Des plantes et des hommes

D’étude en étude, la science moderne confirme les découvertes de la pharmacopée traditionnelle. Jean-Marie Pelt a consacré un album au sujet.

Publié le 2 janvier 2006 Lecture : 11 minutes.

On l’appelle « l’herbe de la Saint-Jean » (son vrai nom est le « millepertuis »). On ignore depuis combien de siècles elle appartient à cette pharmacopée paysanne de cueillette dont les secrets se transmettent d’une génération à l’autre et qu’on a longtemps appelée, par une heureuse erreur de traduction, les « remèdes de bonne femme », en réalité de bonne réputation (du latin bona fama). Utilisée pour ses vertus calmantes bien avant que les laboratoires ne lui découvrent une teneur constante en hyperforine de 5 %, elle est devenue depuis les années 1980 l’antidépresseur le plus vendu en Allemagne, exploité en France sous l’étiquette de Mildac.
Or voilà qu’une étude clinique comparative, publiée dans une revue scientifique internationale, British Medical Journal, accorde au millepertuis un effet au moins égal à ceux des antidépresseurs classiques dans le traitement des déprimes modérées, avec moins d’effets secondaires. La nouvelle intéressera tout particulièrement les Français, qui détiennent le record absolu de la consommation de tranquillisants.
Il ne se passe guère de mois à la vérité où l’on n’apprenne, par des revues médicales qui font autorité dans le monde, qu’un nouveau principe actif, isolé d’une plante rare ou commune, est efficace contre telle maladie parmi les plus répandues. Récemment encore, des chercheurs américains ont démontré les bienfaits anticancéreux de l’acide oléique extrait de l’huile d’olive. Il en résultera dans quelques années un nouveau médicament.
Les Vertus des plantes, c’est d’ailleurs le titre tout simple – mais ne les appelle-t-on pas aussi des « simples » – du bel album que vient de leur consacrer leur ami et spécialiste Jean-Marie Pelt. Une autre façon de raconter l’inépuisable histoire de la vie, et pour nous de la lire avec un autre regard, comme on feuillette un herbier. Les plantes appartiennent à l’histoire du vivant. Issues il y a trois millions d’années des algues de la mer, elles se sont développées par milliards sur toute la planète bien avant l’apparition de l’homme.
Comment les humains ont-ils appris que par une sorte de loi de la nature elles n’avaient pas seulement une vocation d’ornement ou de nourriture, mais qu’elles détenaient aussi dans le secret de leurs fibres le pouvoir de les protéger, de les soigner, de les guérir ? Sans doute par les animaux, qui ont su les premiers tirer profit de leurs capacités thérapeutiques auxquelles elles doivent leur statut de plantes médicinales. Aristote remarque que les chiens se débarrassent de leurs vers en mangeant du blé au champ. Les gardiens du zoo de Copenhague ont récemment observé que les singes manifestaient une préférence pour les produits bio. Dans l’ouest de la Tanzanie, les chimpanzés de la région de Mahalé se purifient de leurs parasites intestinaux en mastiquant la moelle des jeunes pousses d’un arbuste, le Vermonia amygdalina.
Le plus ancien corps humain jusqu’ici découvert en relativement bon état, celui d’Otzi, conservé depuis 5 300 ans dans le congélateur naturel du glacier de Similaun près de Bolzano (dans les Alpes italiennes), portait un collier de champignons séchés dont il se nourrissait pour traiter sa trichinose. L’examen de sa peau et de son squelette révéla des tatouages exactement superposés à ses lésions d’arthrose. Sans doute s’agissait-il de tatouages thérapeutiques comme il s’en pratique encore au Tibet et en Sibérie. Bien avant le Grec Hippocrate, créateur de la médecine scientifique, les premières pharmacopées égyptiennes et mésopotamiennes dressaient des listes de centaines de plantes thérapeutiques, dont l’aloès, le chanvre, la jusquiame, le pavot, le ricin – on en compte trois cents espèces dans un document babylonien. Elles étaient utilisées comme aujourd’hui en pilule, pommade, lotion, poudre et même suppositoire.
Le traité de Dioscoride, médecin grec des armées de Néron, en énumérait plus de cinq cents dans les cinq volumes de son De materia medica (« Sur la matière médicale »). Cinquante-quatre d’entre elles figurent toujours sur la liste des espèces médicales essentielles publiées en 1978 par l’Organisation mondiale de la santé.
Du pavot était extrait l’opium, auquel il n’est pas interdit d’attribuer l’origine du stoïcisme, s’il est vrai que l’empereur Marc Aurèle lui devait de rester impassible face à la douleur : son médecin de Pergame, Claude Galien, lui en administrait pour calmer ses migraines. En Chine, le plus ancien traité de thérapie, tardivement rédigé sous la dynastie Han, doit son nom de Shennong bencao ging à l’empereur qui en avait testé les produits sur sa propre personne au IIIe millénaire avant Jésus-Christ. On trouve, dans ce bencao, des plantes médicinales aussi riches en substances que l’armoise annelée, qui a récemment donné naissance à toute une famille d’antipaludiques ; et pêle-mêle le datura, l’éphédra, l’ergo de seigle, le rauwolfia, le pavot, la réglisse, la rhubarbe, toujours présents dans nos pharmacopées, sans oublier le camphre, la cannelle, le poivre et l’incontournable ginseng.
Dans son amour supposé des hommes et des bêtes, la « bonne nature » va-t-elle jusqu’à leur indiquer les plantes propices à leurs maux ? On rencontre ici la théorie dite des signatures. De toutes les leçons de sagesse de la création, elle est une des plus séduisantes dans sa logique édénique, au point que Jean-Marie Pelt la reconnaît comme « un mode de réflexion propre à la pensée sauvage ». Elle demeure l’une des bases fondamentales de l’homéopathie moderne. Le livre en fournit des exemples aussi troublants que pittoresques. Pourquoi le haricot est-il tout naturellement destiné aux maladies du rein, et la noix à celles du cerveau ? Parce qu’ils en ont la forme. On a récemment isolé dans l’huile de noix des acides nécessaires au fonctionnement du système nerveux et donc du cerveau. Pourquoi les paysans des montagnes du Bourdonnais soignent-ils leurs hémorroïdes avec des racines de sicaire ? Parce que leurs ancêtres avaient observé que les renflements de ces racines étaient en tous points analogues à ceux des hémorroïdes : encore une « signature » confirmée par les essais cliniques et pharmacologiques.
Mais l’exemple le plus frappant est celui de l’aspirine. Il résume, nous dit Jean-Marie Pelt, les grandes étapes de l’histoire de la pharmacie. Sa mise au point est le résultat de trois « signatures » thérapeutiques. Dans les années 1750, un savant anglais, Edmund Stone, intrigué par la présence de nombreux saules dans les zones marécageuses où sévit la malaria, est saisi d’une double intuition : les arbres ne seraient-ils pas protégés par leur écorce, qui pourrait alors guérir les fièvres des humains ? Il le vérifie par des observations cliniques. Comme cette écorce a le même goût amer que celle du quinquina, il en déduit qu’utilisée en décoction elle devrait être efficace contre le paludisme. Une troisième « signature » lui donne à réfléchir : constatant la ressemblance entre les rameaux des saules – souples et flexibles – et la forme des articulations humaines, il se dit que leur écorce devrait également pouvoir soigner les ankyloses articulaires et les douleurs rhumatismales.
L’histoire allait connaître encore cinq rebondissements avant d’aboutir à l’aspirine. En 1829, le pharmacien français Pierre-Joseph Leroux isole à partir d’un extrait d’écorce de saule un constituant qu’il nomme salicyline. À peu près à la même époque, son confrère suisse Johann Pagenstecher distille des fleurs de reines-des-prés (Spirea ulmaria) et en obtient l’aldéhyde salicylique, que l’Allemand Karl Löwig allait oxyder en acide salicylique. Ce dernier présentant la même structure de base que la salicyline. Le Strasbourgeois Charles Gerhardt, issu de la célèbre faculté de Montpellier, étudia l’acétyle pour la première fois. Il faudra encore qu’un troisième savant français, Guerland, en réussisse la synthèse pour qu’un chimiste allemand de l’entreprise Bayer, Felix Hoffmann, entreprenne la fabrication industrielle de l’acide scientifiquement dénommé alors « acide salicylique ». Ainsi fut élaborée et lancée l’aspirine joliment dérivée de Spirae, cette humble reine-des-prés qui allait donner naissance au roi des médicaments.
De cette fable vraie de la science, Jean-Marie Pelt tire une morale aux accents métaphysiques : « La plante qui aura révélé ses propriétés trouvera tout naturellement sa place dans l’ordre cosmique où tout est relié, tout se tient. » Pour autant, il n’oublie pas dans son savant répertoire les redoutables plantes aux charmes mortels, et pose la question refoulée dans bien des inconscients : quelle est la plus toxique de toutes ? Il désigne, avec la plupart des experts, l’aconit, cette magnifique hampe de fleur violette qui orne l’été les montagnes européennes. Par l’aconitine qu’elle contient, elle est l’espèce végétale la plus dangereuse de ces contrées. Son tubercule a l’apparence innocente d’un navet. Malheur à qui s’y laisserait prendre. « Cinq milligrammes de ses racines, et c’est la mort assurée dans une énorme sensation d’angoisse par blocage du centre respiratoire bulbaire. »
Y aurait-il donc chez les plantes – comme chez les humains – des natures maléfiques capables non seulement de tuer, mais de permettre le crime parfait ? La réponse tient dans cette autre loi universelle que le bien et le mal sont indissociables ; chacun peut servir à l’autre selon l’usage qu’on en fait. Des composés toxiques du monde végétal permettent à certains animaux de se protéger contre leurs prédateurs. Le papillon Danaïs mâle prélève sur différentes plantes les alcaloïdes mortels pour les oiseaux qui le dévorent, mais inoffensifs pour lui-même. Les chats satisfont des besoins qu’on ignore en se droguant avec deux plantes courantes : Nepeta cataria et la valériane officinale (Valeriana officinalis), dont les molécules les mettent en transe pendant une bonne dizaine de minutes. Cette même valériane agit, en revanche, sur l’homme comme un puissant sédatif. L’aconitine est utilisée en allopathie contre les névralgies faciales. En homéopathie, elle calme les réactions de peur de la mort qu’elle provoque en état d’intoxication. Serait-ce là une « signature » à l’envers ?
Dans le traitement du cancer, Jean-Marie Pelt distingue deux espèces végétales auxquelles il accorde ce qu’il appelle des « titres de noblesse ». La première, la pervenche de Madagascar à fleurs roses, est à l’origine d’un médicament qui a modifié le pronostic jusqu’alors sans espoir des leucémies. La découverte fortuite de ses propriétés est une illustration saisissante de la rencontre entre les caprices du hasard et les intuitions de la science, si fréquente dans la saga hautement romanesque des plantes médicinales. C’est en vérifiant sa réputation – imméritée – d’antidiabétique que les essais de laboratoire mirent en évidence ses effets de blocage du système immunitaire et de raréfaction des globules blancs dans le sang des animaux de laboratoire. Il en résulta l’apparition sur le marché de deux médicaments anticancéreux : le velbé, utilisé dans le traitement de la maladie de Hodgkin (un cancer longtemps inexorable des ganglions), et l’oncovin, prescrit contre les leucémies aiguës. C’est alors que la science allait surpasser la nature. Une équipe du CNRS, après de multiples tentatives de synthèse, réussit à obtenir une nouvelle substance inexistante dans la plante, dotée de propriétés anticancéreuses plus puissantes. Commercialement exploitée sous le nom de Navelbine, elle est aujourd’hui un des médicaments efficaces du cancer du sein et de certains cancers du poumon.
La deuxième espèce végétale distinguée par Jean-Marie Pelt illustre une histoire non moins captivante : celle de l’if, dont la réputation d’empoisonneur était déjà redoutée dans l’Antiquité par un de ses plus célèbres savants, Dioscoride. Plus proche de nous, la chronique du Père-Lachaise rapporte que des chevaux de corbillard sont morts d’avoir grignoté ses branches – sa longévité légendaire en faisant l’ornement par excellence des cimetières.
Toutes les parties de la plante sont toxiques, hormis la pulpe rouge qui entoure les graines. On en fit la découverte lorsque les laboratoires américains, mobilisés par le président Clinton à l’orée de l’an 2000 dans une campagne nationale contre le cancer, passèrent au crible quelque 35 000 espèces. L’extrait d’if se révéla parmi les plus prometteurs. De son écorce, on isola une molécule, le taxol, qu’un chercheur français, le professeur Pierre Potier, transforma en un médicament considérablement plus efficace, le Taxotère.
Taxol et Taxotère figurent parmi les principaux médicaments contre le cancer. Leur élaboration est significative des méthodes de développement de la recherche pharma- ceutique dont elle résume les étapes. On découvre une plante active, puis dans celle-ci une ou deux molécules responsables des effets constatés ; on produit ces molécules par extraction si la culture de la plante est possible, ou à défaut par synthèse soit de la molécule elle-même, soit de dérivés voisins aux propriétés légèrement différentes, mais que la recherche ne cessera d’améliorer.
Car ces plantes n’ont heureusement pas dit leur dernier mot, nous assure Jean-Marie Pelt au terme de son captivant roman de la pharmacopée séculaire des hommes et du monde. S’en exhalent d’une page à l’autre les parfums magiques qui faisaient le charme des officines d’autrefois. Les étagères de sombres bocaux ornés d’inscriptions latines en lettres dorées ont laissé la place aux casiers coulissants où s’ordonnent par ordre alphabétique les milliers de spécialités prescrites par les médecins quotidiennement démarchés par les laboratoires.
Une autre compétition se poursuit cependant dans tous les pays pourvoyeurs de plantes médicinales. Des équipes de scientifiques espèrent encore débusquer dans leur inlassable exploration des flores indigènes la feuille, la tige ou la racine dont les molécules miracles, enfouies en elle depuis les premiers temps de la vie, feront reculer la maladie et la mort. Et procureront de nouvelles fortunes aux multinationales du médicament qui se disputent à coups de milliards de dollars ce marché exponentiel.
« Les plantes n’ont pas besoin de nous, conclut avec bonheur Jean-Marie Pelt, mais nous avons besoin d’elles pour respirer, nous nourrir et nous soigner. » Et peut-être pour simplement survivre dans une planète devenue suicidaire par l’étendue de ses dévastations et l’affolante accélération de l’extinction des espèces. On dira que ce n’est pas nouveau. Lamarck se désolait déjà « de voir partout détruire les grands végétaux qui protègent le sol », comme si l’homme était « destiné à s’exterminer lui-même » après avoir rendu le globe inhabitable. C’était en 1820, plus d’un siècle avant l’avènement de l’écologie.
Mais est-ce plus rassurant ?

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