Le bac de la discorde

Le doublement des tarifs pour traverser le fleuve entre les deux pays provoque une crise diplomatique. Et paralyse les échanges avec la Casamance.

Publié le 26 septembre 2005 Lecture : 6 minutes.

Des déclarations officielles crues, dépouillées des fioritures de la langue de bois ; des courriers très peu conciliants des ambassadeurs des deux pays à leurs gouvernements respectifs ; des échanges peu amicaux par voie de presse… Le Sénégal et la Gambie ont frôlé l’incident diplomatique, si ce n’est la rupture de leurs relations. Et la réunion du 9 septembre à Dakar de délégations ministérielles des deux pays n’a jusqu’ici pas réussi à juguler la crise du bac qui assure la traversée du fleuve Gambie. Pas plus que les contacts suivis entre le ministre sénégalais des Affaires étrangères, Cheikh Tidiane Gadio, et son homologue gambien, Musa Bala Gaye.
Le torchon brûle depuis que les autorités gambiennes ont décidé unilatéralement, le 15 août, de doubler le tarif du bac qui assure la circulation des personnes, véhicules et marchandises entre les deux pays. Une hausse qui freine brutalement les échanges entre le Sénégal, la Gambie et la Guinée-Bissau. Les coûts de la traversée passent de 45 000 F CFA à 90 000 F CFA pour les camions, de 16 000 F CFA à 32 000 F CFA pour les cars, de 10 000 F CFA à 20 000 F CFA pour les petits véhicules de transport (appelés ici « 7 places »), de 5 000 F CFA à 10 000 F CFA pour les véhicules particuliers… Pour ceux qui habitent et travaillent de part et d’autre du fleuve, le prix du ticket de 200 F CFA est également multiplié par deux.
Dans un contexte de flambée des cours du carburant (consécutif à celle du pétrole sur le marché international), cette augmentation des droits de passage plombe les marges déjà étroites des transporteurs sénégalais. C’est inacceptable pour eux, qui décident de boycotter le bac au profit de « la Corniche », une voie de contournement qui relie le reste du Sénégal à la Casamance (dans le sud du pays) via Tambacounda et Vélingara (dans l’est). En représailles, ils bloquent l’accès au territoire sénégalais à tous les véhicules en provenance de la Gambie. « La seule chose [qui compte] est que nous puissions aller d’une partie de notre territoire à l’autre sans avoir à payer des sortes de dîmes qui ne sont pas tellement raisonnables », a plaidé le président Abdoulaye Wade le 16 septembre. Une requête légitime au regard du droit international qui reconnaît au Sénégal un droit de passage inoffensif sur le territoire gambien.
La voie est ouverte pour que le département sénégalais des Affaires étrangères y aille d’une déclaration musclée qualifiant la décision gambienne « d’acte unilatéral et inamical, pris en violation flagrante de l’accord qui lie les deux États en matière de transport ». Lequel « n’a été officiellement notifié à l’État du Sénégal que le 17 août 2005, donc a posteriori et après mise en oeuvre ». Joignant le geste à la parole pour parer au plus pressé, le gouvernement prend une série de mesures : accélération du projet de réfection de l’axe routier Birkilane-Ziguinchor ; allocation d’une subvention de l’ordre de 10 % sur le carburant à partir du point de ravitaillement de la ville casamançaise de Vélingara ; allègement des contrôles de douane, de police, et de gendarmerie sur la voie de contournement…
Une rustine, car relier Dakar à Ziguinchor ou Kolda (en Casamance) via Tambacounda relève du chemin de croix. Le trajet est long de 900 km, éreintant et coûteux. Les routes sont défectueuses, et les accidents de la circulation, meurtriers et fréquents. Le surcoût depuis le blocus gambien renchérit les prix des produits de consommation courante dans la région Sud, ajoutant au mécontentement d’une population en proie à une rébellion qui dure depuis plus de vingt ans.
Alors que les autorités sénégalaises tentent de sauvegarder une paix précaire signée le 30 décembre 2004 avec le Mouvement des forces démocratiques de la Casamance (MFDC), le boycottage du bac renforce l’enclavement de cette province. Une situation lourde de dangers. L’isolement est, sans conteste, un des ciments de l’irrédentisme casamançais. Le Joola, unique ferry qui assurait la liaison maritime entre Dakar et Ziguinchor, gît dans les profondeurs de l’océan Atlantique depuis son naufrage, le 26 septembre 2002.
La Gambie, « une banane qui s’enfonce dans la gueule du Sénégal », selon la formule de l’historien burkinabè Joseph Ki-Zerbo, est une de ces aberrations géographiques dont la balkanisation anarchique de l’Afrique par les anciennes puissances coloniales a le secret. Large de 35 km et longue de 300 km, cette ancienne possession britannique est peuplée principalement de Mandingues, de Peuls, de Wolofs et de Diolas, quatre ethnies que l’on retrouve au Sénégal voisin. Tout unit donc ces deux peuples, mais les rapports entre leurs dirigeants respectifs sont soumis à des remous sporadiques.
Le dernier incident autour du bac n’est que le reflet d’une sourde hostilité entre Dakar et Banjul. Le numéro un gambien, Yahya Jammeh, qui fait peu mystère de son inimitié pour son homologue sénégalais, Abdoulaye Wade, n’a jamais pardonné à ce dernier de l’avoir écarté du règlement de la crise casamançaise, au profit d’une solution endogène. Allié (contre Wade) à Maaouiya Ould Taya, l’ex-homme fort de Nouakchott renversé le 3 août, Jammeh entretient une sorte de défiance à l’égard de son alter ego de Dakar. Pour « contenir » son jeune voisin et son éventuel impact dans la crise en Casamance, Wade a discrètement soutenu le retour au pouvoir de João Bernardo « Nino » Vieira en Guinée-Bissau. Des proches du chef de l’État sénégalais, tel son conseiller Pierre Goudiaby, architecte renommé et président du Collectif des cadres casamançais, ont oeuvré dans l’ombre à la victoire électorale de Vieira.
Confronté à des difficultés économiques dans son pays (une inflation mal maîtrisée, des ressources touristiques en baisse, des manifestations populaires contre la cherté de la vie…), Jammeh semble avoir trouvé dans l’accroissement des tarifs du bac un moyen d’importuner Wade, mais également de renflouer les caisses de l’État gambien. Le bac et le commerce avec le Sénégal sont parmi les principales sources de recettes du pays.
Unis par des liens séculaires, géographiques, humains et économiques, la Gambie et le Sénégal ne peuvent plus faire l’économie d’un consensus durable sur la libre-circulation des personnes et des biens entre leurs deux territoires. Les initiatives pour trouver une solution fiable n’ont pas manqué. En 1977 déjà, Léopold Sédar Senghor et Dawda Kairaba Jawara, alors aux commandes des deux pays, avaient ficelé un projet commun de construction d’un pont qui devait être érigé entre 1979 et 1982. Mais la partie gambienne s’est désistée, estimant qu’il fallait plutôt un pont-barrage.
Au problème toujours pendant, Wade a proposé trois solutions, le 16 septembre. D’abord l’acquisition par le Sénégal d’un bac qui opérerait sous escorte de la douane gambienne. Cette formule a peu de chances d’être retenue. Il est peu probable que la Gambie, si jalouse de sa souveraineté, accepte qu’un engin battant pavillon sénégalais fende à longueur de journée ses eaux territoriales. Ensuite, « le creusement d’un tunnel sous les eaux gambiennes pour passer d’une partie du territoire sénégalais à une autre partie du territoire sénégalais ». Si Abdoulaye Wade assure l’engagement de la Chine populaire à réaliser l’ouvrage, il faudra, de l’avis d’experts, plusieurs années pour y arriver, si on y arrive un jour. Enfin, l’utilisation du bac gambien « quitte à payer les droits de passage, à condition que le coût soit discuté, et en accord avec les deux parties ». En clair, le statu quo, l’hypothèse aujourd’hui la plus plausible, qui astreint Dakar à choisir entre subir la volonté de Banjul ou imposer des centaines de kilomètres de détour pour relier la Casamance au reste du pays.

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