La descente aux enfers

De Sékou Touré à Lansana Conté, quarante-sept ans après son accession à l’indépendance, le pays n’a cessé de péricliter. L’agriculture est ruinée, l’économie s’effondre, le régime est isolé. Et bien qu’il l’ait institué, le chef de l’État ne peut se faire

Publié le 26 septembre 2005 Lecture : 11 minutes.

La Guinée déprime. La Guinée souffre. Et la Guinée se meurt. Ce grand pays d’Afrique de l’Ouest, le premier de l’Afrique subsaharienne à s’être libéré du joug colonial français, piétine aujourd’hui comme si l’Histoire bégayait. Sa capitale, Conakry, jadis appelée « La Belle », offre au visiteur un spectacle désolant de misère et de régression. Plongée dans l’obscurité dès le crépuscule, du fait d’un manque cruel d’électricité dont elle souffre depuis plusieurs années, elle donne l’image d’un gros bourg tropical assoupi.
Signe des temps : en voiture, sur la tête des femmes et sur les chariots des vendeurs ambulants, des bidons jaunes remplis d’eau sont acheminés du quartier administratif et des affaires de Kaloum vers les autres parties de la capitale. Depuis maintenant plus de deux ans, les robinets de Bambéto, Kaporo, Taouyah ou Kipé se sont taris. A fortiori à Mamou, Labé ou Kankan, comme dans l’ensemble des villes de l’intérieur du pays.
Quarante-sept ans après l’indépendance, la Guinée ne parvient donc toujours pas à fournir à sa population les deux choses aujourd’hui les plus indispensables à la vie : l’énergie électrique et l’eau courante. Malgré 500 millions de dollars injectés dans les projets électriques de Power II, Garafiri, Tombo III, IV et V, les Guinéens continuent de s’éclairer à la bougie ou à la lampe-tempête. En cause : la faiblesse de la productivité énergétique, la vétusté des réseaux de distribution, mais aussi la fraude. On estime que 31 % seulement de l’électricité produite est payée par les consommateurs. Le secteur se détériore depuis qu’Électricité de Guinée (EDG) a été renationalisée en 2000, après le départ du consortium franco-canadien (composé d’HydroQuébec et Saur International) déclaré adjudicataire lors de la privatisation intervenue au début des années 1990. La nuit, les élèves parcourent des kilomètres pour apprendre leurs leçons sous les lampadaires aux alentours du palais présidentiel, de l’aéroport ou des autres sites éclairés. Le 28 février 2003, à Matoto, dans la banlieue de Conakry, une famille de neuf personnes a trouvé la mort, victime d’un incendie provoqué par la bougie dont elle s’éclairait. Les pompiers, alertés, n’ont rien pu faire : leurs citernes étaient asséchées par la pénurie d’eau qui frappe la capitale. La distribution du précieux liquide s’est en effet dégradée au même rythme que celle du courant électrique, depuis la rupture du contrat conclu entre l’État et Saur International en 2001.
Outil indispensable pour connecter les hommes et faciliter la création des richesses, le téléphone est dans un état de fonctionnement défectueux. Telecom Malaysia, qui a repris la Société des télécommunications de Guinée (Sotelgui) en 1996, a annoncé sa décision de se retirer du pays, laissant le secteur dans un état catastrophique. À population quasi égale, la Guinée compte 21 743 abonnés aux lignes téléphoniques fixes et 125 000 abonnés au réseau GSM contre 237 000 et 550 000 au Sénégal. À la faiblesse du taux de pénétration s’ajoute la très mauvaise qualité du réseau : si le téléphone du correspondant sonne du premier coup à Dakar, Banjul ou Bamako, c’est un vrai casse-tête de joindre quelqu’un à Conakry.
Les choses semblaient pourtant démarrer après le règne catastrophique d’Ahmed Sékou Touré, le père de l’indépendance dont les vingt-six ans de gestion paranoïaque du pouvoir ont donné des résultats calamiteux : centralisme excessif, étatisation du commerce, ruine de l’agriculture, effondrement de l’économie, régression de la qualité de l’enseignement, isolement international du pays, fuite des cadres pour échapper à la prison et à la mort, etc.
Arrivé au pouvoir par un coup d’État le 3 avril 1984, une semaine après la mort de Sékou Touré, le colonel Lansana Conté a mis fin au régime « révolutionnaire » (en clair, dictatorial) de son prédécesseur et s’est engagé à ouvrir le pays au reste du monde, à mettre en valeur ses immenses ressources naturelles, à libéraliser l’économie, à instaurer la démocratie et le respect des droits de l’homme, et à faciliter le retour des quelque 2 millions de Guinéens dispersés à travers le monde pour fuir la répression du défunt régime. Dans la foulée de son discours-programme du 22 décembre 1985, vingt mois après son arrivée au pouvoir, le nouveau chef de l’État a rétabli l’initiative privée et engagé avec les institutions de Bretton Woods la privatisation de nombreuses entreprises publiques et la restauration des équilibres macroéconomiques. Une nouvelle monnaie nationale (le franc guinéen) a remplacé le sily, fixé à une parité fantaisiste par rapport au dollar.
Les résultats ne se sont pas fait attendre : au cours de la décennie 1990, la croissance de l’économie guinéenne s’est élevée en termes réels à une moyenne de 4,5 % par an. Le taux d’inflation a été stabilisé à moins de 5 % tout au long de cette période, et le déficit budgétaire a été contenu à moins de 5 % du PIB. Les réserves de change représentaient trois mois d’importations commerciales non minières du pays.
Ces mutations économiques se sont accompagnées de réformes politiques. En décembre 1990, Conté a fait adopter par référendum une Loi fondamentale progressiste instituant le pluralisme politique et garantissant le respect des droits de l’homme. Une année plus tard, il a complété la nouvelle architecture institutionnelle par douze lois organiques réglementant le régime de la presse, les élections, le fonctionnement de l’Assemblée nationale, le statut de la Cour suprême… Le terrain était balisé pour la tenue des premières élections présidentielle et législatives pluralistes en 1993 et 1995. Las ! Bien que le pays soit passé du régime de parti unique à une quarantaine de formations reconnues, il n’a cessé de reculer sur le chemin de la démocratie et des droits de l’homme. Signes de cette régression : les élections législatives de juin 2002 et la présidentielle de décembre 2003 ont été boycottées par les principaux partis de l’opposition.
L’ayant librement institué, Conté n’a jamais pu se faire au jeu de la démocratie. Militaire de carrière, façonné dans le moule du Parti démocratique de Guinée (PDG, ex-parti unique d’Ahmed Sékou Touré) dont il était membre du comité central, il n’accepte aucune limitation de son autorité ou de son pouvoir. Il est ainsi passé au premier tour de l’élection présidentielle de 1993, à la faveur de l’annulation par la Cour suprême des votes à Siguiri et à Kankan, deux fiefs de son challengeur Alpha Condé, l’un des principaux leaders de l’opposition. Après les législatives contestées de 1995, il a fait arrêter Alpha Condé le lendemain de la présidentielle controversée du 14 décembre 1998, alors même que le résultat du scrutin n’était pas encore connu. Avant de se retrouver seul face à un candidat en trompe-l’oeil cinq ans plus tard, et de se succéder à lui-même avec un score proche de 100 % des suffrages exprimés.
Ces dernières années, l’accroissement des difficultés économiques du pays s’est accompagné d’un durcissement progressif du régime. Le 11 novembre 2001, un référendum constitutionnel est venu anéantir la décentralisation (en instituant la nomination des chefs de district et de quartier jusque-là élus) et instaurer la « présidence à vie » (par la modification de l’article 24 de la Loi fondamentale qui limitait à deux quinquennats le nombre de mandats présidentiels). Après l’opposant historique Mamadou Bâ, Sidya Touré, leader de l’Union des forces républicaines (UFR) et Antoine Soromou, chef de l’Alliance nationale pour la démocratie (AND), ont à leur tour goûté aux geôles de Conté respectivement en avril 2004 et en janvier 2005.
À la différence de ses voisins (Sénégal, Mali, Côte d’Ivoire…), le pays ne possède pas la moindre radio privée. La Guinée est aujourd’hui l’un des rares pays de l’Afrique de l’Ouest où les leaders de l’opposition n’ont pas la liberté de réunir leurs militants ou de sillonner le territoire pour aller à leur rencontre.
Dans les jours qui ont suivi le vrai-faux attentat manqué contre Lansana Conté du 19 janvier dernier, les responsables des institutions républicaines, les ministres, les autorités administratives locales (préfets et maires) et les responsables du parti au pouvoir ont ressuscité les images de l’époque révolutionnaire en se succédant sur l’écran de la télévision nationale pour réclamer en choeur le « châtiment des coupables ». Une régression démocratique proportionnelle à la faillite économique de l’État.
Sous l’effet conjugué de l’insécurité née des attaques rebelles contre le pays en septembre 2000, de la gestion catastrophique des deniers publics, mais aussi de l’effondrement des recettes minières, l’économie continue de se détériorer. De Conakry à Kankan, de Gaoual à N’Zérékoré, les Guinéens vivent mal, très mal. La misère est partout, jusqu’au centre-ville de la capitale. Dans les quartiers de Coronthie, de Boulbinet, d’Almamyah, à quelques jets de pierre du palais présidentiel, elle se lit sur la vétusté des taudis, de maisons basses en tôle insalubres, bâties dans le désordre faute de lotissement et de plan d’urbanisme. La précarité, le manque d’hygiène et l’absence de canalisation pour drainer les eaux stagnantes dans ce pays pluvieux font le terreau de nombreuses maladies. Les hôpitaux sont des mouroirs. Les anecdotes sur les plus grands établissements du pays (Ignace-Deen et Donka) en disent long sur l’état de leurs prestations. Tel ce malade décédé sur la table d’opération pour cause d’interruption de l’intervention chirurgicale par une coupure d’électricité…
Les écoles et les universités ne sont pas en meilleur état. Délabrées, manquant de tout, y compris d’enseignants compétents ou d’élèves motivés, les lycées et universités abandonnés à eux-mêmes délivrent des diplômes peu ou pas reconnus à l’étranger.
Les jeunes noyant leur mal de vivre dans la Skol et la Guinness, les deux marques de bière les plus prisées, vibrent dans les maquis aux rythmes de la musique de Sékouba Bambino Diabaté, la star locale, et des sonorités du ndombolo congolais et du coupé-décalé ivoirien. Ils cherchent tous à partir, à fuir ces lieux maudits, synonymes de misère et de privations. À l’image de Fodé Tounkara (15 ans) et Yaguine Koita (14 ans) retrouvés morts de froid le 2 août 1999 à l’aéroport de Bruxelles, dans le train d’atterrissage d’un avion en provenance de Conakry. Faute de revenus, nombre de jeunes filles font commerce de leurs charmes et s’alignent dès le crépuscule sur les trottoirs de la capitale, interpellant les automobilistes de passage.
Le pays ne cesse de s’enfoncer. De 438 millions de dollars en 1996, les recettes intérieures ont chuté à 383,14 millions de dollars en 2002, puis à 343 millions selon la loi de finances 2005. Une dégringolade qui risque de s’aggraver au vu de la baisse continue des ressources minières, unique poumon financier du pays : de 200 millions de dollars en 1999, elles sont passées à 65 millions en 2004. En cause, l’épuisement des mines de bauxite à ciel ouvert, l’accroissement subséquent des coûts de production et l’effondrement des cours sur le marché international.
Le pays est aujourd’hui plus bas que terre : les réserves de change sont devenues négatives, mettant le Trésor public dans l’incapacité de faire face au service de sa dette extérieure. L’ardoise, de l’ordre de 150 millions de dollars, est insupportable pour les finances publiques. Le pays est sous sanction de la plupart des bailleurs de fonds, du fait d’arriérés de paiements qui atteignent à ce jour 62 millions de dollars.
Le déficit budgétaire sans cesse croissant est financé, faute de concours extérieurs et de recettes intérieures suffisantes, par un endettement exponentiel auprès de la Banque centrale. Parallèlement, la masse monétaire a explosé pour passer de 474 milliards de FG en 1999 à 1 485 milliards en 2004. Ce qui a favorisé l’inflation, dont le taux a augmenté considérablement, pour atteindre 14 % en 2003 et 28 % en 2004. Les prix ont flambé, pour atteindre des niveaux insupportables : celui du sac de riz de 50 kg a avoisiné 100 000 FG (21 euros), l’équivalent du salaire moyen dans le pays. Excédée, la population a attaqué des camions de riz en août 2004. Ce que l’on a appelé les « émeutes de la faim » n’a pu être stoppé qu’avec l’intervention de l’armée qui s’est soldée par un mort et plusieurs blessés. Triste spectacle, dans un pays riche en ressources naturelles au point d’être qualifié de « scandale géologique » ! Premier réservoir de bauxite au monde, la Guinée regorge de minerais stratégiques et pourrait exporter de l’or, des diamants et du fer…
Les Guinéens, qui peinent à se procurer un repas par jour, se nourrissent de riz arrosé d’une sauce fade ou de mangues trempées dans de l’huile rouge. Ils importent pratiquement tout ce qu’ils consomment (notamment le riz, l’aliment de base, pour plus de 30 millions de dollars annuels), alors qu’ils habitent un vaste et généreux jardin. La diversité de son climat, de sa végétation et de ses sols permettrait de cultiver en Guinée une large gamme de produits tout au long de l’année. En plus d’être traversé par plusieurs grands fleuves de la sous-région, ce qui lui vaut son appellation de « château d’eau de l’Afrique de l’Ouest », le pays est arrosé par des pluies abondantes six mois par an. Tout y pousse ou presque : riz, tomates, oignons, café, cacao, bananes, melons… Mais l’agriculture est moribonde, à l’image de tous les autres secteurs, passant de 90 % du PNB du pays avant l’indépendance à moins de 20 % depuis 1995. Signe le plus éloquent de cette régression, le pays n’est plus cité en exemple dans le secteur de la banane, alors qu’il en était, loin devant la Côte d’Ivoire, le premier exportateur du temps de l’Afrique-Occidentale française.
C’est une tautologie : la Guinée recule. Aujourd’hui dépassée à tous les niveaux par des pays sahéliens pauvres comme le Mali et le Burkina, elle s’enfonce dans un échec qui a achevé de ternir son image internationale. Elle ne brille plus, comme à l’époque où elle était dirigée par Sékou Touré, un tribun qui passait à l’extérieur pour un nationaliste sincère et un militant panafricaniste. Ni comme lorsque le talentueux orchestre du Bembeya Jazz et le glorieux Sily national (équipe de football) exportaient sa culture et son talent sportif. La Guinée n’existe plus sur la scène internationale, depuis plus de cinq ans que Lansana boycotte systématiquement toutes les rencontres internationales.
Il ne reste au pays de Sékou Touré que cette sorte d’équilibre instable dans laquelle il vit, en dépit des frustrations internes et des troubles qui ravagent la sous-région ouest-africaine. Cette paix, que les imams du pays souhaitent à longueur de prières voir préservée, risque gros en cas de disparition brutale de Lansana Conté, malade depuis de nombreux mois. Résistera-t-elle à une transition mal préparée ? Comment canaliser les haines ethniques exacerbées par les actes arbitraires qui n’ont pas manqué en deux décennies de Conté à la tête de l’État ?

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