« La mère de toutes les ambassades »

Plus étendue que la Cité du Vatican, mieux protégée que Fort Knox, à peine moins coûteuse que le Stade de France, la nouvelle chancellerie américaine a des allures de gigantesque camp de retranchement.

Publié le 27 novembre 2007 Lecture : 6 minutes.

« Palais de Bush », « Empire Building », « mère de toutes les ambassades », « citadelle fortifiée » La future chancellerie américaine à Bagdad, dont l’inauguration a été repoussée de septembre à décembre, suscite une inflation de superlatifs avant même l’achèvement des travaux. Située dans la « zone verte » – qui abrite déjà l’état-major américain, l’ambassade britannique, le siège du gouvernement et le Parlement irakiens, ainsi que les résidences des dignitaires du régime -, elle ressemble, dit-on, à un gigantesque bunker. Plus étendue que la Cité du Vatican, mieux protégée que Fort Knox, à peine moins coûteuse que le Stade de France, elle a été conçue pour que diplomates et fonctionnaires – ils seront plus d’un millier -, s’y sentent en sécurité, à l’abri des attentats, des menaces et des regards de la plèbe irakienne. Bref, à Bagdad, les boys se sentiront at home.
Le site se trouve sur les rives du Tigre, à quelques encablures du palais Al-Samoud, un ancien repaire de Saddam Hussein. Il s’étend sur une surface de 42 hectares d’où émergeront 21 bâtiments et 6 blocs d’appartements. Son Excellence l’ambassadeur disposera de sa propre résidence, d’une superficie de 4 900 m2. Cette ville dans la ville est protégée par des murs en béton de 4,5 m d’épaisseur capables de résister aux engins explosifs. L’endroit sera accessible à partir de six portes blindées, dont une menant directement à l’aéroport international. Des batteries de missiles y seront installées pour faire face à toute tentative d’invasion terrestre ou aérienne. En cas d’attaque chimique ou bactériologique, les bâtiments seront équipés d’installations idoines, et, pour compléter le dispositif, une caserne de marines se tiendra prête à intervenir à la moindre alerte.
À l’intérieur, rien ne sera trop beau pour le personnel. L’ambassade disposera de ses propres puits pour s’approvisionner en eau potable. Elle sera aussi dotée d’une centrale qui l’alimentera en électricité, d’un système moderne de tri et de recyclage des ordures, d’une caserne de pompiers et de garages automobiles chargés de pourvoir à toutes les réparations.

Bagdad county
C’est bien connu, à Bagdad, le blues guette les expatriés. Confinés dans leurs compounds, les Américains sont souvent sujets à la mélancolie, voire à la dépression. Pour tromper l’ennui, les résidents auront l’embarras du choix : immense piscine, salles de gym, courts de tennis, salles de théâtre et de cinéma, restaurants, snacks, salons de beauté et même un authentique American Club, où l’on pourra écouter de la country music, déguster un Jack Daniels on the rocks ou boire quelques Budweiser bien fraîches. Quant à la nourriture, l’idée de se ravitailler auprès des marchés locaux est aussi saugrenue que totalement exclue. On n’est jamais à l’abri d’un empoisonnement Viandes rouges, volaille, poisson, fruits et légumes, boissons et autres confiseries arriveront donc directement des États-Unis, via le Koweït, et seront acheminés vers la zone verte par convois spéciaux. Last but not least, l’ambassade sera équipée d’un réseau intranet sécurisé et d’une centrale téléphonique, et abritera une vraie école américaine où le personnel pourra scolariser ses enfants. On se croirait presque à Orange County, en Californie, ou dans une banlieue huppée de la Virginie du Sud. Budget annuel de la « mère de toutes les ambassades » : 1,2 milliard de dollars. Rien que ça.
Bien sûr, tout cela fait jaser, tant et si bien que les critiques pleuvent sur le bien-fondé de ce projet pharaonique. En envahissant l’Irak en 2003, les États-Unis n’avaient-ils pas juré que leur intention n’était nullement d’occuper le pays, mais plutôt de le débarrasser de son tyran pour y consacrer la liberté et la démocratie ? Les Américains voudraient élire domicile en Irak qu’ils ne s’y prendraient pas autrement. « La présence de cette ambassade massive dans la zone verte, aux côtés du gouvernement irakien, note l’International Crisis Group (ICG), est perçue par les Irakiens comme une indication précise sur qui exerce réellement le pouvoir dans leur pays. »

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L’ami koweïtien
Et les griefs ne s’arrêtent pas là. C’est que les procédures d’octroi du marché, confié à une entreprise koweïtienne, First Kuwaiti General Trading & Contracting, et les conditions de sa réalisation font l’objet de vives polémiques. Des enquêtes sont en cours pour déterminer si First Kuwaiti n’a pas été favorisée et si, qui plus est, elle ne s’adonne pas à des pratiques esclavagistes, comme le laissent croire de nombreux témoignages.
L’idée de bâtir une nouvelle ambassade en Irak remonte au début de l’année 2004, mais il faudra attendre le second semestre de 2005 pour que l’administration Bush demande officiellement au Congrès de débloquer 1,3 milliard de dollars pour construire ce colosse. Bien que la requête soit présentée sous la forme d’une « mesure d’urgence », les sénateurs refusent d’allouer une telle somme. À quoi bon dépenser une fortune à l’heure où l’expédition irakienne tourne au cauchemar ? Après d’âpres discussions, le Congrès finit par diviser le montant par deux en octroyant, tout de même, 592 millions de dollars à George W. Bush. Cependant, le quitus des sénateurs sera assorti d’une recommandation plutôt ferme : surveillance étroite du projet et marquage à la culotte de l’administration républicaine. La suite ne sera pas conforme aux souhaits des sénateurs.
Lorsque le département d’État lance, avec une infinie discrétion, son appel d’offres, plusieurs grandes entreprises se mettent sur les rangs. Mais alors que l’on s’attendait à voir une compagnie américaine décrocher le contrat – certaines comme Framco, Parsons, Fluor ou Sandi Group travaillent déjà pour le compte du gouvernement -, le marché tombe dans l’escarcelle de First Kuwaiti, créée en 1996 par le Koweïtien Mohamed I. H. Marafie et le Libanais maronite Wadih al-Absi. Certes, l’entreprise a plusieurs chantiers en Irak, mais est-elle de taille pour s’attaquer à des travaux de cette envergure ? Beaucoup en doutent, peu oseront élever une protestation. Au final, les recalés grogneront un peu, avant de la « fermer », dixit un journaliste de l’ONG CorpWatch, de crainte de ne plus obtenir de nouveaux contrats avec le département d’État. Prudence n’est-elle pas mère de sûreté ?

Un chantier suspect
Mais alors, pourquoi First Kuwaiti ? Que son patron, Marafie, soit l’une des plus grosses fortunes koweïtiennes y est certainement pour quelque chose, mais cela n’explique pas tout. « C’est un choix politique », lâche un des concurrents. First Kuwaiti traîne pourtant une réputation sulfureuse. N’ayant pas été autorisée par les Américains à employer des nationaux, pour éviter que des secrets ne soient divulgués aux Irakiens, elle a fait venir toute la main-d’uvre de l’étranger. Philippins, Népalais, Indous ou Pakistanais, les ouvriers sont recrutés dans des conditions suspectes. On leur aurait fait miroiter un travail à Dubaï, avant de les expédier sur des chantiers en Irak. Une fois sur place, leurs passeports seraient confisqués. Pour accélérer la fin des travaux, ils triment douze heures par jour, sept jours sur sept, pour 300 à 400 dollars par mois. En outre, les conditions de vie et d’hygiène dans les baraquements seraient dramatiques.
Une situation dont certains représentants démocrates ont fini par avoir écho. Le député de Californie, Henry Waxman, par exemple, s’est fendu d’une lettre de 14 pages à l’intention de l’inspecteur général du département d’État, Howard Krongard, accusé de couvrir des pratiques frauduleuses ayant entaché la construction de l’ambassade. First Kuwaiti est soupçonnée d’avoir omis de faire procéder au déminage du sous-sol du site, de n’avoir pas respecté les spécifications techniques sur la résistance des murs aux explosions et, pire, de se livrer à un trafic d’êtres humains. Évidemment, Krongard a balayé les accusations d’un revers de main. De même que Wadih al-Absi, dont la seule réponse à ces accusations fut un éloquent « It’s total bullshit ! » Soit en termes plus policés : « Ces allégations sont mensongères. »

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