[Tribune] Intégration : le marché ne suffit pas

Selon l’économiste Kako Nubukpo, la thèse du grand marché salvateur est une fiction théorique et une impasse pratique. Les dirigeants africains auraient intérêt à rompre avec un libre-échange qui maintient, voire accroît, les écarts de développement.

 © Adria Fruitos pour JA

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  • Kako Nubukpo

    Économiste, commissaire chargé de l’agriculture, des ressources en eau et de l’environnement à l’Uemoa

Publié le 2 janvier 2019 Lecture : 3 minutes.

La création de la Zone de libre-échange continentale (Zlec) s’est imposée depuis quelques mois comme l’horizon de la prospérité africaine. Les dirigeants du continent se jettent à corps perdu dans ce projet avec la foi propre aux néo-convertis, au moment même où l’essoufflement de la construction européenne nous rappelle que la thèse du grand marché salvateur est une fiction théorique et une impasse pratique.

Depuis le Plan d’action de Lagos de 1980, l’intégration régionale est vendue comme la panacée. Selon les économistes libéraux, plus la taille du marché s’élargit, plus les chocs exogènes s’amortissent, et plus les consommateurs peuvent s’approvisionner à des prix prédictibles, tout en bénéficiant d’économies d’échelle. Cela ne serait pas totalement faux si une véritable protection des marchés était mise en place et si cela permettait d’augmenter la circulation de marchandises made in Africa.

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Spécificités économiques

Mais cette équation ne correspond pas aux réalités économiques locales. Dans le cas de l’Uemoa, l’agenda de transformation du coton en textile lancé par les chefs d’État en 2003 pour passer, en dix ans, d’un taux de 3 % à 25 % s’est heurté à la mauvaise gouvernance des usines textiles et à l’ouverture non graduelle du marché ouest-africain aux friperies occidentales et au textile chinois. Quinze ans plus tard, le taux de transformation est toujours de 3 %.

De plus, l’essentiel des recettes publiques des États provient d’une fiscalité de porte. En matière d’intégration régionale, le carré magique européen – l’instauration d’une zone de libre-échange, précédant une union douanière avec un tarif extérieur commun, prélude à la création d’un marché commun et si possible unique, couronné par une union monétaire – ne saurait constituer en soi les Tables de la loi. Chaque économie a ses spécificités.

>>> À LIRE – [Tribune] Zone de libre-échange continentale : comment lier commerce et développement réel ?

Plutôt que de s’enferrer dans le mimétisme, les dirigeants africains auraient intérêt à rompre avec un libre-échange qui maintient, voire accroît, les écarts de développement. Plutôt que de batailler pour conditionner toute émergence industrielle à l’établissement d’un grand marché continental, les économies devraient protéger ensemble leurs marchés, notamment agricoles.

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Leur grande diversité leur donne la possibilité de jouer de leurs complémentarités afin d’atteindre l’autosuffisance et la souveraineté alimentaires, ce qui réduirait d’autant la contrainte extérieure.

Paul Kagamé, le président rwandais et actuel président de l'Union africaine, lors de la signature de l'accord instituant la Zone de libre-échange continentale africaine, le 21 mars à Kigali. © Stringer/AP/SIPA

Paul Kagamé, le président rwandais et actuel président de l'Union africaine, lors de la signature de l'accord instituant la Zone de libre-échange continentale africaine, le 21 mars à Kigali. © Stringer/AP/SIPA

Elles développeraient ainsi également les industries des engrais et de l’outillage, les industries agroalimentaires (transformation, conservation, stockage et distribution) et de transformation des produits agricoles non alimentaires (comme le textile). En se dotant de filières complètes, elles réduiraient leur dépendance vis-à-vis de l’étranger.

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Qu’importe si les pays africains ne sont pas à la pointe de la technologie ou les mieux placés sur les marchés mondiaux, si la contrepartie en est l’amélioration des conditions de vie pour le plus grand nombre. Un tel programme devra être accompagné d’investissements publics importants dans les infrastructures de transport et de communication, indispensables non seulement pour intégrer les secteurs industriels et agricoles mais aussi pour densifier les échanges et accroître l’intégration des économies de la région.

Pour l’heure, la Zlec a une fonction plus incantatoire que réelle, reposant sur une fiction théorique (néo)libérale qui n’a fait ses preuves nulle part

Mais cette politique visant à produire localement les biens et services ne pourra prospérer, face aux intérêts de classes dominantes qui profitent du mal-développement, que si les États se dotent d’une vision claire, partagée par les populations, et ont à cœur l’intérêt général.

Les plans d’émergence africaine, souvent conçus par des consultants internationaux, assortis le plus souvent de tables rondes de bailleurs de fonds délocalisées hors du continent, ne sauraient constituer l’alpha et l’oméga de la renaissance africaine.

De même, nul ne saurait parer de toutes les vertus la Zlec qui, pour l’heure, a une fonction plus incantatoire que réelle, reposant sur une fiction théorique (néo)libérale qui n’a fait ses preuves nulle part.

La question préalable à toute entreprise d’intégration régionale réussie est : « Que voulons-nous faire ensemble ? » La balle revient une fois de plus dans le camp du politique. À lui de jouer !

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Le président de l’Union africaine, Paul Kagamé, en concertation avec le président tchadien Idriss Déby, avant la signature de l’accord de libre-échange, le 21 mars à Kigali. © AP/SIPA

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