Boubacar Boris Diop

Attaché viscéralement aux valeurs panafricaines, l’écrivain sénégalais revendique haut et fort l’héritage de l’historien Cheikh Anta Diop.

Publié le 2 janvier 2006 Lecture : 9 minutes.

Ce qui frappe, de prime abord, c’est son calme, son regard presque effacé. Pourtant, derrière ses lunettes sages, Boubacar Boris Diop cache un tempérament de feu. Lorsqu’il s’agit de défendre son continent, le Cavalier (du nom de l’un de ses romans) enfourche son destrier : « De quel droit ose-t-on s’attaquer ainsi à l’Afrique et aux Africains ? »

Né en 1946 à Dakar, Boubacar Boris Diop a fait toutes ses études au Sénégal. Il y a enseigné la philosophie et les lettres, avant d’intégrer l’école de journalisme de Dakar et de participer à la création de journaux tels que Sud Quotidien et Le Matin.

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Il a 17 ans lorsqu’il écrit La Cloison, un texte dont il tirera son premier roman, Le Temps de Tamango (1981), où il dénonce le racisme à travers la révolte d’un esclave. Une inspiration qui ne doit rien au hasard. Dans le lycée du jeune Boris, un Français du nom de Nègre – cela ne s’invente pas – professait une haine viscérale contre l’égyptologue Cheikh Anta Diop et ses théories sur l’origine noire de la civilisation pharaonique. « Cheikh Anta est un fou, claironnait-il. Il n’a sa place que dans un asile. » Boris se révolte. Sèche les cours. Et commence à noter, sur des bouts de papier, les idées qui nourriront ses oeuvres futures. Il s’attaque à l’hypocrisie politique, combat vigoureusement le Parti socialiste au pouvoir, refuse les diktats intellectuels et religieux.

Sous sa plume nerveuse, les titres s’enchaînent : deux romans, Les Tambours de la mémoire (1987) et Les Traces de la meute (1990), une pièce de théâtre, Thiaroye, terre rouge (1990). Salué par la critique pour la densité de ses écrits et de ses réflexions, « Boris » obtient le Grand Prix du Sénégal pour les lettres. Un autre roman, Le Cavalier et son ombre (1997), recevra en 1998 le Prix Tropiques de la Caisse française de développement. Quelques mois plus tard, dans le cadre du projet « Écrire par devoir de mémoire » de Fest’Africa, l’auteur découvre l’ampleur du génocide rwandais de 1994. Il publie en 2000 Murambi, le livre des ossements. Des pages poignantes.

Il cosigne aussi des livres polémiques, l’écriture servant à briser les tabous : Les Chaînes de l’esclavage (1997), à l’occasion du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage en France, Négrophobie (2005) avec Odile Tobner et François-Xavier Verschave. « Pour moi, soutient le romancier, l’engagement se traduit moins dans les textes que dans la vie même de l’écrivain en tant que citoyen. On peut écrire, mais il ne faut pas trop se faire d’illusions. Seule compte l’action sur le terrain. »

Cet auteur rebelle construit son oeuvre depuis son pays, le Sénégal, et s’oriente de plus en plus vers l’écriture en wolof. Une façon, pour le disciple de Cheikh Anta Diop, de dire que seules les langues de l’Afrique portent l’avenir de sa littérature.

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Jeune Afrique/L’intelligent : Vous n’avez plus publié de roman en français depuis Murambi, le livre des ossements. Vous vous faites désirer ?

Boubacar Boris Diop : Je suis simplement sur d’autres urgences. Si on ne m’a pas lu, on m’a par contre beaucoup entendu. Dans les colloques, les salons…

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Pour dire quoi ?

Pour dénoncer le courant négationniste et révisionniste qui s’affiche de plus en plus ouvertement en Europe. Avec des gens qui disent à peu près ceci : « La traite négrière, ce n’était pas si grave que ça, et la colonisation, ce n’était pas si mal que ça. » Des livres écrits par des auteurs français sont acclamés dans la patrie des droits de l’homme, alors qu’ils reposent sur une double contestation, de génocide et de crime contre l’humanité. Ils accompagnent et justifient le racisme de plus en plus affiché des sociétés européennes.

D’autres ouvrages soulignent le sous-développement de l’Afrique et son enlisement dans de perpétuels conflits…

En Europe, les plumitifs qui en font des gorges chaudes sont dépourvus de toute légitimité. C’est comme si un Africain se proclamait grand ami et défenseur de l’Europe ! Supposez qu’il ajoute l’ignorance à la bêtise, en mettant sur le même plan des pays aussi différents que la Biélorussie, la Norvège, l’Italie, la Bulgarie, les Pays-Bas, etc., puis intitule « Réflexion sur l’Europe » le fruit de ses élucubrations : qui donc le prendrait au sérieux ?

Pourtant, il se trouve des Africains pour souscrire à ce pessimisme.

Pour certains, la situation du continent est si désespérée que toutes les critiques sont bienvenues. D’autres souffrent d’un complexe d’infériorité, à l’image de cet esclave nouvellement affranchi dont parle Cheikh Anta Diop : il passe le seuil de la plantation, mais, effrayé par l’étendue de sa liberté, revient de lui-même se mettre au service de son maître…

Vous reprenez le combat de Cheikh Anta Diop, en somme ?

Je dirais que c’est le combat de Cheikh Anta Diop qui se poursuit.

Mais votre cause s’est fragilisée avec le temps… Peut-être en raison de la fracture née au sein de la diaspora noire qui, dans les années 1940, luttait contre le colonialisme.

C’est vrai. Au cours des trente dernières années, cette diaspora, déjà divisée sur le thème de la négritude, a connu des bouleversements majeurs.

On parle de moins en moins de son champ littéraire…

Celui-ci s’est fragmenté ! Et la cassure est profonde. Quand Senghor et Césaire se rencontrent à Paris, dans les années 1930, leur dialogue donne naissance à des idées essentielles. Aujourd’hui, les auteurs antillais, haïtiens et négro-africains se voient rarement. Et quand cela arrive, curieusement, ils ont très peu de chose à se dire. La « créolité » ne relèverait-elle pas du désir inconscient d’en finir avec « l’ancêtre bambara » dont parle Césaire dans son Cahier d’un retour au pays natal ?

Pourquoi, selon vous, le lien jadis si fort s’est-il distendu à ce point ?

La diaspora noire, c’est d’abord et avant tout une communauté affective. Si, aujourd’hui, elle a perdu de sa force, cela tient peut-être à l’image négative du continent. Mais il y a plus grave : lorsque des auteurs noirs se réunissent, ils utilisent les langues importées par les anciennes puissances coloniales. Pourtant, celles-ci ne suffisent pas à rendre compte de notre identité réelle, ni même de notre littérature.

L’écrivain togolais Kossi Efoui affirme que la littérature africaine n’existe pas…

C’est une idée forte, stimulante, qui se retrouve chez le Kényan Ngugi wa Thiongo. Kossi parvient à ce constat en explorant d’autres pistes. Et son verdict est sans appel : nos textes, en fin de compte, ne parlent à personne. Parfois, la littérature africaine en langues étrangères m’a tout l’air d’une hallucination collective entretenue par des rencontres littéraires où aucune structure africaine ne s’implique. Et quand elle donne lieu à de grandes manifestations culturelles sur le continent, qui les finance, sinon l’État français et l’Union européenne ? Même l’Union africaine reste invisible ! C’est d’un ridicule achevé.

Les auteurs de la nouvelle génération refusent d’être en permanence les porte-parole du continent…

Oui, c’est le refus de porter le fardeau de l’homme noir. En soi, c’est très respectable. Personne n’a envie d’être enfermé dans la couleur de sa peau ni dans son passé. Seulement, il y a un gros malentendu dans cette affaire : on peut être créatif et s’affirmer citoyen du monde sans pour autant renier son africanité. Birago Diop le dit : « L’arbre ne s’élève vers le ciel qu’en plongeant ses racines dans la terre nourricière. »

En quoi le génocide rwandais a-t-il changé votre vision du monde ?

C’est grâce à lui que je me suis intéressé à la « Françafrique ». Car, au-delà de l’ampleur de l’événement et de ses graves atrocités, il y a tous ces commentaires où l’on plaint les victimes en insinuant qu’elles ne sont pas moins coupables que leurs bourreaux. Nombre d’intellectuels occidentaux clament leur haine des Tutsis. Et puis, à les entendre, les Africains, c’est comme les enfants : il faut que ça se batte. Mais que dire du soutien actif de l’État français aux génocidaires ? Pour un Sénégalais, dans la mesure même où son pays appartient au fameux « pré carré », cet aspect capital des choses ne doit pas être occulté.

Vous sous-entendez que cela peut aussi arriver au Sénégal ?

Absolument. Tout vient de la lutte des élites pour le pouvoir, en connexion ou non avec des intérêts étrangers. Au Sénégal, il y a également le phénomène des confréries religieuses, et la tentation est de plus en plus grande de les faire descendre dans l’arène politique.

Doutez-vous de votre classe politique ?

Les combats se font à fleurets mouchetés. Cela semble anodin. Mais quand les situations s’emballent, il n’y a plus d’états d’âme, comme le prouve l’« affaire Idrissa Seck » [du nom de l’ancien Premier ministre emprisonné sous le coup de graves accusations]. Cheikh Anta Diop nous a toujours dit de nous méfier des guerres intestines.

Vous vous référez souvent à Cheikh Anta Diop. Que représente-t-il pour vous ?

Un maître ! Plus présent mort que vivant. J’ai évoqué la diaspora noire : ce qu’il en reste de vivace se nourrit de sa pensée. Ses travaux sur l’Égypte ancienne, les langues africaines, l’approche panafricaniste et le modèle de comportement politique qu’il nous a légués forment un capital inestimable. Même si, m’opposera-t-on, l’Afrique demeure dans une perspective peu claire. D’ailleurs, dans son dernier livre [Lettre au président des Français à propos de la Côte d’Ivoire et de l’Afrique en général, Fayard 2005, NDLR], Aminata Traoré évoque le lavage de cerveau qui nous fait croire que nos pays sont libres de leurs choix stratégiques. Et, à la moindre protestation contre un néocolonialisme pourtant évident, on nous accuse de jouer les victimes.

Vous écrivez dans Négrophobie que « la France soutient à bout de bras des régimes dictatoriaux, en même temps qu’elle entretient secrètement certains opposants ».

Je maintiens. Deux exemples récents, la Côte d’Ivoire et le Togo, témoignent de cet interventionnisme récurrent. Au Rwanda, la complicité de la France est avérée, de nombreux ouvrages et documents l’établissent. Dans un cas pareil, vous avez le choix entre deux attitudes : ou vous démontrez point par point que ces graves accusations sont fausses, ou vous les relayez à travers les médias pour éclairer l’opinion. Et pourtant… silence radio. D’où ma réaction : y en a marre ! De la même manière que les Américains n’ont rien à faire en Irak, les Français n’ont plus rien à faire chez nous.

Votre dernier roman, Doomi golo (« Les Petits de la guenon »), est en wolof. Pourquoi un tel choix ?

Pour moi, il s’agit d’un juste retour aux sources. Au Sénégal, dans la vie quotidienne, personne ne s’exprime en français. Il n’est pas normal d’écrire des romans avec des mots que l’on n’entend jamais ! En wolof, j’utilise des sonorités, des mots qui viennent de tellement loin qu’il me semble les avoir entendus dans une vie antérieure. Et le wolof, comme d’autres langues africaines, a engendré une riche tradition littéraire. De loin supérieure à la production francophone.

Que les Africains se mettent au wolof, alors !

Et comment font les Suédois pour lire Cervantès ou Tolstoï ? Les textes circulent, ils sont traduits. D’autre part, je pense, avec Mongo Beti, qu’à ses débuts « toute littérature s’adresse à une minorité ». Le lectorat s’élargit dans la durée. Les grands auteurs classiques, presque personne ne les lisait de leur vivant ! L’important, c’est d’être lu après sa mort.

Vous avez répondu une fois à un journaliste que « les points de vue les plus opposés ont chacun une légitimité qu’il convient de respecter ». Pourtant, en vous écoutant, on peut vous trouver dur, voire intolérant…

J’essaie simplement d’être clair. La situation de l’Afrique est si difficile qu’il est du devoir de l’intellectuel de s’exprimer avec netteté. Les mots doivent rester au plus près des idées. Il faut aussi accepter de déplaire. Si je m’exprime de façon parfois un peu brutale, c’est que je n’ai pas peur de me tromper. L’important, c’est d’assumer sa vérité.

Vos prochains livres ?

Un roman, Les Chiens du crépuscule. Il paraîtra en mars 2006. Et mon tout premier recueil de poésie, Biir ak biti. Je travaille aussi sur une pièce satirique, Tabaski neex dagan. Un texte sans prétention où je me moque de nos sénégalaiseries. Le tout depuis le Sénégal !

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