Chouchoutés et encadrés

Matérialistes, individualistes, les jeunes Tunisiens sont aussi largement dépolitisés. Derrière les signes d’embourgeoisement percent toutefois de nombreuses inquiétudes. Après le Maroc (J.A.I.n° 2330) et l’Algérie (n° 2331), troisième volet de notre enqu

Publié le 26 septembre 2005 Lecture : 12 minutes.

« Ce qui caractérise la jeunesse d’aujourd’hui ? La frime et le fric. Notre génération est matérialiste, obsédée par l’argent, ou plutôt par les signes extérieurs de richesse, symboles de la réussite sociale. Et elle a oublié ce que penser veut dire. » Haythem, 24 ans, coupe rasta, est étudiant à l’École des beaux-arts. Attablé avec un groupe d’amis dans un café branché de Hay Nasr, un des nouveaux quartiers de Tunis, il ne veut pas trop s’étendre sur le sujet. Trop délicat. Car, après tout, les jeunes sont aussi ce que la société a fait d’eux. Mais, en peu de mots, il a appuyé là où ça fait mal.
La Tunisie a connu un boom économique sans précédent ces quinze dernières années, phénomène qui s’est traduit par une spectaculaire augmentation du niveau de vie des ménages. Elle est entrée de plain-pied dans la société de consommation. Et les mentalités ont beaucoup changé. Hakim, appelons-le ainsi, car il tient à garder l’anonymat, est professeur d’université. Assez désenchanté par les évolutions qu’il observe chez ses étudiants, il note : « Avant, pour résumer, le modèle c’était l’instituteur, le médecin ou l’avocat. Aujourd’hui, sans être complètement déclassées, ces professions ont perdu de leur prestige. Le capital intellectuel est moins valorisé, les gens sont devenus pragmatiques. Ce qui compte, c’est de paraître. Les jeunes, en particulier, ont un rapport plus décomplexé avec l’argent. Un universitaire bardé de diplômes et salarié de la fonction publique, roulant dans une petite voiture qu’il a achetée à crédit et peine à payer, passera pour un imbécile à côté du « fils à papa » de vingt ans son cadet qui brûle les stops ou les feux rouges au volant de sa Mercedes ou de sa Golf Cabriolet. »
Matérialistes, opportunistes, les jeunes seraient aussi très largement dépolitisés. Vrai ou faux ? Difficile de trancher, car la tentation est grande de comparer entre des époques qui ne sont pas comparables, et en faisant abstraction de contextes profondément différents. Si dépolitisation il y a, elle touche la société tunisienne dans son ensemble, et les jeunes, évidemment, ne font pas exception. Le débat politique tunisien, « strictement encadré », est d’une surprenante pauvreté, sur le fond comme sur la forme. La demande de liberté politique a globalement diminué. Faut-il y voir un corollaire de l’embourgeoisement ? Toujours est-il que l’université, qui était un bastion de la contestation, gauchiste ou islamiste, sous le règne de Bourguiba, le premier président de la Tunisie, est désormais contrôlée. Tout comme l’est l’activité des syndicats étudiants, qui ont longtemps fait office de lieux de socialisation politique « Cela dit, concède un journaliste quadragénaire, au-delà des appartenances idéologiques, on ne doit pas perdre de vue que si les générations des lendemains de l’indépendance étaient plus politisées, c’est aussi et d’abord parce qu’elles partageaient un idéal commun, tangible, palpable : la construction de la nation, le développement du pays. Le développement a fonctionné comme un puissant mythe mobilisateur, et ce dans presque toutes les professions. La médecine était avant tout citoyenne. En faisant la promotion du planning familial, de la contraception, en travaillant dans les dispensaires ruraux, les blouses blanches livraient aussi un combat politique. Les instituteurs ou les professeurs avaient pareillement le sentiment d’être des missionnaires, de participer à l’édification de la Tunisie du futur. Ce temps des pionniers est révolu. Le pays s’est construit, on est davantage dans la gestion, et le patriotisme trouve moins naturellement à s’exprimer au quotidien. Les jeunes ont des ambitions citoyennes plus modestes. Parce que leurs parents ont déjà beaucoup fait, parce que les conditions ont changé… »
La fibre politique n’a cependant pas complètement déserté les nouvelles générations. Qui restent extrêmement concernées par la « cause arabe » et continuent à s’enflammer pour elle. « Personne n’est insensible à ce qui se passe en Irak et en Palestine, explique Farid, 25 ans, étudiant en droit à Tunis. Mais le romantisme est moins palpable. Dans les années 1960 ou 1970, nos parents avaient la foi au corps. Cela se sent quand ils évoquent l’époque, parlent du nationalisme arabe. Ils croyaient aux luttes, avaient l’espoir qu’elles débouchent un jour. La révolte est toujours en nous, elle s’exprime au travers des actions de solidarité, des collectes pour les enfants d’Irak ou de Palestine, qui rencontrent toujours un très grand succès. Mais l’espoir, lui, a disparu. On dit que certains jeunes ont rejoint la résistance irakienne, mais cette forme radicale d’engagement trahit plus l’impuissance et le désespoir qu’autre chose. »
Ce constat désabusé est encore plus vrai en politique intérieure. Comme plus personne ou presque ne croit au « Grand Soir », et comme les jeunes ont globalement fait leur deuil des utopies révolutionnaires, l’engagement dans des combats qui paraissent à la fois risqués et surtout perdus d’avance ne fait plus recette. « On aura tendance à faire passer l’individu et la réussite personnelle avant le reste, admet Farid. Beaucoup de jeunes, surtout quand ils viennent de milieux modestes, comme c’est le cas désormais à la faculté, sont obsédés par leur réussite scolaire et universitaire. C’est normal. Les filières littéraires sont très encombrées, et les perspectives incertaines. Les maîtrisards n’arrivent plus à échapper au chômage… »
Il n’y a pas qu’au Maroc que sévit le phénomène des diplômés-chômeurs. Il se manifeste aussi en Tunisie, où 20 000 diplômés du supérieur sont officiellement sans emploi. Le pays a connu ces vingt-cinq dernières années une véritable révolution, avec la scolarisation massive, la progression spectaculaire de l’enseignement universitaire, la construction de centaines d’établissements et d’instituts d’études supérieures. La part du budget de l’État consacrée à l’éducation varie entre 17 % et 25 %. Un effort colossal et payant : le nombre d’étudiants s’établit maintenant aux alentours de 300 000. Il a doublé depuis 1998. Et les filles, avec 53,3 % des effectifs, sont devenues majoritaires dans l’enseignement supérieur.
Mais, entre-temps, l’État et le secteur public, qui constituaient un débouché naturel pour les jeunes diplômés, ont réduit la voilure, embauchant moins. Et le privé n’a pas réussi à prendre le relais. Les causes sont multiples. La taille des entreprises tunisiennes, trop petites, est une des explications. Les patrons, eux, se plaignent d’une inadéquation entre le profil des jeunes candidats et les postes proposés. « Le vrai problème, c’est que nous n’arrivons pas à recruter, car le niveau des candidats est souvent beaucoup trop faible, explique Jalel, directeur de la filiale d’une société française de call-center, les centres d’appels et d’assistance téléphonique. Les CV sont mirobolants, mais, dès que je fais passer un entretien, les faiblesses, notamment en langue, éclatent. »
Le cas de Jalel est certes un cas limite, mais il est emblématique des difficultés que rencontrent les PME tournées vers les services et l’exportation. Les nouvelles générations ont subi les avatars des politiques d’arabisation pas toujours judicieuses mises en place au début des années 1980. Sélim, 24 ans, étudiant en psychologie à la faculté du 9-Avril de Tunis, est un ancien de La Mission, l’école française. Après le bac, il a poursuivi ses études dans l’enseignement supérieur public. Il a pu constater le fossé : « L’environnement est très arabisé, mais beaucoup de matières sont toujours enseignées en français, alors qu’elles l’étaient en arabe dans le secondaire. Résultat : les étudiants qui n’ont pas eu la chance d’évoluer dans un milieu social favorisé, et donc de se familiariser avec la langue française, éprouvent de grosses difficultés. Et il y a un décalage flagrant entre l’exigence des professeurs et le niveau des étudiants. Le taux d’échec est très élevé, et l’essentiel de chaque promotion se retrouve au rattrapage. »
Certaines filières ont été épargnées par le phénomène, en particulier les disciplines scientifiques et la médecine, un pôle d’excellence, où, efficacité oblige, les cours restent dispensés dans la langue de Molière. Même ces étudiants privilégiés éprouvent des difficultés à se faire une place au soleil. Sur les six cents médecins qui quittent chaque année les bancs de la faculté, un quart seulement feront carrière à l’hôpital. « Il y a trente ans, le pays manquait de médecins, et un jeune raisonnablement doué pouvait espérer devenir chef de service à 35 ou 40 ans, raconte Souad, 27 ans, qui termine son internat. Aujourd’hui, les places sont prises, les perspectives dans le public sont limitées. Et, dans le privé, les médecins déjà installés ont leur clientèle. Ce n’est pas facile pour les jeunes. » Comme quelques camarades de sa promotion, Souad est décidée à aller tenter sa chance en France. Elle a entendu dire qu’on manquait de médecins dans l’Hexagone…
Kamel, moniteur de planche à voile à Hammamet, célèbre station balnéaire à une soixantaine de kilomètres de Tunis, approche lui aussi la trentaine. Plutôt « beau gosse », le teint mat et les cheveux jaunis par le soleil, c’est un bezness, un de ces bourreaux des coeurs qui collectionnent les étrangères en mal d’exotisme et d’amour d’été. Kamel n’est pas toujours très regardant sur la qualité : « Que la fille soit jolie ou pas importe peu. Si elle tombe amoureuse, on peut décrocher le gros lot. Un visa pour l’Europe, voire un mariage et des papiers. Je n’ai pas fait d’études poussées, mes parents n’ont pas de situation. En Tunisie, je n’ai aucun avenir, autant aller tenter ma chance à l’étranger. »
Tous les moyens sont bons pour émigrer. L’Europe et le Canada, son prolongement nord-américain, continuent à faire rêver. Dans une proportion moindre, cependant, qu’en Algérie, où on estime qu’une majorité de jeunes, dégoûtés par la « mal-vie », partiraient s’ils en avaient la possibilité. Une enquête inédite, réalisée, l’an passé, par Sigma Conseil, un bureau d’études et de sondages, portant sur les valeurs et les comportements d’un échantillon de 600 jeunes de 15 à 25 ans du Grand Tunis, apporte un éclairage intéressant à ce sujet. Elle montre que la Tunisie conserve les faveurs des jeunes et arrive en tête des « pays où ils aimeraient vivre », avec 26 % des réponses, devant la France (19 %), les États-Unis (7,4 %) et enfin l’Italie et le Canada (6 % chacun).
« Il y a des difficultés, une angoisse diffuse de l’avenir, poursuit Sélim, l’apprenti psychologue. Mais les jeunes sont globalement hyperprotégés, couvés même, et, ici, le passage de l’adolescence à l’âge adulte s’effectue sans heurts ni traumatismes, et sans quitter le cocon familial. Les jeunes sont d’éternels assistés, les parents sont derrière eux jusqu’au mariage. Ils savent qu’ils ne se retrouveront pas à la rue ou à pointer au chômage, que la solidarité familiale fonctionnera. Que maman continuera à faire à manger et à laver le linge… Cela leur épargne bien des soucis. Très peu ressentent un réel besoin d’autonomie. En Europe, l’accession à la majorité est synonyme d’émancipation, de rupture du cordon ombilical. Ici, cela veut juste dire qu’on va pouvoir passer le permis et conduire une voiture, celle de ses parents… »
Peu de jeunes habitent seuls. Nadia, 23 ans, a voulu tenter l’expérience de la colocation avec une amie. Étudiante à l’Institut supérieur de gestion, une des bonnes écoles de commerce de Tunis, elle avait trouvé un petit appartement à Hay Nasr. Elle a dû renoncer à son projet, la mort dans l’âme. « Mes parents étaient d’accord, mais les réactions de l’entourage ont été très négatives. Je n’ai pas voulu placer mes parents dans l’embarras, alors je n’ai pas insisté. En Tunisie, nous restons obsédés par le qu’en-dira-t-on. Les gens vont s’imaginer cent mille choses si une fille célibataire quitte la maison pour vivre seule. Et le conflit est impossible, car les jeunes n’ont pas les moyens de s’assumer financièrement, il n’y a pas de petits boulots… »
Cet environnement surprotecteur, dont la plupart des jeunes s’accommodent, peut s’avérer pesant lorsqu’il s’agit de vivre ses relations amoureuses. En théorie, les interdits sont nombreux, et le mythe de la virginité au mariage rôde toujours, tapi dans les recoins de l’inconscient collectif. Les couples non mariés n’ont, en principe, pas le droit de partager une chambre dans un hôtel. Et ils vivront un moment difficile s’ils sont surpris par un policier en train de batifoler à la plage ou en forêt. Le pandore se privera rarement du plaisir de téléphoner au père pour lui demander s’il est au courant de ce que fait sa fille. Et peu importe qu’elle soit majeure ou non.
En mars 2004, les autorités avaient engagé, sans préavis, une brève « campagne de moralisation des moeurs », qui s’était traduite par d’inquiétants harcèlements policiers et une multiplication des interpellations pour des motifs parfaitement futiles : jeans trop serrés ou décolletés un peu trop audacieux. Des jeunes gens se tenant par la main à la terrasse d’un café se sont même retrouvés au poste. Les abus de cette campagne, en réalité destinée à freiner le développement de la prostitution occasionnelle, ont suscité une vive réaction de la société civile, très attachée aux acquis de l’émancipation féminine, et les autorités ont rapidement fait machine arrière.
Mais ce puritanisme de façade ne doit pas faire illusion : la Tunisie reste un pays permissif. Tout est possible à condition de respecter les convenances. « La règle de base, c’est « faire comme si », explique Karim, 25 ans, étudiant en sciences de l’information. Donner le change auprès des parents, et en public. C’est surtout valable, évidemment, pour les filles. Par exemple, des parents raisonnablement ouverts et tolérants laisseront leur fille sortir le soir, accompagnée bien sûr, et en voiture. Ils ne vérifieront pas forcément à quelle heure elle rentrera, l’essentiel, c’est qu’elle dorme chez elle. Vous comprenez ? Peu de filles avoueront qu’elles couchent avec leur petit ami. Pourtant, toutes les Tunisiennes ne sont pas prudes, loin de là, mais elles ont peur pour leur réputation. Et si certaines n’osent pas franchir le pas, ce sera plus à cause de cela que de considérations d’ordre religieux ou moral… »
Les Tunisiens – la nouvelle génération ne fait pas exception à la règle – sont restés très « machos ». Et, dans l’esprit des gens, les filles continuent à se diviser en deux catégories étanches, les « filles faciles » – sous-entendu : celles qui couchent – et les « filles de bonne famille », censées être vertueuses. Tout est bon pour protéger « sa réputation », dans l’optique du mariage. L’augmentation du taux de célibat dans la tranche d’âge des moins de 30 ans est une tendance lourde. L’âge moyen du mariage est aujourd’hui de 28 ans. 84,4 % des garçons entre 25 et 29 ans, et 52,9 % des filles de la même tranche d’âge sont toujours célibataires. Le phénomène est plus subi que voulu. « Il y a de plus en plus de filles qui ne pensent qu’à se marier, explique Monia, jeune architecte célibataire de 27 ans. Pour trouver un bon parti, dénicher l’oiseau rare, certaines vont tester les armes de séduction massive – coiffure, manucure, chirurgie esthétique -, d’autres, au contraire, vont verser dans la bigoterie et, tout en restant coquettes, se mettre à porter ostensiblement le foulard islamique. En pensant que cela va augmenter leurs chances de trouver un mari. Cela ne concerne encore qu’une minorité, mais le plus étonnant, c’est que souvent, ça marche… »
À bien des égards, la jeunesse tunisienne semble comme frappée de schizophrénie culturelle. Elle est affectée, en profondeur, par deux évolutions parallèles et contradictoires. Elle est à la fois plus libérée et plus conservatrice. Plus libérée, car on assiste, chez une fraction des jeunes, à une prise de distance de plus en plus marquée par rapport à la religion, et plus généralement aux règles de la bienséance en pays islamique : audaces vestimentaires et comportementales, consommation d’alcool, permissivité sexuelle. Des symptômes d’une occidentalisation accélérée du pays. Mais, à côté de cela, le retour du sentiment religieux et des valeurs conservatrices, peu ou prou liées au référent arabo-musulman, est également manifeste. La réapparition du voile, le regain de religiosité, la tentation du repli identitaire, le souci exagéré des convenances : autant d’éléments qui trahissent un mouvement de « réorientalisation » alimenté, en partie, par les télévisions arabes par satellite, très regardées, et qui ont supplanté les chaînes françaises ou italiennes dans le coeur des téléspectateurs. Avoir 20 ans à Tunis ? C’est être à la fois les enfants de M6 et ceux d’Al-Jazira. De quoi y perdre son latin.

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