il faut arriver au moins à 30 % ou 40 %. » Applaudissements encore plus nourris.
Lorsque la séance se termine, les participants lui font une ovation. Jack prend dans la foulée un avion pour Milan, où il refera son numéro. Cette semaine-là, il répondra aux questions de quelque 6 500 personnes en Europe. Le total des interlocuteurs auxquels il aura prodigué ses conseils depuis qu’il a pris sa retraite dépassera alors 300 000. Pendant deux heures, cette même semaine, j’ai droit à ma séance personnelle de questions-réponses.
Nous nous retrouvons dans un hôtel de luxe londonien, le Hyde Park Corner. Welch arrive accompagné d’un assistant, d’un agent de publicité et de Suzy, 46 ans, sa troisième femme, qu’il a épousée l’an dernier. Rien à voir avec sa garde rapprochée du temps de GE. Il inaugure la séance par une série de bâillements à s’en décrocher la mâchoire.
« Désolé », fait-il en s’asseyant au bar. Suzy s’installe à ses côtés. « Nous sommes allés chez Annabel la nuit dernière. Nous sommes restés jusqu’au petit matin. »
Allons bon, me dis-je. Moi, j’ai la moitié de son âge et je me suis couchée à 11 heures du soir. « Nous avons dansé toute la nuit ! » Jack fait un sourire amoureux à Suzy. Qui répond en l’enlaçant, laissant apparaître au passage une bague de fiançailles ornée du plus gros diamant que l’on puisse voir en dehors de la vitrine blindée des bijoux de la Couronne à la Tour de Londres.
Je suis surprise. J’ai lu des papiers sur « Neutron Jack », le prolétaire irlando-américain au verbe tranchant, le « patron le plus dur d’Amérique » (selon le magazine Fortune en 1984), qui réduisait son personnel de 10 % tous les ans, et je m’attends à le trouver physiquement imposant mais, vu de près, il paraît fragile ; il s’assoit avec un luxe de précautions qui trahit le fait qu’il a été récemment opéré de l’épaule et a subi la troisième d’une série d’opérations du dos. Sa voix est éraillée.
La raison de cette causette et de la tournée de Jack en Europe est la sortie de son dernier livre Winning [Mes conseils pour réussir, éd. Village mondial, 2005], où il tente d’apporter des réponses aux questions qui lui ont été le plus souvent posées lors des 150 et quelques séances de questions-réponses qu’il a organisées dans le monde depuis qu’il a pris sa retraite. Bien qu’une partie du contenu de Winning soit déjà dans son autobiographie, Jack : Straight from the Gut (« Jack dit tout »), et que l’accroche de couverture signée du milliardaire Warren Buffett – « Le dernier mot du management » – soit ridicule, Winning est une curiosité. D’abord parce qu’il est l’oeuvre de Jack Welch. Comme le montre l’intérêt que soulèvent ses séances de questions- réponses, ce retraité de 69 ans, dont le principal titre de gloire est d’avoir jadis dirigé une entreprise spécialisée dans la fabrication de turbines et d’ampoules électriques, est encore quelqu’un qu’on écoute. Ce que Winning explique sur des sujets tels que la place du travail dans la vie de chacun (ainsi, Jack reconnaît ce que nous craignons tous, à savoir que les patrons veulent disposer de tout le temps que nous pouvons donner, et qu’ils feront n’importe quoi pour l’avoir) et son célèbre concept des 20-70-10 (il classait les salariés en trois catégories de performances, et les traitait en conséquence), tout cela est loin d’être négligeable.
« Il est certain que l’on me pose plus de questions sur les 20-70-10 que sur tout le reste », dit-il en jouant avec un verre d’eau minérale. « On aime ou on déteste. » Que répond-il à ceux qui détestent un système qui distribue des bourses à 20 % des meilleurs employés, incite les 70 % du milieu à travailler davantage et se débarrasse des 10 % du bas ? « J’ai constaté que cela transformait des entreprises médiocres en entreprises remarquables. Et c’est parfaitement moral. » Comment ? Cela me paraît, à moi, plutôt mesquin. « Protéger des gens qui travaillent mal, ce n’est pas leur rendre service, répond Jack. Pendant des années, on les garde en se cachant les yeux. Lorsque l’on fait des bilans, on leur dit que ça va. Et puis, un jour, l’entreprise a des difficultés, et ce personnel de second ordre est presque toujours celui qu’on licencie en premier, et celui qui est le plus surpris parce qu’on ne lui a jamais dit la vérité. Le pire est que cela se produit souvent lorsque ces gens arrivent à la cinquantaine. Du jour au lendemain, à un âge où il est difficile de se recaser, ils se retrouvent au chômage. »
Suzy approuve avec enthousiasme les explications de Jack. Ce qui nous amène à la deuxième raison pour laquelle Winning est une curiosité : le livre est écrit en collaboration avec sa nouvelle épouse. Et, comme l’observeront tous ceux qui passeront plus de deux minutes avec Jack, Suzy est pour lui le centre de l’après-GE. Il y a encore des choses qu’il assume seul : son rôle de consultant pour l’empire de Barry Diller, les avis qu’il donne à la société financière Clayton, Dubilier & Rice. Mais Suzy participe à presque tous les autres secteurs de sa vie professionnelle. En octobre, ils ont commencé à cosigner une chronique dans le New York Times. En novembre, ils ont codirigé un atelier de deux jours sur le management à Boston. Et Jack indique que, à l’avenir, Suzy sera le modérateur de certaines séances de questions-réponses. « Je serais tenté de dire que Suzy est la personne la plus futée que je connaisse – dans un grand nombre de domaines, je ne connais personne de plus futé qu’elle, dit Jack de sa voix éraillée.
Suzy : Mais toi aussi tu es futé !
Jack : Elle est maligne. Drôle comme on n’imagine pas. Elle peut vraiment imiter n’importe qui. Elle pastiche sa mère à s’y méprendre…
Suzy : Jack, ne dis pas cela, si ma mère savait…
Jack : Suzy déborde d’énergie et de générosité. Elle a encore des amis de lycée, de vieilles et solides amitiés. Et je trouve qu’elle est superbe ! Superbe et follement sexy. L’un de nos grands bonheurs, c’est que contrairement à d’autres couples nous nous arrangeons pour être toujours ensemble. Nous vivons un rêve. Comment avons-nous fait ? Un coup de chance, bien sûr, mais nous avons su en profiter. Nous avons eu quelques difficultés, mais maintenant tout est arrangé. »
Quelques difficultés en effet. En 2001, Jack a été interviewé par Suzy Wetlaufer, qui était alors rédactrice en chef de la Harvard Business Review. De fil en aiguille, ils eurent une liaison – une liaison que la femme de Jack à l’époque découvrit en entendant sur la boîte vocale de son mari des messages de Suzy. L’affaire coûta son poste à Suzy, qui était elle-même divorcée, et mit fin au deuxième mariage de Jack. À cours des tractations sur le divorce de Jack, les avocats de son épouse laissèrent filtrer plusieurs détails sur les conditions de son départ en retraite à GE, qui prévoyaient, par exemple, le libre usage d’un jet de la société, l’utilisation d’un appartement appartenant aussi à la société avec vue sur Central Park, à New York, une voiture luxueuse, une cuisinière, des fleurs à la commande, des billets pour des manifestations sportives comme le tournoi de Wimbledon, des services de blanchisserie gratuits – entre autres avantages. Ces révélations furent à l’origine d’un deuxième scandale, qui remplit cette fois non seulement les colonnes des rubriques mondaines mais aussi celles du Financial Times et du Wall Street Journal.
Je m’attends à ce que Jack se refuse à parler de ce scandale, ou du moins à ce qu’il n’en parle qu’à mots couverts, comme un homme qui nage en plongée pour sortir d’un gouffre obscur, mais, avec l’entraînement qu’il a pour répondre aux questions, il saute sur l’occasion. « Demandez-moi tout ce que voudrez, dit-il, en écartant son verre d’eau minérale. Je suis prêt à vous répondre. » L’essentiel, à mon avis, est ceci : les avantages qu’il a obtenus lorsqu’il a pris sa retraite étaient-ils justifiés ? Et s’ils l’étaient, pourquoi y a-t-il renoncé ? « Bonne question », lance-t-il. Et il se penche en avant pour souligner l’importance de sa réponse. « OK. Nous sommes en 1995. En décembre. » À l’entendre, on croirait qu’il lit la première page d’un roman policier de Raymond Chandler. « Je viens de subir un grave pontage cardiaque, poursuit-il. J’approche de la soixantaine. La société gagne beaucoup d’argent. Le conseil d’administration insiste pour que je reste jusqu’à 65 ans. Les administrateurs sont prêts à mettre le paquet. Ils me proposent 100 millions de dollars en actions bloquées qui en vaudraient 300 millions à terme échu. En échange, je ne pourrais pas, par la suite, travailler pour un concurrent. » Une pause. Il reprend : « Je leur dis : je ne veux pas d’argent, j’en ai assez. Ce que je veux quand je prendrai ma retraite, c’est continuer à vivre comme je vis maintenant. Je veux pouvoir utiliser un avion de la société. Je veux garder mon appartement. Je veux pouvoir assister à des événements sportifs comme je le fais maintenant. [Il se penche en arrière.] En un sens, c’était une stupidité d’Irlandais : ce que je demandais coûtait 2 millions de dollars par an. Il aurait fallu que je vive encore cent cinquante ans pour gagner ce qu’ils me proposaient pour rester. Pendant tout ce temps, BusinessWeek, le Wall Street Journal, le New York Post n’ont pas arrêté de faire des papiers sur moi.
Suzy : Le New York Post !
Jack : Donc, je prends ma retraite. Je profite des avantages qu’on m’a accordés pendant quelques mois. Puis le divorce est prononcé. Quand il y a un divorce, les avoirs des deux époux sont estimés et partagés. Les avocats de mon « ex » ont très astucieusement soulevé la question de l’avion. La question de l’appartement. La question des fleurs dans l’appartement. C’était en plein scandale Enron.
Suzy : Le contexte était incroyable.
Jack : Le contexte était terrible. J’avais le choix : ou bien renoncer à tout et passer pour un escroc, ou bien tout garder et passer pour un exploiteur. Et GE était mis en cause dans tous les articles.
Suzy : Tous les articles.
Jack : Tous les articles ! GE, GE, GE… J’ai donc renoncé à tout. Ce n’était pas l’argent qui me manquait. »
Regrette-t-il les 300 millions de dollars ?
Jack : « Forcément mais, maintenant, je pense que c’était un peu beaucoup. »
La remarque me fait rire. Lui ne rit pas. « Je ne voulais pas avoir à dire que je disposais de 300 millions de dollars. »
Je demande à Jack s’il pense que la polémique a nui à sa réputation. Il y avait des gens qui pensaient que Jack était surestimé avant même cette affaire – que, par exemple, l’agressivité avec laquelle il avait mené les négociations avec l’Union européenne avait contribué à l’échec de l’OPA de 42 milliards de dollars de GE sur Honeywell. Mais, depuis, son image a certainement souffert. Par exemple, une couverture de The Economist sur les PDG détrônés l’a montré sous l’aspect d’une statue de style soviétique jetée à terre. Jack semble hésiter entre dire que tout cela lui importe peu, et présenter sa défense. « Dans ce genre d’affaire, dit-il, tantôt vous êtes un héros, tantôt un exploiteur, tantôt un moins que rien. » Il bâille. « C’est la règle du jeu. La roche Tarpéienne et le Capitole. Heureusement, à l’heure actuelle, je n’ai pas à me plaindre. » Et il poursuit : « Deux exemples. Un : ma tournée de séances de questions-réponses affiche complet. Deux : le mois dernier, Fast Company a demandé à ses lecteurs quelle était la personnalité qui incarnait le mieux à leurs yeux l’autorité et l’intégrité. J’étais le numéro un, et Nelson Mandela le numéro trois.
Suzy : C’est étonnant.
Jack : Oui, étonnant. À en juger par ces deux exemples, je ne dirais pas que ma réputation a souffert. Je pense que je n’ai pas été très bien traité par le Financial Times. Oui, le FT s’est montré assez dur avec moi. Et cela m’a fait de la peine, parce que nos relations avaient toujours été très… cordiales. »
Propos révélateurs. Il y a eu des critiques, en effet, mais aussi de grands éloges. L’an dernier, le FT a demandé à des PDG quels personnages célèbres ils auraient aimé avoir dans leur conseil d’administration et a publié les réponses : Welch venait en tête de liste, devant Bill Gates, Winston Churchill et Jésus-Christ. Mais cela n’est pas assez pour Jack. Il ne lui suffit pas que d’innombrables économistes vantent régulièrement son type de management, son énergie et son sens des affaires. Il semble qu’il ne supporte pas le moindre doute. Il veut que sa réputation de plus grand businessman du monde soit gravée dans le marbre.
C’est peut-être pour cette raison qu’il a écrit un autre livre, et qu’il continue de parcourir le monde et de répondre aux questions. Et pour cette raison que son lien avec Suzy est si fort : elle partage son enthousiasme. J’avais tout d’abord pensé que le secret de la retraite de Jack était qu’il avait remplacé sa passion pour une entreprise par une passion pour une femme, mais c’est probablement plus compliqué : il nourrit une passion pour une femme qui comprend que sa première passion est et restera GE, une femme qui l’aide même à l’entretenir.
Il ne fait certainement pas tout cela pour l’argent, bien qu’il gagne environ 150 000 dollars par séance (« Ça pourrait être davantage ! »). Il a fait don de l’avance de plusieurs millions de dollars qu’il a touchée pour son livre à une association caritative. « J’ai beaucoup d’argent, dit-il. Et il y a quelque chose d’inconvenant à se promener pour vendre des livres. Moi, ce que je veux, c’est qu’on reconnaisse que l’autorité est nécessaire. Je suis très content que mon livre soit vendu par une école de commerce. Ce ne serait pas convenable autrement, quand on pense à tous ces jeunes qui s’échinent pour faire des études commerciales, qu’on leur fait payer…
Suzy : 20 dollars…
Jack : 20 dollars. Avec mes deux livres, on aura récolté 12 millions de dollars pour offrir des bourses d’études. »
Les Welch peuvent se permettre d’être généreux. Ils sont extrêmement riches. Si riches, en fait, que lorsque je demande combien de maisons ils possèdent, il faut pas loin d’une demi-minute pour donner la réponse. « Hmmm », fait Jack, en comptant sur ses doigts. « Il y a New York… et…
Suzy : Boston, Palm Beach, Connecticut, Nantucket…
Jack : Mais il y en a une qui est à vendre.
Suzy : Ça doit faire cinq. »
Du coin de l’oeil, j’aperçois son agent qui commence à s’agiter. Je plie donc bagage, en demandant à Jack s’il a encore des ambitions. Comme dans beaucoup de ses réponses, on en revient à Suzy. Il regrette, dit-il, qu’ils ne puissent pas avoir d’enfants, mais il ajoute que leurs liens sont de plus en plus forts de jour en jour et qu’ils se sentent de plus en plus proches l’un de l’autre.
« Lorsque nous nous sommes connus, il y a quatre ans, nous pensions que c’était l’absolu. Mais ce n’est rien à côté d’aujourd’hui. Je suis follement amoureux d’elle. Je n’imagine pas qu’il puisse y avoir autre chose. » A-t-elle des défauts ? « Je te l’ai dit hier soir, tu es absolument parfaite », chuchote-t-il en se tournant vers Suzy, qui le regarde comme dans un nuage. « Et c’était chez Annabel avant 2 heures du matin ! »

© Financial Times et J.A./l’intelligent 2005. Tous droits réservés.

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