Déby à quitte ou double

Tentatives d’assassinat, mutineries à répétition, attaques rebelles dans l’Est : le chef de l’État paraît de plus en plus menacé. Y compris par les siens.

Publié le 2 janvier 2006 Lecture : 10 minutes.

« Ce n’est pas parce qu’Idriss Déby a marché sur N’Djamena à partir de l’est que n’importe quel aventurier va faire la même chose. » Cette petite phrase du président tchadien est tout sauf une boutade. Ce jour-là, le 16 novembre dernier, il lance un défi à ses adversaires. En substance : « Venez me chercher si vous en êtes capables. » Sang-froid ou arrogance ? En tout cas, l’homme ne cédera pas le pouvoir de lui-même. Depuis octobre dernier, les désertions se multiplient dans son armée et son clan, mais l’ancien chef de guerre ne veut pas abdiquer.
Quand il reçoit des visiteurs dans sa résidence privée du périmètre de la présidence à N’Djamena, Idriss Déby apparaît fatigué mais ne montre pas de signe de fébrilité. « Ils pensent que je vais partir, dit-il en parlant de ceux qui l’ont lâché, mais je resterai parce que c’est mon devoir. » En d’autres termes, « c’est moi ou le chaos ». À l’extérieur de sa résidence, une quinzaine d’hommes armés montent la garde. Depuis trois mois, Idriss Déby prend mille précautions. Il fait la navette entre N’Djamena et Abéché, où il a également une résidence. Il dort rarement deux nuits de suite au même endroit. En brousse, il circule en convoi de tout-terrains tous semblables, pour échapper à un éventuel guet-apens. Il se déplace avec un revolver à la ceinture, comme au temps du maquis. On dit même qu’il a fait confisquer les téléphones portables d’un certain nombre de ses gardes pour éviter tout contact avec les déserteurs. Quinze ans après son arrivée au pouvoir, l’homme veut croire qu’il n’est pas fini. Mais beaucoup en doutent.
Idriss Déby, c’est d’abord un combattant. Depuis la guerre civile de 1979, le pouvoir est aux mains des chefs de guerre nordistes. « Les Sudistes sont les éternels laoukouras, condamnés à demeurer des nègres gratte-papier que l’on essore, jette, récupère et réutilise au gré des circonstances », lâche l’opposant Saleh Kebzabo. Comme les Sudistes sont majoritaires, chaque élection présidentielle est arrangée. En 1996, les magistrats de la cour d’appel chargés de valider les résultats ont été achetés par l’État. Ils l’ont avoué récemment. En 2001, les candidats de l’opposition, qui contestaient les résultats, se sont tous retrouvés en prison. À N’Djamena, le pouvoir est au bout du fusil. Idriss Déby est l’un des rares chefs militaires à avoir survécu aux multiples combats de ces vingt-cinq dernières années.
« Déby a eu la baraka », disent beaucoup de Tchadiens. Né près de Fada dans le nord-est du pays en 1952, ce fils d’un modeste berger de la communauté zaghawa est avant tout un nomade. Aujourd’hui encore, il aime prendre le volant d’un tout-terrain et bivouaquer en plein désert. Lycée à Abéché et Bongor. École militaire de pilotage en France. À son retour au Tchad, en 1979, le sergent Déby se rallie aux Forces armées du Nord (FAN) d’Hissein Habré. En 1982, il dirige un premier rezzou victorieux sur N’Djamena à partir du Soudan. Chef d’état-major de Habré, le colonel Déby chasse ensuite les Libyens d’Abéché et mène une répression féroce contre les rebelles « codos » du sud du pays. En septembre 1984, plusieurs chefs de canton du Moyen-Chari sont assassinés. C’est « septembre noir ». Idriss Déby a-t-il participé aux tueries ? « Non, elles ont été commises par une unité spéciale, pas par l’armée », affirme-t-il aujourd’hui. En 1985, Hissein Habré commence à se méfier de lui. Il l’envoie à l’École de guerre à Paris puis, un an plus tard, le nomme conseiller militaire à la présidence. Un excellent poste d’observation pour voir venir.
Le succès d’Idriss Déby tient beaucoup à sa légende – vraie ou fausse – de grand capitaine. Auprès des officiers français de l’École de guerre, il s’est bâti la réputation d’un renard du désert. Comme Rommel à Tobrouk ou Leclerc à Koufra, il passe pour un stratège des rezzous mécanisés. Un chasseur. Mais en 1986-1987, c’est son cousin Hassan Djamous, devenu chef d’état-major, qui détruit les chars libyens de Ouadi Doum et de Maaten Es Sara à coups de missiles sol-sol montés sur des tout-terrains lancés à 80 km/h. Le héros de la libération du Nord, c’est Djamous, pas Déby.
Le 1er avril 1989, c’est la rupture. Hissein Habré veut faire arrêter les deux guerriers zaghawas. Djamous et Déby s’enfuient de N’Djamena avec quelques fidèles à bord d’une dizaine de véhicules. Commence une poursuite mortelle de 800 kilomètres jusqu’à la frontière du Soudan. Hassan Djamous est capturé, ramené à Ndjamena et tué – sous les yeux d’Hissein Habré, dit-on. Idriss Déby parvient à échapper à ses poursuivants. La baraka. Ou l’instinct de survie. Si Djamous avait survécu, Déby n’aurait sans doute pas connu la même fortune politique…
Cela dit, Idriss Déby n’est pas seulement un seigneur de la guerre. Pendant ses vingt mois de rébellion, il se révèle un fin politique. À la plus grande surprise d’Hissein Habré. Dans son maquis soudanais, il crée le Mouvement patriotique du salut (MPS). Il parvient à y rassembler tous ses parents zaghawas, mais aussi les combattants hadjéraïs de Maldom Bada Abbas. Surtout, en cette époque de guerre froide, il réussit le tour de force de s’attirer à la fois les bonnes grâces de la France et de la Libye. François Mitterrand ne pardonne pas à Hissein Habré l’assassinat du commandant Galopin, l’officier français venu négocier en vain la libération de l’otage Françoise Claustre dans le maquis du Tibesti en 1975. Mouammar Kadhafi, lui, ne supporte pas la présence à N’Djamena de contras libyens entraînés et équipés par la CIA.
Fort de ces soutiens, Déby, le rebelle, voyage. Tripoli, Lomé, Ouagadougou et, secrètement, Paris. Les contacts sont payants. Le 10 novembre 1990, quand le MPS lance ses colonnes motorisées sur Tiné et Iriba à partir du territoire soudanais, les armes sont libyennes. Mieux, quand Hissein Habré tente une contre-attaque, la France refuse de lui livrer les photos aériennes des positions rebelles. Le 1er décembre, le régime Habré s’effondre. Le lendemain matin, un officier burkinabè est déjà sur place. Dans un hôtel de la capitale tchadienne, il attend discrètement l’arrivée de la colonne d’Idriss Déby, annoncée dans l’après-midi. C’est le colonel Gilbert Diendéré, l’homme de confiance de Blaise Compaoré. Avant même l’entrée des rebelles dans la capitale, quelques « bonnes fées » africaines se penchent sur le berceau du nouveau régime…
Après Déby la baraka, voici Déby l’équilibriste. L’homme est pragmatique. Moins rigide que son prédécesseur. C’est sans doute la clé de son succès. Depuis le jour où il a échappé aux troupes d’Hissein Habré, c’est aussi un maître de l’esquive. Il joue alternativement le nomade ombrageux et l’homme urbain, convivial. Il pratique sans le moindre scrupule un mélange de séduction et de brutalité. Côté séduction, il sait être simple, presque chaleureux avec certains de ses visiteurs. Il ne manque pas d’humour. Au début de son règne, il vide les prisons-mouroirs de son prédécesseur, tolère une presse d’opposition et organise une conférence nationale en 1993.
Côté brutalité, il s’appuie résolument sur son clan zaghawa. Tant pis pour ceux qui n’acceptent pas le système clanique. En 1993, Abbas Koty, le dissident, est assassiné à son domicile de N’Djamena. La même année, la rébellion sudiste de Laokin Bardé est réprimée dans le sang. Quant aux manifestations de rue, elles sont de facto interdites. En 2001, au lendemain de la présidentielle, les partisans de l’opposition se rassemblent dans la capitale. Les forces de l’ordre tirent. Un mort. Quand Idriss Déby tient meeting, on ne voit pas de grands débordements d’enthousiasme. Mais le président s’en moque. « Mieux vaut être craint et respecté qu’aimé et insuffisamment respecté » (Le Prince, Machiavel).
La nouveauté, aujourd’hui, c’est que les rebelles appartiennent au clan. Le coeur du système est menacé. Non seulement des militaires zaghawas se mutinent, comme le lieutenant-colonel Daoud Ali, de l’escadron blindé d’Adré, ou le colonel Ali Orozi, ancien commandant de la région militaire de Bardaï, à la frontière libyenne. Mais des hommes du premier cercle passent à l’ennemi. La défection des frères jumeaux Tom et Timane Erdimi, du sous-groupe des Bideyats, est un coup dur pour le chef de l’État. Depuis quinze ans, ils avaient en charge les dossiers les plus sensibles : les élections, le pétrole, le coton. Ils étaient les confidents. S’ils décident de parler…
C’est en novembre 2003 que le clan se fissure. Le MPS tient congrès. Les proches du président annoncent qu’il va faire réviser la Constitution pour pouvoir se représenter en 2006. Pour les frères Erdimi et quelques autres, cela signifie la présidence à vie, voire plus tard une transmission dynastique du pouvoir au fils Brahim, 28 ans. Fini la collégialité du clan et les prises de décision collectives. Certains membres du groupe décident alors de se débarrasser du chef. « Chez les Gaulois, quand on estimait que le roi avait fait son temps, on le noyait dans une cuve de bière ou d’hydromel », commente un observateur politique français. Pour les conjurés, il faut préserver la « royauté élective » où le chef est « plus un équilibrateur ou un distributeur de richesses qu’un détenteur du pouvoir civil et militaire »*.
Première tentative d’élimination, en mai 2004. Plusieurs gardes zaghawas envisagent d’assassiner Idriss Déby au Palais. Ils sont dénoncés et arrêtés. Seconde tentative, en octobre 2005. Cette fois, les dissidents zaghawas se retranchent derrière la frontière soudanaise, dans le massif montagneux du Djebel Marra, et forment le Scud (Socle pour le changement, l’unité nationale et la démocratie), dont l’homme fort n’est autre que Tom Erdimi. Idriss Déby va-t-il tenir ? Pour cela, il doit conserver au moins deux cartes : la santé et l’armée. Depuis l’alerte médicale de juillet 2003, il se rend tous les six mois à l’hôpital américain de Neuilly, près de Paris. Est-ce une colopathie ou un problème au foie ? En tout cas, la maladie semble longue à soigner. Du côté de l’armée, il tente de colmater les brèches ouvertes par les déserteurs. Aujourd’hui, il s’appuie sur quelques fidèles : le général Oki Dagache, un Teda du Nord-Est qui ne l’a jamais laissé tomber, le nouveau chef d’état-major, Banyara Kossingar, un baroudeur sudiste qui a fait l’École de guerre avec lui, et enfin le vieux compagnon Mahamat Saleh Brahim à la tête de la nouvelle unité qui remplace la Garde républicaine. Mais tout cela est vain si la troupe ne suit pas. En octobre dernier, elle a refusé de tirer sur les mutins, parce qu’il s’agissait de frères zaghawas. Il est vrai que, à l’inverse, les rebelles du Scud répugnent à attaquer leurs parents loyalistes. Du coup, Idriss Déby essaie de négocier discrètement des ralliements.
Cela dit, l’armée n’est pas tout. Même au Tchad. Fondamentalement, le pouvoir vacille parce que Déby l’équilibriste a laissé place à Déby le solitaire. La base politique du chef de l’État s’effrite. En juin 2005, le référendum constitutionnel s’est soldé par une abstention massive. La coordination de l’opposition animée par Ibni Oumar Mahamat Saleh réclame ouvertement son départ, la mise en place d’un gouvernement de salut public et l’organisation d’un forum national pour préparer des élections libres. « Le temps de Déby est compté », disent ses opposants.
Pour ce passionné de jeux de cartes, il reste toutefois un atout maître, la communauté internationale. Paradoxalement, la crise du Darfour est une chance pour lui. Au nom de la stabilité régionale, la Libye et la France – toujours elles – préfèrent Idriss Déby à l’aventure. D’autant que ces deux pays n’ont pas d’homme de rechange. Du moins pour l’instant. Tom Erdimi ne convainc guère à Tripoli et à Paris. Son exil à Houston, auprès des pétroliers américains, suscite plus de méfiance qu’autre chose. Concrètement, la France a renforcé son dispositif militaire à Abéché, dans l’est du Tchad, avec l’arrivée d’une compagnie motorisée et de deux pelotons équipés de blindés légers de type Sagaie. Six Mirage F1 basés à N’Djamena et Abéché font de la reconnaissance le long de la frontière soudanaise. Côté sous-régional, les présidents Bongo Ondimba et Sassou Nguesso ont envoyé très discrètement une mission conjointe auprès des rebelles du Scud pour trouver une solution politique au conflit.
Est-ce un répit pour Idriss Déby ? Jamais il n’a été en si mauvaise posture. En témoigne la violente attaque que ses forces ont dû repousser le 18 décembre à Adré, à la frontière soudanaise. Le président tchadien sait que, dans un régime militaire ou clanique, personne n’est à l’abri d’un putsch à la mauritanienne. Mais il rappelle : « Les gens oublient que je suis un vieux soldat qui garde toujours un oeil ouvert. » Idriss Déby a la baraka. Jusqu’à quand ?

* La Civilisation celtique, par Joseph Guyonvarc’h et Françoise Le Roux, Éditions Ouest-France.

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