La légende du XXe siècle

Avec « Waltenberg », tumultueuse fresque historique, Hédi Kaddour est l’une des révélations de l’année littéraire en France.

Publié le 2 janvier 2006 Lecture : 3 minutes.

C’est à la fois le Boléro de Ravel, L’Homme sans qualités de Robert Musil et Les Mille et Une Nuits. Le Boléro parce que Waltenberg donne la fausse impression de piétiner, alors qu’il avance par petites touches, imperceptibles, reprenant un même motif – séquences de guerre -, et brodant dessus des scènes, des portraits, des situations multiples et variées. Musil, parce que les personnages de Hédi Kaddour sont aussi de faux héros, subissant les violences comme les passions de leur époque, affichant leurs idées, leur indignation et leur lâcheté dans un même élan. Shéhérazade, enfin, parce que l’auteur ne cesse de recourir à cette formule célèbre des Nuits : le récit encastré, où chaque histoire en contient une autre, jusqu’à en perdre l’intrigue initiale.
Difficile, par conséquent, de résumer Waltenberg. Disons que c’est une relation d’amour sur fond de guerre : Hans et Lena s’aiment, se perdent de vue et se recherchent dans une Europe où se propage l’incendie des deux conflits mondiaux. Max, l’ami loyal de Hans, est le pourfendeur de tous les chantres de guerre. Hans deviendra écrivain, Max journaliste. Croisements de destins où l’amour et l’amitié se noient puis refont surface, victimes et complices des instincts de guerre et de l’affolement de l’Histoire.
Plus important est la façon dont tout cela est raconté. D’abord un parti pris de liberté qui tourne le dos à l’écriture conventionnelle, une forme de jubilation qui abhorre la linéarité, se joue de la ponctuation, encore plus de la logique du récit classique. Sciemment, les paragraphes se succèdent en « sautant du coq à l’âne », la moitié d’une phrase décrit un paysage et l’autre moitié l’épaule nue de Lena, l’on passe de la charge sanglante de soldats bien rodés à la réunion de joyeux lurons dans un café parisien d’après-guerre : tout s’interfère, se juxtapose, éclate comme un feu d’artifice. L’occasion est fréquente, dans une même page, de changer de décennie, de lâcher un personnage sur le point de formuler une idée, de juxtaposer l’image d’une gorge tranchée et celle d’un baiser amoureux, la scène ludique de patinage et le tir groupé sur une ambulance, de passer de la posture paisible et sereine d’un berger aux pensées survoltées d’un jeune communiste épris de pouvoir.
Ajoutez à cela une érudition qui fait feu de tout bois, aime à se référer aux titres des journaux de l’époque, aux citations dans le texte de grands écrivains, à l’exacte reconstitution d’un fait divers, le tout servi par une connaissance époustouflante des termes de combat, des parades d’attaque, comme des épanchements de l’âme humaine. Un vrai tourbillon que ce Waltenberg, en effet, avec l’agacement que le lecteur éprouve parfois de ne plus retrouver le fil, la nostalgie des romans sages et des intrigues à lire sans avoir à se concentrer, parfois l’envie de demander à l’auteur d’attendre un peu, de nous accorder une pause, afin que l’on reprenne le fil de ce récit qui a tout d’un attelage de chevaux fous.
Au final, un roman étrange, libre, foisonnant d’images et de mots, surprenant, surtout, parce qu’il n’évoque à aucun moment les origines de son auteur et ça fait du bien de se dire : voilà enfin un romancier d’origine arabe qui écrit sur autre chose que les Arabes ! Un musulman, ou supposé tel, qui rompt avec la tribu et qui sème ses ancêtres – ne serait-ce qu’avec un tel titre, Waltenberg ! – pour s’engager en territoire étranger à travers un formidable exercice d’altérité. Un Tunisien qui guérit l’Arabo-musulman de lui-même et lui ouvre avec talent et élégance les portes de l’universel.
Toutefois, s’il est à parier que les amateurs de la littérature maghrébine en langue française ne s’y retrouveront pas, il est aussi fortement probable que les femmes – dont je fais partie – soient quelque peu décontenancées par ce livre viril, rempli de coups de canon, de sanglantes images de guerre, de taupes et d’espions, de complots idéologiques au cynisme flagrant, et que je peux qualifier, sans en amoindrir la valeur, ni passer pour une sexiste, de « livre de mec ».

Waltenberg, de Hédi Kaddour, éditions Gallimard, 711 pages, 22,90 euros.

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