« Ceux qui ont le droit de veto hésitent à réformer l’ONU »
Après avoir présidé l’Assemblée générale des Nations unies, le chef de la diplomatie gabonaise Jean Ping dresse le bilan d’une année passée à l’ONU.
Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas eu la tâche facile. Pendant un an, Jean Ping a présidé la 59e session de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies. Premier représentant d’Afrique centrale à occuper ce poste, le chef de la diplomatie gabonaise a dû travailler d’arrache-pied à la réforme de l’ONU, avec les résultats que l’on sait. Ce fils de commerçant chinois originaire de la ville d’Omboué ne se dit pas déçu pour autant. Et raconte avoir vécu « une année exceptionnelle ».
Rentré au pays le 16 septembre, ce métis de 62 ans a d’abord retrouvé sa province de l’Ogooué-Maritime, pour assister aux obsèques de son frère, l’opposant Pierre-Louis Agondjo Okawé, décédé le 27 août. Après quoi il va réintégrer son bureau de ministre d’État chargé des Affaires étrangères, de la Coopération et de la Francophonie. Il va également faire campagne pour la réélection d’Omar Bongo Ondimba à la présidentielle, prévue en décembre prochain. Quelques heures avant de quitter New York, il a dressé pour Jeune Afrique/l’intelligent un bilan sans concession de sa mission sur les rives de l’Hudson.
Jeune Afrique/l’intelligent : Le sommet de l’ONU s’est achevé avec l’adoption d’un document final en demi-teinte sur la réforme de l’Organisation. Vous en avez été l’un des principaux artisans. Êtes-vous déçu de ce résultat ?
Jean Ping : Non, même si toutes les questions n’ont pas trouvé de réponse. Il y a un mois, les Américains m’avaient dit : « Soit vous réglez tout en trois pages, soit nous négocierons ligne par ligne, paragraphe par paragraphe tout le document. » On a alors cru à l’impasse totale. On n’allait tout de même pas faire venir les chefs d’État pour trois pages ! Et négocier nous semblait impossible en trois semaines. La plupart des pays étaient persuadés que nous allions droit dans le mur. Nous avons reçu près d’un millier d’amendements, et nous nous sommes tout de même lancés dans les négociations. Une semaine avant le sommet, il n’en restait plus que 250, et un peu moins de 100 le dernier jour. L’échec était prévisible.
J.A.I. : Quelle méthode avez-vous alors adoptée ?
J.P. : J’ai proposé à l’Assemblée générale de retirer purement et simplement du document les paragraphes sur lesquels il était impossible de trouver un accord. Et de maintenir ceux, même litigieux, qui avaient déjà été admis auparavant dans d’autres cadres. Comme le droit à l’autodétermination. Deux ou trois heures avant son adoption, les États-Unis ont accepté de le reconnaître à condition que les pays arabes, qui le réclamaient, fassent preuve de flexibilité sur d’autres questions.
J.A.I. : Les États-Unis ont-ils été un peu plus ouverts que leur représentant aux Nations unies, John Bolton, à son arrivée ?
J.P. : Leur attitude a changé. Devant l’Assemblée générale, Bush était même plus conciliant que le climat des négociations ne le laissait apparaître. Jusqu’à présent, les Américains faisaient partie de ceux qui ne voulaient pas admettre que certaines raisons puissent pousser des populations vers le terrorisme. Mais la question fondamentale que se posent les Nations unies, c’est « peut-on combattre la terreur uniquement par la force et la répression ? ». Et pour la première fois, le président Bush a évoqué les causes du terrorisme.
J.A.I. : Mais les pays membres ne sont pas parvenus à s’entendre sur la définition précise du terrorisme…
J.P. : Sa condamnation figure en tout cas noir sur blanc dans le document final. Nous avons également décidé qu’il fallait signer une convention générale sur le terrorisme, au lieu des douze qui existent. Bien sûr, on n’a pas abouti à une définition du terrorisme. Mais a-t-on besoin de définir un éléphant avant de signer une convention en faveur de la protection des éléphants ? La question sur laquelle nous avons réellement échoué, c’est celle du désarmement et de la non-prolifération.
J.A.I. : Quels sont les États qui ont fait des difficultés ?
J.P. : D’abord ceux qui possèdent déjà l’arme atomique et qui estiment que le plus important n’est pas le désarmement mais la non-prolifération. À l’inverse, ceux qui aspirent à l’avoir disent qu’il faut s’attaquer au désarmement. Sans compter ceux qui ne l’ont pas du tout et qui ne sont pas en train de s’engager dans la course, comme le continent africain. Ceux-là ont le sentiment qu’on néglige le problème auquel ils sont confrontés : les armes légères et de petit calibre.
Sur le désarmement et la non-prolifération, les positions étaient tranchées. Il y a six mois, la Norvège s’est proposée de mener la négociation. Elle a pu réunir une majorité écrasante en faveur de son projet de non-prolifération, mais pas l’accord des opposants majeurs.
J.A.I. : Ce ne furent pas les seules difficultés…
J.P. : Non. Il y avait aussi débat sur la responsabilité de la communauté internationale de protéger les populations contre les génocides, les crimes de guerre et les nettoyages ethniques. Nous avons mis en place des mesures importantes dans le document pour éviter que ne se produisent des génocides et pour permettre au Conseil de sécurité de prendre des décisions rapides, y compris l’usage de la force en dernier recours. Mais on n’est pas parvenu à un accord sur une responsabilité plus globale des Nations unies. L’opposition a été farouche de la part de ceux qui ne veulent pas entendre parler d’ingérence humanitaire. Il faut les comprendre : sur le terrain, il y a les syndromes que l’on connaît, comme celui qui caractérise la crise irakienne. Avec la crainte que tout ne soit prétexte à ingérence.
J.A.I. : L’élargissement du Conseil de sécurité a également été au centre des débats ?
J.P. : Pour moi, c’était la question la plus difficile – et la plus médiatisée -, mais pas la plus importante. On regarde la réforme de l’ONU comme si c’était seulement celle du Conseil de sécurité qui n’est qu’un des six organes concernés par la réforme.
J.A.I. : Mais c’est aussi celui qui a le plus de pouvoir…
J.P. : Seulement en matière de guerre et de paix. Pas dans l’absolu. Il est arrivé parfois au Conseil de légiférer, ce qui n’est pas du tout son domaine. Mais il est vrai que ses décisions s’imposent à tous, alors que celles des autres organes ne revêtent pas d’obligation juridique. Voilà un organe où siègent quinze États, dont les positions engagent les 191 pays. Les cinq membres permanents peuvent s’opposer à la décision des 186 autres grâce à leur droit de veto. Une chose est sûre : il faut élargir le Conseil. De combien ? Cela doit-il se faire comme en 1963 seulement sur les membres non permanents ou aussi sur les permanents ? S’ils sont permanents, doivent-ils posséder le droit de veto ou non ?
J.A.I. : Pourquoi cette réforme, dont on parle depuis longtemps, n’aboutit-elle jamais ?
J.P. : Les pays qui disposent du droit de veto ne le souhaitent pas. Même si certains ont accepté, comme la France. Se pose aussi le choix du modèle : extension des deux catégories (non permanents et permanents) ou pas. Ensuite, il s’agit de savoir qui doit occuper les nouveaux sièges. Quatre pays réunis au sein du G4 se sont imposés d’eux-mêmes : le Japon, l’Inde, le Brésil, l’Allemagne, plus deux africains. Pourquoi l’Allemagne et pas l’Italie, pourquoi l’Inde et pas le Pakistan ?
J.A.I. : Ces derniers mois, on semblait se diriger vers une extension à de nouveaux membres permanents. N’est-on pas revenu aujourd’hui à la case départ ?
J.P. : En effet, le modèle d’extension aux membres non permanents seulement (même s’il s’agissait de membres non permanents qui restaient un peu plus longtemps qu’aujourd’hui) a vite été mis de côté. Car les quatre pays ont fait un travail considérable depuis presque deux ans. Le Japon, par exemple, compte 180 ambassades de par le monde. Elles ont véritablement arraché le vote de nombreux États. L’Allemagne a fait de même en Europe de l’Est, notamment en Russie. Mais leur tentative a échoué.
J.A.I. : Certains imputent à l’Afrique l’échec de la réforme du Conseil de sécurité. Elle n’a pas voulu renoncer au droit de veto…
J.P. : Que l’on soit bien clair ! Personne ne peut réussir sans les Africains. Nous sommes cinquante-trois. Si l’Afrique dans son ensemble dit oui, ça passe. Si elle dit non, ça ne passe pas. Le problème c’est qu’elle n’est pas plus unie que les autres continents. Elle a pourtant cherché à s’entendre sur une position unique proclamée à Syrte en juillet, même si certains, comme l’Afrique du Sud ou le Nigeria, estiment aujourd’hui qu’il faut tenir compte de la réalité et revenir sur cette position. L’Afrique était courtisée par les deux camps, le G4 et le groupe « Unis pour le consensus » (ceux qui ne veulent pas de nouveaux membres permanents). Elle est venue au dernier moment avec une troisième résolution. Personne ne pouvait donc plus obtenir la majorité des deux tiers. La situation s’est retrouvée bloquée.
J.A.I. : Les problèmes de l’Afrique n’ont-ils pas été occultés lors de ce sommet ?
J.P. : Pas du tout. Même George W. Bush a parlé de la place particulière qu’il fallait désormais accorder à l’Afrique. Dans le document final, le continent est nommément cité, on parle de ses besoins spécifiques.
J.A.I. : Pensez-vous que les difficultés que rencontre Kofi Annan depuis un an devraient l’inciter à démissionner ?
J.P. : Non. Son mandat arrive à expiration dans un an. Dès juin-juillet prochains, on commencera à connaître les candidats à sa succession. Je ne vois pas pourquoi, à cause de ce qui reste souvent des allégations, on devrait amener un secrétaire général, qui a rempli honorablement ses fonctions, à démissionner… Prenez le cas des abus sexuels en RD Congo par les troupes de l’ONU. Après tout, ce sont des troupes qui relèvent des États membres. Comme les pays disposant d’armées puissantes ne veulent pas faire ce travail, ce sont d’autres États, ceux du Tiers Monde, sans grandes traditions militaires, qui s’y attellent. Et puis, les armées nationales de certains grands pays ne font-elles pas face à certains abus de leurs soldats ? Souvenez-vous de ce qui s’est passé à Abou Ghraib [la prison de Bagdad, NDLR]…
J.A.I. : Que vous a dit Annan à la sortie du document final ?
J.P. : Il était là, le 13 septembre, vers 13 heures, quand on l’a proposé aux États membres et qu’ils l’ont accepté. Il était dans la salle et, quand il a vu la réaction unanime, je l’ai enfin vu sourire.
J.A.I. : Qu’avez-vous retenu de votre passage à la tête de l’Assemblée générale ?
J.P. : C’était une année exceptionnelle. Quand le président Omar Bongo Ondimba m’a demandé de poser la candidature du Gabon, je croyais que ce serait une présidence comme les autres, où le président préside.
J.A.I. : Il n’a d’ailleurs pas beaucoup de pouvoir…
J.P. : Effectivement, ce sont les pays qui décident. L’Assemblée générale a un peu perdu de son rôle défini par la Charte au profit du Conseil de sécurité, mais le président peut quand même donner la parole. Et c’est moi qui ai fait passer in fine le document que nous avons aujourd’hui. C’est un poste important qui projette votre pays au-devant de l’actualité. Mais je ne pensais pas du tout que nous aurions affaire à une réforme aussi importante. Nous croyions qu’elle n’aurait lieu que lors de la session à venir. Finalement, elle a eu lieu cette année. L’élargissement du Conseil de sécurité, par exemple, était source de pressions énormes depuis le début, pour savoir s’il fallait soumettre cette question à l’Assemblée. Ceux qui ne voulaient pas de la réforme demandaient le consensus total (donc sans passer par le vote et la majorité des deux tiers) et menaçaient de mettre toutes les autres questions au vote. C’était devenu infernal. J’ai dû m’imposer et rappeler qu’il fallait l’adopter aux deux tiers.
J.A.I. : Quel conseil donneriez-vous à votre successeur ?
J.P. : Il lui faudra probablement faire une proposition pour l’élargissement du Conseil de sécurité. Car les partisans du G4 vont sûrement revenir à la charge. L’Afrique également.
J.A.I. : Est-ce qu’elle va changer d’avis ?
J.P. : C’est ce qu’il faut voir. Mais s’il y a un vote, les pays africains voteront chacun selon leur propre conscience.
J.A.I. : Qu’allez-vous faire après cette période de suractivité ?
J.P. : J’ai été vraiment au four et au moulin. Je dormais peu et travaillais beaucoup. La négociation était dure. Les gens prédisaient l’échec. J’étais parmi les rares qui croyaient qu’on allait aboutir à quelque chose. Après tout ce tumulte, je pensais pouvoir trouver un peu de repos. Mais j’ai perdu mon frère aîné. J’ai dû rentrer au Gabon pour m’occuper de ses obsèques. Après, il y aura l’élection présidentielle, en décembre, et la campagne. Si j’arrive à tenir, je pourrai commencer à m’isoler et récupérer.
J.A.I. : Voudriez-vous revenir aux Nations unies ?
J.P. : Les anciens présidents ont une organisation où ils se retrouvent. J’y prendrai part. Et puis, si je reste l’année prochaine encore à mon poste de ministre des Affaires étrangères, je reviendrai.
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