L’invasion isolationniste

Auteur d’un best-seller planétaire, La Fin de l’Histoire et le dernier homme (1992), Francis Fukuyama fut longtemps un compagnon de route des néoconservateurs américains. Membre de l’équipe chargée de la planification politique au département d’État sous

Publié le 26 septembre 2005 Lecture : 3 minutes.

Après les attaques terroristes du 11 septembre 2001, les Américains étaient prêts à prendre tous les risques, à accepter tous les sacrifices. Plutôt que de les leur demander, l’administration Bush engagea un véritable coup de poker en s’attaquant à un problème qui n’avait qu’un lointain rapport avec al-Qaïda : l’Irak. Elle gaspilla ainsi le mandat presque illimité qui lui avait été confié, réussissant tout à la fois à se brouiller avec la plupart de ses alliés et à déclencher une flambée d’antiaméricanisme au Moyen-Orient.
Au lieu de cela, elle aurait dû s’efforcer de mettre en place une alliance des démocraties contre les courants antilibéraux apparus au Moyen-Orient. Plutôt que de déclencher une guerre, elle aurait dû durcir les sanctions économiques et imposer le retour en Irak des inspecteurs chargés de contrôler son désarmement. Cela aurait contribué à la mise en place d’un système international pour lutter contre la prolifération des armes de destruction massive.
Ces solutions conformes aux traditions de la politique étrangère des États-Unis, Bush et son administration les ont ignorées. Leurs choix n’ont été tempérés ni par des considérations de politique intérieure ni par la culture diplomatique américaine. On a fait grand cas de l’émergence d’une Amérique totalitaire [« red state » America] et de l’accroissement numérique des chrétiens conservateurs. Mais la portée et le sens de ce phénomène ont été très exagérés, tandis qu’une autre dynamique à l’oeuvre dans ce pays était sous-évaluée.
Au sein du Parti républicain, l’administration Bush a trouvé des soutiens pour sa guerre en Irak chez les néoconservateurs (dépourvus de base électorale, mais disposant d’une puissance de feu intellectuelle considérable), mais aussi au sein de ce que Walter Russel Meads appelle « l’Amérique jacksonienne » : ces nationalistes américains que leurs instincts conduisent à une sorte d’isolationnisme belliqueux. Un événement fortuit est venu renforcer cette improbable alliance. L’échec des recherches entreprises pour découvrir des armes de destruction massive et des preuves irréfutables d’éventuelles connexions entre Saddam Hussein et al-Qaïda conduisit le président, dès après sa réélection, à justifier la guerre d’un point de vue exclusivement néoconservateur. À savoir, la volonté, très idéaliste, de transformer politiquement le « Grand Moyen-Orient ». […]
Sommes-nous vraiment en train de perdre en Irak ? Cela reste à démontrer. Les États-Unis contrôleront la situation militaire tant qu’ils maintiendront sur le terrain des troupes en nombre suffisant. Mais les Américains y sont-ils prêts ? Disons que leur détermination n’est pas sans limite. Uniquement composée d’engagés volontaires, l’armée américaine n’est pas préparée à affronter une insurrection de longue durée. Elle est confrontée à de sérieux problèmes d’effectifs, et le moral des troupes n’est pas au beau fixe. Dans l’opinion, le nombre des partisans du maintien des troupes reste stable, mais de puissantes raisons opérationnelles pourraient inciter l’administration à réduire le niveau de son engagement au cours de l’année à venir. La mise en place d’un gouvernement irakien fort et uni paraissant de plus en plus improbable, à court terme, il importe de dissuader les différents groupes politiques irakiens de créer leurs propres milices. Si les États-Unis s’en retirent prématurément, l’Irak glissera dans un chaos encore plus grand. Cela risque de déclencher une réaction en chaîne d’événements malheureux qui ruineront un peu plus leur crédibilité dans le monde. Et les contraindront à se focaliser, pendant les prochaines années, sur le Moyen-Orient, au détriment d’autres régions importantes, comme l’Asie.
Nous ne savons pas ce qui va se passer en Irak. Mais il est clair que le succès ou l’échec de l’ensemble de la politique étrangère américaine dépend de l’issue d’une guerre déclenchée pour des raisons sans rapport avec ce qui arrive aujourd’hui à l’Amérique. Rien de tout cela n’était inévitable. Tout cela est bien regrettable.

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