Dix et vingt ans…

Publié le 27 novembre 2007 Lecture : 5 minutes.

Il y a encore deux siècles, la plupart des pays du monde (quatre dizaines seulement étaient souverains et constitués en État) avaient à leur tête des monarques. rois ou empereurs, ils exerçaient sur leurs sujets un pouvoir absolu – « de droit divin », disait-on – et le gardaient jusqu’à leur mort. Leur succédait, de droit et tout naturellement, l’un des membres de leur famille.
De proche en proche, sur tous les continents, le régime républicain remplaça la monarchie et devint peu à peu le plus répandu : le chef de l’État y est élu avec la possibilité de se faire réélire, mais il quitte le pouvoir un jour ou l’autre.
Sauf exception, son successeur n’est ni l’un de ses enfants, ni un autre membre de sa famille, mais un homme (ou, exceptionnellement, une femme) politique qui accède au pouvoir, lui aussi, par les urnes.

Cependant, la pratique mit à mal cette belle théorie en introduisant dans le système :
– Le parti unique, qui s’arrogea le droit de déléguer l’un des siens au pouvoir et de l’y maintenir ou de l’en retirer sans explication. Avec ou sans simulacre d’élection.
– Le coup d’État (militaire, en général) : il permet d’accéder au pouvoir, de s’y maintenir et de le transférer par la force.

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Au cours du dernier demi-siècle, le nombre des pays indépendants et membres de l’ONU s’est considérablement accru : ils sont 53 en Afrique, 44 en Europe, 35 dans les Amériques, 45 en Asie et 15 en Océanie.
La Ligue des États arabes en compte (théoriquement) 22 et l’Organisation de la conférence islamique 57.
Il y a donc près de deux cents chefs d’État ou de gouvernement dans le monde : comment accèdent-ils au pouvoir ? Y restent-ils trop longtemps ou pas assez ? Y a-t-il, en termes de longévité politique, des différences significatives d’un continent à l’autre ?
Avec l’aide précieuse de l’un de nos rédacteurs en chef, Samir Gharbi, et du service de documentation du Groupe Jeune Afrique, j’ai cherché à savoir, pour vous en entretenir, comment se présente aujourd’hui le problème de la longévité au pouvoir, plus particulièrement en Afrique et dans le monde arabo-musulman.

Mais commençons par la petite cinquantaine de pays où la démocratie est installée depuis des décennies, de façon qui paraît irréversible : le chef de l’État (ou de gouvernement) y est toujours élu ; il accède donc au pouvoir porté par une majorité, avec l’acquiescement de ceux que le vote a défavorisés et relégués au rôle d’opposants.
Il est rééligible une ou plusieurs fois. Mais il est rarissime, en pays de démocratie installée, qu’on garde le pouvoir exécutif plus de dix (ou douze) ans.
Au-delà, on lasse l’électorat, qui se tourne vers quelqu’un d’autre. En démocratie, le slogan « dix ans, c’est assez » traduit une réalité politique et, de fait, on en est arrivé un peu partout à un mandat de quatre ou cinq ans, renouvelable une seule fois.

Dans les quelque 150 pays où la démocratie se cherche encore, l’examen de la longévité au pouvoir met au jour une réalité très différente.
L’Afrique bat tous les records : le graphique ci-contre montre que 19 chefs d’État ou de gouvernement (sur 53, soit plus du tiers) y exercent le pouvoir depuis plus de treize ans ; 14, soit le quart, l’occupent depuis plus de vingt ans* !
C’est là une longévité excessive, aggravée par le fait que certains de ceux qui détiennent le pouvoir depuis plus de vingt ans ne cachent pas leur intention de le conserver à vie et de le transmettre à l’un de leurs descendants. Retour déguisé aux pratiques monarchiques d’antan

Depuis un demi-siècle, dans cette partie du monde où la démocratie se cherche, ceux qui ont quitté le pouvoir volontairement – parce qu’ils ont estimé que c’était leur devoir et l’intérêt de leur pays – se comptent sur les doigts d’une seule main : Léopold Sédar Senghor (Sénégal), Ahmadou Ahidjo (Cameroun) ont ouvert la voie à Julius Nyerere (Tanzanie)et Nelson Mandela (Afrique du Sud). Cela pour l’Afrique. Les exemples asiatique et européen de la même démarche sont Mahathir Ibn Mohamed (Malaisie) et Boris Eltsine (Russie).

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Je peux témoigner pour Senghor et Mahathir Ibn Mohamed qu’ils ont pris, l’un et l’autre, une décision mûrement réfléchie : alors qu’ils étaient en bonne santé physique et intellectuelle et que l’aura politique dont ils bénéficiaient leur permettait de poursuivre leur tâche, ils ont senti le poids de l’âge et, plus encore, l’usure de vingt ans de pouvoir. Ils ont estimé en conséquence que quelqu’un de nouveau et de plus jeune ferait différemment, mais peut-être mieux, à leur place et ils se sont retirés en faveur de celui que la Constitution désignait
Ils ont, en somme, sans l’expliciter, inventé ce que j’appellerai « la règle des vingt ans » : si, dans les pays de démocratie, on ne peut pas exercer le pouvoir suprême plus de dix ans, dans les pays où la démocratie est en devenir, il est déraisonnable et contre-productif de vouloir y rester plus de vingt ans.
Au-delà, on sort de la stabilité, qui est le plus souvent un atout, pour entrer dans l’immobilisme, qui n’est jamais source de progrès.
L’Histoire récente, africaine et non-africaine, le montre à qui veut bien voir

À ceux qui disaient à Léopold Sédar Senghor qu’il était un « historique », il répondait : « Sans doute ! Mais c’est du fait des circonstances et non pas grâce à mes mérites. »
Manifestement, le pouvoir ne lui était pas monté à la tête et, grâce à cette simplicité, il a pu abandonner ses fonctions, sans difficulté. Mais lorsque, à la fin de 1980, il annonça sa décision de céder la place à son héritier constitutionnel, Abdou Diouf, deux chefs d’État africains, et pas des moindres, le traitèrent publiquement de « déserteur » : ils s’appelaient Habib Bourguiba et Félix Houphouët-Boigny.
On les considère aujourd’hui encore, à juste titre, comme de grands hommes d’État, mais ils se pensaient « irremplaçables » et avaient pour doctrine d’être « présidents à vie ».
Leurs dernières années de présidence furent un gâchis : on les vit diminués, manipulés par leur entourage, et leurs pays vécurent des années de désarroi et de stagnation.

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En Asie, l’histoire du général Mohamed Suharto est encore plus édifiante : après avoir écarté du pouvoir le père de l’indépendance indonésienne, Ahmed Soekarno, il s’est retrouvé, en 1968, à la tête du plus grand pays musulman, dont l’économie était en crise : il le modernisa, en tripla le revenu national (doublant ainsi le revenu par habitant). Mais il commit à son tour l’erreur de vouloir se maintenir indéfiniment au pouvoir et présida à la destruction, en dix ans, à partir du début des années 1990, de ce qu’il avait mis vingt ans à édifier.
Sa fin politique fut un vrai naufrage : renversé par une révolution populaire, accusé de corruption et poursuivi, ainsi que les siens, par la justice de son pays, il termine sa vie en résidence surveillée

* On peut ajouter que, dans la seule seconde moitié du XXe siècle, 23 autres, aujourd’hui décédés ou hors du gouvernement, sont restés au pouvoir plus de vingt ans chacun et 33 autres plus de dix ans

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