Comme « Neige » au soleil de Turquie

Le roman de l’écrivain turc Orhan Pamuk, prix Médicis 2005, mêle action, suspense et réflexion politique.

Publié le 2 janvier 2006 Lecture : 3 minutes.

L’auteur du Livre noir (1995) et de Mon nom est Rouge (2001), le Turc Orhan Pamuk, 53 ans, est inculpé par une cour d’Istanbul pour « dénigrement public de l’identité turque » après avoir affirmé dans le journal suisse Tages-Anzeiger : « 30 000 Kurdes et près d’un million d’Arméniens ont été tués et personne d’autre que moi n’ose le dire. » Cette déclaration, reprise par la presse stambouliote, lui a valu un procès reporté à février 2006.
Menacé de mort et traité de « créature abjecte » par le quotidien Hürriyet, le romancier – traduit dans une vingtaine de langues et régulièrement cité pour le prix Nobel – risque jusqu’à trois ans de prison. Une pétition (signée entre autres par Salman Rushdie, J. M. Coetzee et Paul Auster) circule en sa faveur sur Internet. De leur côté, les intellectuels turcs – déjà froissés par l’expression « personne d’autre que moi n’ose le dire » – ont étés scandalisés quand une conférence sur la question arménienne prévue cette année a été purement et simplement annulée à cause du scandale occasionné.
La dernière livraison du romancier, couronnée en France par le prix Médicis du roman étranger, n’adoucira probablement pas l’humeur d’Ankara. Avec Neige, Orhan Pamuk nous livre un conte magnifique, crépusculaire et paranoïaque, situé à l’époque contemporaine. Ka, un Turc exilé à Francfort, vient à Kars, une petite ville de la frontière turco-arménienne, pour enquêter sur plusieurs cas de suicides de jeunes femmes voilées. Ou peut-être vient-il y chercher l’amour, sous les traits de la belle Ipek. Ou la poésie, sous la forme d’un recueil intitulé Neige. Ou la clé de son existence qui apparaît et disparaît au gré des rencontres. Ou, encore, peut-être vient-il servir la République qui se voit ou se croit – en danger d’islamisation. Car, très vite, on ne sait plus. Dans ce lieu complètement isolé, sorte de Turquie en miniature ensevelie sous la neige, le vrai, le faux et le vraisemblable couvrent le sens de l’histoire – la petite, celle du roman, et la grande, celle du pays. Ka, qui veut se concilier tout le monde – la femme qu’il aime, l’ex-mari de celle-ci, les étudiants en colère et les agents du renseignement -, finit par nager en eau trouble.
Un soir, à la veille d’élections à haut risque, le théâtre local donne une pièce kémaliste des années 1930 devant un parterre de prédicateurs religieux. Et là, tout bascule. Sous les yeux du public médusé, le coup de théâtre est un coup d’État. À moins que ce ne soit l’inverse. L’armée tire sur les spectateurs, l’acteur principal – une vedette déchue qui se prend pour Atatürk – s’empare du pouvoir et le dernier acte instaure le couvre-feu dans la petite ville de Kars.
L’opération, ourdie par l’armée, est destinée à neutraliser les islamistes et les Kurdes sur le point de gagner les élections municipales. Sauf que ce coup de force d’opérette révèle la loi du faux-semblant. Aucun personnage n’y échappe : l’islamiste cache un séducteur, la femme voilée un amant secret, le comédien d’avant-garde un dictateur, et le poète un romancier. Et partout dans cette petite ville ignorée de tous, des gauchistes aux islamistes, les rodomontades nationalistes ou communautaires dissimulent mal une obsession – presque une obnubilation – de l’Europe. Une scène d’anthologie dépeint la foire d’empoigne des opposants au coup d’État – religieux, libéraux, Azéris et Kurdes -, incapables de s’entendre sur les termes d’un communiqué de presse adressé à « l’humanité tout entière » et tétanisés à l’idée d’apparaître « idiots aux yeux des Européens ». En ces temps d’adhésion à l’Union européenne, on appréciera la charge.
Roman de la duplicité et du dédoublement, Neige, par un étrange paradoxe, est aussi le roman du cloisonnement et de l’insularité. La ville de Kars est tout aussi coupée du monde que Ka est enfermé dans son exil. Par-delà l’amour, l’amitié ou l’engagement, des barrières infranchissables se dressent entre les êtres : mur de mensonges, voile de suspicion, manteau de neige et, surtout, écran du poème. Alors qu’autour de lui on menace, on complote et on tue, Ka, le « derviche » inspiré, est paralysé par la rime à venir.
Métaphysique, mélancolique et politique, cette histoire à double fond offre également une admirable énigme à déchiffrer. Une énigme en forme d’étoile à six branches, universelle et unique comme un flocon de neige.

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