Houphouët : « Je ne vous dis pas merci ! »

Si Félix Houphouët-Boigny, décédé en 1993, revenait aujourd’hui, comment jugerait-il la crise qui secoue la Côte d’Ivoire depuis 2002 ? Nous avons tenté d’imaginer ce que le père du miracle ivoirien dirait devant la faillite de son uvre.

Publié le 2 janvier 2006 Lecture : 12 minutes.

Je ne vous remercie pas de me faire revenir pour voir ça. Moins que la promenade dans Abidjan au goût du hasard et au pas du loisir, le spectacle de ma bonne ville a fini par m’arracher la certitude que le pays est gâté. Complètement gâté. Il n’est plus ce que des journalistes français*, mi-moqueurs, mi-admiratifs, en avaient écrit dans un ouvrage, dont un passage m’avait été lu par le chef du protocole d’État, mon brave et fidèle Georges Ouégnin. « Aux étrangers, écrivaient-ils, Abidjan se dévoile sur le Plateau. Le quartier d’affaires au coeur de la métropole ivoirienne se livre à leur regard comme un monde familier. Tout y renvoie à un déjà-vu, à un déjà-vécu ailleurs. Version française : les tours de verre comme à la Défense ; les immeubles comme à Sarcelles ; les cafés sur le trottoir, comme à Paris ; les restaurants, comme en France ; les pâtisseries, comme chez nous. Version américaine : la skyline du Plateau, comme à Manhattan ; la highway et son tout nouveau fly-over le long de la lagune, comme à New York près de la Hudson Bay ; enfin le milkshake, le Hilton et le McDonald’s, comme downtown wherever you are…
Ils avaient simplement oublié que j’avais gagné le pari, fait avec Kwame Nkrumah venu nous rendre visite un jour de 1957, de dépasser le Ghana. Mais je pardonne leur impertinence. D’autant qu’elle serait sans objet aujourd’hui. Car Abidjan n’a plus d’Abidjan que le nom. Je ne m’y retrouve plus. Dans les quartiers populaires de Vridi, au bord de la mer, à Anyama, la cité de kola, en passant par Port-Bouët, Treichville (où est né mon parti, le PDCI, il y a bientôt soixante ans), Adjamé, le Banco, les bidonvilles ont poussé plus vite qu’une herbe folle. On ne ramasse plus les ordures. Une odeur tenace et indéfinissable vous prend à la gorge. Les rires et les langues qui se chevauchent ont quitté les trottoirs et les maquis. L’insouciance et la joie de vivre ont déserté les visages.
Sitôt la nuit dans la rue, le Plateau est abandonné aux seuls vols sourds des chauves-souris. Les riverains, pour la plupart des Blancs qui n’ont pas encore plié bagage, restent calfeutrés chez eux. De l’aéroport, qui porte mon nom, hier bruyant de conversations cosmopolites ponctuées de bouquets de salamalecs, je ne retiens que sa modernisation, son tapis roulant et son scanner. Les gens ne viennent plus aussi nombreux. Les taxis non plus, qui sont d’ailleurs presque tous déglingués. Le vaste boulevard Giscard- d’Estaing, d’ordinaire si embouteillé, semble comme agrandi, faute de voitures – il y en a en tout cas beaucoup moins que par le passé. En l’empruntant pour me rendre à ce qui fut ma résidence, à Cocody, j’ai découvert un nouvel élément du mobilier urbain : les barrages, gagne-pain, m’a-t-on dit d’agents des corps habillés en mal de commandement. Il y en a partout. Je ne vois plus les palmiers du carrefour de Port-Bouët qui dérobaient au regard du badaud la base militaire française du 43e Bima. Ils ont été arrachés comme pour permettre de mieux voir ce qui se passe. À moins que ce ne soit pour en faciliter l’accès aux « jeunes Patriotes », grognards manipulés du régime à force de billets de banque.
La Corniche, aux nids-de-poule remplis d’eau, devenue presque impraticable, réveille mes rhumatismes. Elle n’est plus cette haie de fleurs et de plantes vertes, royaumes des horticulteurs que j’aimais tant à saluer de la main, à chaque fois que je passais. Ceux d’entre eux qui ornaient de leurs essences le carrefour de l’Indénié ont été « déguerpis ». De même que mon voisin, burkinabè d’origine, jardinier de son état, auquel je ne manquais jamais de présenter mes voeux de fin d’année. Je me demande ce qu’il est devenu, s’il s’en est allé à la recherche de ses ancêtres chez mes frères mossis ou s’il est encore dans le pays. En tout cas, les fonctionnaires de la Banque africaine de développement sont partis s’installer à Tunis, l’argent faisant mauvais ménage avec le bruit. Le restaurant Paris-Village, hier si couru, n’attire plus grand monde.
L’hôtel Ivoire, sa tour de vingt-quatre étages, sa patinoire incongrue qui garde porte close, ses sept cents chambres, s’est quasiment vidé de toute vie. Les serveurs du Toit d’Abidjan, au sommet de la tour, attendent d’hypothétiques clients. Loin des temps nostalgiques qui virent débarquer Mohammed Ali ou Michael Jackson en concert. Le cinéma de trois cent cinquante places ne voit plus personne, le lac qui court sur plusieurs hectares est à sec depuis des lustres, seule l’affiche de quilles multicolores sur la façade atteste encore de l’existence du bowling. Au Casino, les bandits manchots font grise mine, plus rien ne va. Le soir, on a peur rien qu’à entendre le bruit sourd de ses propres pas sur la moquette de l’interminable couloir qui relie la tour au hall central. Le palace, hier symbole de la prospérité du pays, mesure aujourd’hui l’état dans lequel celui-ci est tombé. Mercenaires et vendeurs d’armes y ont remplacé pendant quelque temps négociants et autres hommes d’affaires. Le personnel accuse parfois des arriérés de salaires. Tous attendent Noël et le nouvel an dans la crainte du lendemain.
À Abidjan, on prend son mal en patience dans une sorte de fatalisme tranquille et malheureux. À Bouaké, de jeunes adultes et des adolescents attendent le désarmement, non sans appréhension. La population, également. Tout semble s’être abîmé dans les eaux troubles de la lagune. En partie, de ma faute. Je le confesse. Mais j’espérais secrètement que mes successeurs reprendraient là où j’avais tout laissé, et se seraient faits fort de rectifier mes échecs. Il n’en est rien. La cathédrale Saint-Paul, arc-boutée sur son ancre, résiste encore au prosélytisme des Églises du réveil, qui ont même droit de cité jusque dans la résidence présidentielle. Elles y organisent, parfois en présence du chef de l’État, des messes dont la liturgie m’échappe, elles me paraissent plus profanes que mystiques. Rien de tel quand j’étais maître des lieux. Les offices n’y étaient organisés que, parce que malade, je ne pouvais me déplacer. C’étaient des séances intimes, qui ne rassemblaient pas plus d’une quinzaine de personnes, des familiers, dont mon directeur de cabinet, Guy Nairay, et le secrétaire général de mon gouvernement, Alain Belkiri, tous deux français. J’appréciais leur compagnie ainsi que celle de leur compatriote Roger Perriard, un ancien journaliste pour lequel nos masques n’avaient plus aucun secret.
Je savais le nouveau locataire du palais converti au protestantisme dès les années 1970, mais on ne m’avait fait part chez lui d’aucun signe particulier de religiosité. Il n’en est rien aujourd’hui. Il a fait appel au service d’un certain Moïse Koré, un pasteur fondateur de la mission évangélique Shekina Glory et, parfois, à un missi dominici dans des affaires plutôt secrètes. Lequel précise urbi et orbi : « Je ne suis pas arrivé à la présidence parce que je le voulais ; c’est Dieu qui m’a envoyé là-bas. La responsabilité qui m’a été confiée par l’Éternel est de veiller sur la bonne santé spirituelle du chef de l’État […]. En tant que son pasteur, il est ma brebis. Et je lui indique comment il doit marcher, selon ce que Dieu m’a enseigné, c’est tout. » C’est effectivement tout, et tout ce qui ramène à Dieu est bon, l’Église évangélique Foursquare, dont mon successeur et son épouse sont membres, comme les autres. Mais de là à faire du palais une sorte de maison de Dieu…
Je n’oserai d’ailleurs vous en faire faire le tour du propriétaire, il a été complètement transformé, débarrassé de presque tout ce qui pourrait rappeler mon souvenir. Seule ma chambre, qui reste toujours fermée, a échappé au chambardement. J’ai entendu dire que personne n’y entre – sans doute à cause de la peur de mes fétiches supposés ou réels. Le bureau présidentiel est désormais surplombé d’un tableau représentant un pécheur prosterné et abandonné à sa contrition. Le couloir sombre, qui relie la vaste salle d’audience aux chambres privées, le salon tout aussi privé, la bergère dans laquelle je restais enfoncé des heures durant… tout a été réaménagé. Même le tunnel qui conduisait directement à la résidence de l’ambassadeur de France est aujourd’hui bouché, comme pour couper un cordon ombilical. De ça, comme de ce que sont devenues nos relations avec l’ancienne métropole, je ne sais ce que penseraient mon ami Jacques Foccart ainsi que mes complices Jacques Raphaël-Leygues, en poste chez nous de 1963 à 1979, et Michel Dupuch, qui lui succéda comme ambassadeur de France, de 1979 à ma mort en décembre 1993.
Tout est tellement mélangé que je ne comprends plus rien. Je vois partout des hommes en uniforme, des militaires français, des Casques bleus, des rebelles dans le Nord, séparé du reste du pays par cette véritable et vilaine balafre qu’on nomme pudiquement « zone de confiance », dont je me demande où elle se niche. Des coupeurs de routes, aussi, estampillés tels, et les officiels, les vrais « corps habillés » qui ne le sont pas moins, car eux aussi rançonnent les populations et les chauffeurs de gbakas, les minicars de transport en commun. Sur la route de Yamoussoukro, chez moi, j’ai vu des scènes surréalistes : de longues files de gens de toutes conditions, devant des postes de contrôle sauvages. C’est le domaine des « barragistes ». Ils tiennent ce qu’on appelle ailleurs des corridors. Heureusement, la basilique Notre-Dame-de-la-Paix de Yamoussoukro est toujours là, sous la garde vigilante de Mgr Siméon Paul Ahouana, l’évêque qui n’a eu de cesse dans ses prêches de rappeler à l’ordre – en vain – tous ceux qui ont pris le pays en otage, mes enfants.
Gbagbo ne m’étonne pas, il est resté le même, forte tête, spécialiste de l’agit-prop, madré et iconoclaste. Prêt à avancer, à chaque fois qu’on croit qu’il ne va pas oser. Il était pareil il y a trente ans, il y a quinze ans. Et les séjours à la caserne ou en prison n’y ont rien fait. Avec lui, le débat semble réduit à la seule compétition électorale, à la seule conquête du pouvoir. C’est une obsession. Il continue à demeurer ce qu’il a toujours été : un opposant. Y compris à la tête de l’État. Il en a gardé les réflexes et le comportement. Il est pour beaucoup dans la radicalisation de la violence politique qu’il a déjà voulu introduire quand j’étais aux affaires, car il n’a pu ou su enfiler l’habit du père de famille. Il aime les rapports de force. Je ne me fais aucune illusion avec lui. J’ai tout essayé, l’argent, les maroquins, il n’a jamais rien voulu entendre.
Je suis en revanche déçu et désespéré de Bédié. J’ai tout fait pour lui, je l’ai presque emmené partout avec moi. J’en ai fait un ambassadeur aux Nations unies et auprès du gouvernement américain, un haut fonctionnaire à la Banque mondiale, un ministre des Finances, un président de l’Assemblée nationale, un dauphin… Je lui ai laissé un parti fort et structuré. Un pays et des institutions stables. Pour quel résultat ? Il a joué à l’apprenti sorcier et s’est empressé de tourner la page que j’ai écrite sans l’avoir lue – les autres non plus, d’ailleurs. Sinon on n’en serait pas là, aujourd’hui. Je pensais qu’il se souviendrait qu’en 1966 j’avais proposé, il est vrai sans être suivi par les députés de mon propre camp, que les ressortissants des pays de l’Entente puissent jouir de la nationalité ivoirienne. Il l’a oublié pour se fourvoyer dans l’ivoirité, suscitant ici et là les accusations au mieux de xénophobie, au pire de racisme. Sa faute résidait moins dans la remise en cause de mon système de gestion des affaires et des hommes que dans son incapacité – le gâteau s’étant rétréci – à proposer et à expliquer aux populations un nouveau compromis qui fût autre chose que la simple désignation de l’étranger comme bouc émissaire.
Là où il allait dans le mur en klaxonnant, malgré les mises en garde, j’aurais usé de ma bonne vieille méthode, en alternant la carotte et le bâton. Je n’ai jamais définitivement exclu qui que ce soit. Il savait ce qu’il était advenu du « complot des jeunes » en 1963. À tous ses membres, qui furent arrêtés et jetés en prison, dont l’ancien Premier ministre Seydou Elimane Diarra, l’ex-ministre de la Défense Jean Konan Banny et le Pr Samba Diarra, j’ai publiquement présenté mes excuses quelques années plus tard. Et, à la plupart d’entre eux, j’ai octroyé des réparations, offert des postes dans les chancelleries ou dans la haute administration, et même dans mon gouvernement. Il paraît que de nos jours ça ne marche plus, qu’il n’y a plus d’argent, que ce sont des ficelles d’hier. Voire.
Bédié n’ignore rien de mes rapports avec l’armée, que j’ai toujours associée à l’administration des affaires publiques, éloignant, le cas échéant, dans une ambassade tout gradé qui manifestait des velléités de rébellion. Je ne me suis jamais permis de jouer avec les militaires. Il a vu qu’en mai 1991, quand le général Robert Gueï, son futur tombeur, et ses Bérets rouges sont violemment intervenus dans la résidence universitaire de Yopougon, je me suis refusé à sévir. Même si une commission d’enquête parlementaire avait établi la responsabilité de mes soldats dans les exactions et les viols. En décembre 1999, il a fait tout le contraire avec de simples sous-officiers et hommes de troupe, dont, par pusillanimité, il n’a pas voulu entendre les revendications. Mal lui en a pris, à lui et, malheureusement, au pays que je ne reconnais plus depuis. Et cela pourrait durer, car, outre les insurgés de septembre 2002 qui se sont repliés à Bouaké et dans l’Ouest, le général Mathias Doué a pris le maquis.
J’ai du mal également à voir clair dans la démarche de mon fils Alassane Dramane Ouattara. Son évolution m’a quelque peu surpris. Je croyais qu’il ne rentrerait pas dans l’arène politique, car il m’a fallu insister, en 1990, pour qu’il accepte de siéger au bureau politique du PDCI, en tant que numéro deux derrière moi. Je lui connaissais un caractère bien trempé, notamment à la fin de 1992, quand il m’a remis sa démission – que j’ai naturellement refusée – sans autre forme de procès, déjà à cause de propos relatifs aux ressortissants du Nord. J’espérais qu’il serait au-dessus de la fracture de la Côte d’Ivoire. Malheureusement, sans doute à son corps défendant, il incarne aujourd’hui une partie du pays. Et s’est lancé avec les autres qui ont ouvert, il est vrai, les hostilités dans une polémique autour des règles du jeu politique : identification des personnes, conditions d’éligibilité…
Alassane savait pourtant combien la situation était volatile, combien la moindre étincelle pouvait mettre le feu. Il a vécu comme mon premier chef de gouvernement les difficultés économiques, la renaissance au pluralisme politique avec son cortège de marches et de manifestations. La Côte d’Ivoire sortait exsangue de la « guerre du cacao » qu’elle a perdue, ouvrant ainsi la boîte de Pandore du désengagement de l’État sous la pression des bailleurs de fonds. Il savait comme nous étions seuls, la France d’un François Mitterrand malade ne pouvant guère nous venir en aide. Celle d’un Jacques Chirac se perdant déjà dans sa recherche d’une hypothétique nouvelle politique africaine. Logique, depuis la disparition de mon regretté Foccart, plus personne ne prend de décision nette et courageuse à Paris. La Côte d’Ivoire, qui était hier sur le front de la paix partout sur le continent – je ne peux compter le nombre de conflits que j’ai contribué à résoudre -, appelle ses frères et le reste de la communauté internationale à son chevet.
Et moi qui ai créé une Fondation pour la recherche de la paix, je ne peux plus rien faire.Sauf à regarder le spectacle d’un pays qui n’est pas le mien, qui n’a plus rien à voir avec celui que j’ai laissé en partage à ses enfants. Lesquels, maigre consolation, se réclament tous, aujourd’hui, de moi. Outre ceux qui se retrouvent dans le Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (RHDP), le président Gbagbo en personne se découvre une fibre houphouétiste. En témoigne, à l’occasion du centenaire de ma naissance, sa décision de confier à l’architecte Pierre Fakhouri (celui-là même qui a bâti Notre-Dame-de-la-Paix) le soin d’ériger un mémorial à ma gloire. Ce serait amusant, si l’heure n’était grave.

* La Guerre du cacao, Corinne Moutout, Jean-Louis Gombeaud et Stephen Smith, Éditions Calmann-Lévy.

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