Un pays entre deux mondes

En 1977, le pays accédait à l’indépendance sans quitter vraiment le giron de la France. En 2007, son rôle de carrefour dans les échanges internationaux et la diversification de ses partenaires lui ont permis de s’émanciper pleinement.

Publié le 27 novembre 2007 Lecture : 7 minutes.

La fête a été somptueuse et a duré une bonne partie de la nuit. Cérémonies folkloriques, discours, chorégraphies, mais surtout un feu d’artifice comme les habitants de la capitale n’en avaient jamais vu : les milliers de spectateurs qui s’étaient entassés dans un stade Hassan-Gouled plein comme à craquer n’ont pas été déçus. Djibouti a dignement célébré le trentième anniversaire de la République, le 27 juin 2007. Mais, hormis Olivier Stirn, qui fut l’un des principaux négociateurs de l’indépendance djiboutienne alors qu’il était secrétaire d’État français aux DOM-TOM, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, la délégation française était des plus réduites. L’affaire Borrel, du nom de ce juge en poste à Djibouti et retrouvé mort, au pied d’une falaise, un jour d’octobre 1996, est passée par là « Les Européens n’ont pas fait le déplacement ? Ce n’est pas grave, répond un ministre en vue. Nous sommes très bien entre nous. Et puis nos amis arabes, eux, sont venus. »
Trente ans après avoir accédé à la souveraineté, Djibouti est en train de franchir un cap. Et de s’affranchir de ses anciennes amitiés. C’est que les trois décennies écoulées n’ont pas été de tout repos. Personne ne donnait très cher des chances de survie du nouvel État, à sa naissance, en juin 1977. La Corne de l’Afrique était alors en proie à la guerre sans merci que se livraient le Somalien Siyad Barré et le négus rouge éthiopien, Mengistu Haïlé Mariam. La présence d’une base militaire française, qui reste à ce jour, avec 2 800 hommes prépositionnés, la plus importante d’Afrique, a permis de soustraire aux convoitises de ses puissants et remuants voisins l’ancien Territoire des Afars et des Issas. L’addition des rentes militaire (les redevances versées par la base) et portuaire (situé à l’entrée de la mer Rouge, au carrefour des voies maritimes de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie, le port est le poumon économique du pays) procure une relative aisance financière au jeune État dirigé avec un mélange de paternalisme et d’autoritarisme par Hassan Gouled Aptidon. Des fonctionnaires sont embauchés à tour de bras, les services publics subventionnés, de généreuses bourses accordées aux étudiants, forcés de s’expatrier après le bac, faute d’université à Djibouti.
Tout change avec la chute du mur de Berlin et la fin de la rivalité Est-Ouest. Du jour au lendemain, le pays perd son importance stratégique, ses revenus s’écroulent. L’austérité s’accompagne d’une désagrégation de la cohésion nationale, et, en 1991, la contestation afar se mue en rébellion militaire avec la naissance du Front pour la restauration de l’unité et de la démocratie (Frud), dirigé par l’ancien Premier ministre Ahmed Dini. Le pays sort exsangue de la guerre civile. Les villes d’Obock et de Tadjourah, particulièrement éprouvées, se sont vidées d’une partie de leurs habitants. À son arrivée au pouvoir, en 1999, Ismaïl Omar Guelleh hérite d’un pays fracturé et au bord de la banqueroute. Plus jeune – il a 55 ans lorsqu’il est élu – et plus moderne que son prédécesseur, il a de grandes ambitions pour Djibouti, qu’il rêve de transformer en Dubaï de la Corne de l’Afrique. Pour cela, il compte bien exploiter les amitiés qu’il a su tisser dans le Golfe, et notamment aux Émirats arabes unis, quand il dirigeait le cabinet du président Gouled. Mais la priorité des priorités est la consolidation de la paix. C’est chose faite le 12 mai 2001, avec la signature des accords de paix et de réconciliation avec la branche historique du Frud, celle d’Ahmed Dini.

Marines et émiratis
Les attentats du 11 septembre 2001 provoquent un regain d’intérêt pour la Corne de l’Afrique et le détroit de Bab el-Mandeb. Les Américains, qui veulent garder un il sur le Yémen et la Somalie, et lutter contre l’infiltration de ces territoires par les éléments d’Al-Qaïda, redécouvrent les vertus de Djibouti et choisissent d’y installer une base, déployant 1 800 marines. Leur arrivée enclenche un cercle vertueux. La double présence militaire française et américaine, gage de sécurité maximale pour les capitaux investis, incite les opérateurs arabes du Golfe à se tourner vers Djibouti. C’est une aubaine pour le gouvernement, qui trouve les moyens de mettre en uvre une politique de diversification économique trop longtemps différée. Le groupe émirati DP World (Dubai Ports World), gestionnaire du port autonome depuis 2000 et de l’aéroport international d’Ambouli depuis 2002, décide, en 2003, de se lancer dans la construction d’un mégacomplexe à Doraleh. Terminal pétrolier, opérationnel depuis la fin de 2006, zone franche industrielle, calquée sur le modèle de celle de Jebel Ali, à Dubaï, terminal vraquier, terminal à conteneurs (livraison prévue courant 2008) : au total, 600 millions de dollars sont injectés dans l’économie. Les grands projets se multiplient. Nakheel réalise en un temps record un superbe établissement hôtelier de luxe, sur la presqu’île du Héron, et en confie la gestion au groupe Kempinsky. Autre investissement colossal : une raffinerie, d’une capacité de 250 000 barils/jour, financée, pour un montant record de 4 milliards de dollars, par un consortium de privés koweïtiens. Achèvement des travaux prévu en 2012. Le secteur bancaire est libéralisé, avec l’arrivée d’opérateurs yéménites, suisses et malaisiens

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La carte de l’intégration
Parallèlement, les autorités jouent la carte de l’intégration régionale, en exploitant l’appartenance au Comesa, le marché commun de l’Afrique australe et orientale, riche de 400 millions de consommateurs potentiels. Djibouti signe un important accord avec le grand voisin éthiopien, pour une interconnexion des réseaux électriques. Les économies des deux pays sont devenues de facto interdépendantes depuis que l’ancienne Abyssinie a été privée de sa façade maritime par l’indépendance de l’Érythrée, en 1993, l’essentiel des importations éthiopiennes transitant en effet par Djibouti. Quant au chemin de fer vieillissant (il date de 1917) reliant la capitale à Addis-Abeba, via Dire-Dawa, il vient d’être privatisé au profit d’un consortium belgo-sud-africain, qui a promis de le moderniser. Et l’on évoque de plus en plus un projet de pipeline destiné à évacuer, toujours à partir de Djibouti, le gaz naturel de l’Ogaden, qui pourrait être liquéfié à proximité de Doraleh et stocké sous forme liquide avant d’être exporté.
La cure d’austérité imposée aux finances publiques a permis une nette amélioration de l’environnement macroéconomique. La croissance flirte désormais avec les 6 % annuels. L’aisance financière retrouvée se traduit par une série d’initiatives ambitieuses en matière de santé, d’agriculture, de formation, et par la mise en place de nouveaux mécanismes de redistribution, à travers « l’Initiative nationale pour le développement social » dévoilée en début d’année par le président Guelleh et pilotée par le Premier ministre, Dileita Mohamed Dileita. Cette politique de solidarité active répond à une urgence : malgré un produit intérieur brut par habitant élevé pour la région (1 030 dollars par an en 2005), et dix fois supérieur à celui de l’Éthiopie, Djibouti pointe au 148e rang sur 177 au classement du développement humain établi par le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud). Les services publics connaissent toujours de graves défaillances, qu’il s’agisse de l’eau, et plus encore de l’électricité. Enfin, la croissance ne profite pas à tous, et l’effet des grands chantiers sur l’emploi tarde à se faire sentir.
La « question sociale » aura-t-elle une incidence sur le prochain scrutin, les législatives, prévues pour janvier 2008 ? Rien n’est moins sûr. Car le Rassemblement populaire pour le progrès (RPP), le parti du président Guelleh, formation pivot de la coalition majoritaire qui truste la totalité des 65 sièges à l’Assemblée, reste une formidable machine de guerre électorale. Face à une opposition orpheline de son chef (Ahmed Dini est décédé en septembre 2004), paralysée par les querelles de leadership, affaiblie par les scissions et en panne de projet, l’équipe sortante ne devrait guère avoir de difficulté à obtenir sa reconduction. Même si l’opposition, tirant les leçons de son erreur stratégique de 2002, devrait, cette fois, ne pas boycotter le scrutin. Et pourrait même bénéficier d’un petit coup de pouce – l’introduction d’une dose de proportionnelle – pour permettre à certains de ses candidats de faire leur entrée au Parlement. Mais rien n’est acquis, le timing pour une réforme électorale étant extrêmement serré.
Cadres dans la fonction publique, Houmed et Ismaïl sont de vieux amis. Ils aiment à se retrouver sur la terrasse ombragée d’un café, sur la place Ménélik, au crépuscule. Ni l’un ni l’autre ne sont habituellement tendres avec l’administration. Mais ils ne voient pas vraiment d’alternative à Guelleh. « Est-ce que la vie politique est figée ? s’interroge Houmed. Certainement, et le président a sa part de responsabilité. Il faudrait qu’il fasse plus de place aux jeunes. Peut-on pour autant se passer de lui ? Actuellement, c’est l’homme de la situation. Il a le mérite d’avoir sorti le pays de sa torpeur. Il a une vision, dont certains aspects sont critiquables et critiqués. Par exemple, nous avons sûrement accordé trop de privilèges aux investisseurs étrangers, qui en un sens ont fait une OPA sur Djibouti. Mais, au moins, le développement est là. » Ismaïl, son ami, campe sur la même ligne. Il regrette le « déficit social », peste contre les coupures récurrentes de courant, la salinité de l’eau. Pourtant, lui aussi estime que Guelleh est incontournable aujourd’hui. Et peut-être aussi demain. « Les législatives n’intéressent personne. La question, c’est de savoir ce qui va se passer en 2011, date de l’expiration du deuxième et dernier mandat de Guelleh. On voit mal qui pourrait lui succéder. Va-t-il profiter de l’année qui arrive pour mettre sur orbite un dauphin ? Ou attendra-t-il qu’une personnalité émerge naturellement ? »

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