Que pensent les Palestiniens ?
Leur opinion sur Yasser Arafat, l’Autorité palestinienne, le processus de paix, l’Intifada, les attentats kamikazes, la corruption…
En 1995, une année après l’installation de Yasser Arafat à Ramallah, l’écrivain Edward Saïd avait prévenu que le leader de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) était en train de mettre en place, dans les territoires palestiniens, un pouvoir qui serait un mélange de « désordre libanais » (en référence à la guerre civile au Liban, entre 1975 et 1982, au cours de laquelle Arafat avait joué un rôle central) et de « despotisme saddamien ». À l’époque, personne n’avait écouté l’avertissement de cet Américain d’origine palestinienne décédé il y a quelques mois. Pis : cet ancien conseiller d’Arafat qui prit ensuite ses distances avec lui a été voué aux gémonies parce qu’il s’était opposé ouvertement aux accords d’Oslo, considérés à l’époque de leur signature comme la solution miracle du conflit israélo-palestinien. Près de dix ans plus tard, la situation explosive qui prévaut à Gaza et en Cisjordanie lui donne pourtant raison.
À preuve : la scène palestinienne est aujourd’hui déchirée entre des groupes armés en passe de perdre leur self-control et un pouvoir absolutiste, arbitraire, tour à tour manipulé et manipulateur, qui se caractérise davantage par son incapacité à maîtriser la situation interne que par une quelconque autorité politique ou morale. L’anarchie née de ce mélange d’incurie, d’impuissance et de querelles d’intérêts ne fera l’affaire d’aucune des parties en conflit. Arafat, premier concerné, n’en sortira pas grandi, comme ce fut souvent le cas après une épreuve de force. L’Autorité palestinienne (AP) y perdra sans doute, elle aussi, encore un peu de sa légitimité, si tant est qu’il lui en reste. Les groupes paramilitaires, dont les membres paradent cagoulés et armés devant les caméras de télévision, se retrouveront « nus », c’est-à-dire sans couverture politique, face à face – ou plutôt nez à nez – avec Tsahal. Quant à Israël, dont certains dirigeants ont eu l’outrecuidance de se féliciter de l’effondrement de l’AP, il aura désormais autant de mal à rétablir la sécurité hors de ses murs qu’à l’intérieur de son territoire. Sans oublier l’Égypte, la Jordanie, le Liban et la Syrie qui ont tout lieu de s’inquiéter, eux aussi, d’une « somalisation » des territoires palestiniens, qui ne manquera certes pas de les éclabousser.
Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi a-t-on laissé la situation pourrir ? Qui sont les responsables de ce gâchis ? Un sondage d’opinion réalisé par l’institut palestinien The Jerusalem Media and Communication Center (JMCC), entre le 6 et le 9 juin dernier, soit trois mois après l’assassinat du cheikh Ahmed Yassine et du Dr Abdelaziz Rantissi – les leaders historiques du mouvement islamique palestinien Hamas – et en pleine construction du mur israélien en Cisjordanie, apporte quelques éléments de réponse.
Parmi les 1 200 Palestiniens des deux sexes et de toutes conditions sociales, âgés de 18 ans et plus, habitant la bande de Gaza (440 personnes) et la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est (les 760 restants), qui ont répondu au questionnaire du JMCC, 90,3 % pensent que l’AP est minée par la corruption (contre seulement 3,9 % qui soutiennent le contraire et 5,8 % sans opinion). Pis : 93,3 % des interviewés estiment que la corruption a déjà atteint un très haut degré, alors que 3,9 % la situent à un niveau moyen et que 5,5 % la jugent insignifiante.
L’AP doit-elle donc engager des réformes sérieuses ? 46,7 % répondent « oui », 40,7 % disent « non » et 12,6 % n’ont pas d’opinion. Comment expliquer cette indécision que trahit le faible écart entre les « oui » et les « non » ?
En fait, les Palestiniens, bien qu’ils soient lucides sur la situation qui est la leur, sont partagés quant à l’opportunité de mettre en route les réformes exigées par la communauté internationale. S’ils sont nombreux à dénoncer la corruption au sein de l’AP et à appeler à une refonte des institutions palestiniennes dans le sens d’un meilleur partage des pouvoirs au sein de l’exécutif, la plupart mettent en avant une autre priorité : la libération des Territoires et la proclamation d’un État palestinien indépendant. Cette primauté accordée à la question nationale explique un certain nombre des résultats du sondage, qui pourraient tout d’abord sembler paradoxaux.
Le premier de ces paradoxes est le suivant : Arafat est le responsable politique le plus critiqué par ses compatriotes. Il n’en demeure pas moins le leader incontesté des Palestiniens. À preuve : le sondage du JMCC révèle que 47 % des Palestiniens ne sont pas satisfaits de la manière dont le raïs dirige l’AP, mais ils sont tout aussi nombreux (45,5 %) à s’accomoder de sa gestion. De même, 47,8 % des Palestiniens estiment que leur président ne maîtrise pas la situation intérieure, contre 48,8 % qui pensent le contraire. Aussi, malgré les griefs qu’ils nourrissent à l’égard de leur chef historique, 60,8 % des Palestiniens sont d’avis qu’il serait réélu à l’issue d’une élection libre et démocratique, contre seulement 28,4 % qui soutiennent le contraire. De même, 23,6 % des Palestiniens considèrent qu’Arafat reste la personnalité palestinienne la plus digne de confiance. Très loin derrière lui viennent Marwane Barghouti, membre du Conseil législatif palestinien (CLP) aujourd’hui en prison (6,3 %), et Mahmoud Zahar, actuel leader du mouvement islamiste palestinien (3 %).
Comment expliquer cette insolente popularité d’Arafat ? Les analystes avancent plusieurs explications. Dont celle-ci : les Palestiniens, qui se sentent humiliés par les forces d’occupation israéliennes, aiment à se montrer solidaires de celui qu’Israël déteste le plus. Mais cela ne les empêche pas de vilipender la corruption, l’incurie et le despotisme qui sont la marque du règne du Khetyar (« le Vieux »). Ce n’est donc pas tant le patriotisme de ce dernier que les Palestiniens remettent en question – de ce point de vue, Arafat reste leur Líder máximo -, mais sa gouvernance fondée sur l’improvisation, le clientélisme et une forme éculée de paternalisme révolutionnaire. Pour eux, il n’y a point de contradiction entre ces deux appréciations, qui semblent pourtant antinomiques.
Autre explication : après la mort de Fayçal Husseini, l’éloignement de Farouk Qadoumi, en exil à Tunis, le retrait de Hanane Achraoui, l’emprisonnement de Barghouti, la marginalisation du clan de la paix représenté par Mahmoud Abbas, Sari Nusseibeh et autres Yasser Abed Rabbo, l’assassinat du cheikh Yassine et de Rantissi ainsi que des dizaines d’autres dirigeants du Fatah, du Hamas et du Djihad, cette hémorragie au sein du commandement palestinien est « pain bénit » pour Arafat. Le raïs est depuis longtemps passé maître dans l’art de provoquer des situations explosives afin de sacrifier les boucs émissaires qui lui permettent de rétablir la situation et de rebondir. Mais si, aujourd’hui comme hier, après chaque épreuve, son leadership symbolique continue d’enfler, il ne parvient plus désormais à dissimuler son incapacité matérielle à réaliser les aspirations de ses concitoyens. Il arrive que, pour exprimer leur ras-le-bol, ces derniers se révoltent. Ils prennent alors bien soin de ne pas s’en prendre directement au « Vieux », à qui ils se contentent d’adresser des avertissements en s’attaquant à quelques-uns de ses proches. Cela s’est vérifié, une nouvelle fois, la semaine dernière, à Gaza.
Le sondage du JMCC contient d’autres indices qui éclairent – d’une manière autrement plus inquiétante – les événements qui secouent aujourd’hui les territoires palestiniens. Par exemple : 47 % des Palestiniens estiment que la réoccupation israélienne des territoires palestiniens est la principale cause des désordres dans ces territoires (alors que 23,3 % en attribuent la responsabilité à l’AP, 26,8 % à « certaines parties qui voudraient exploiter la situation pour transgresser la loi et l’ordre » et que 2,9 % sont sans opinion). De même, 65,8 % des personnes sondées attribuent l’échec du processus de paix au gouvernement du Premier ministre israélien Ariel Sharon, 20,8 % aux États-Unis, 7,8 % à la direction palestinienne, 4,2 % à l’Occident en général et 1,4 % n’ont pas d’opinion.
Les résultats les plus significatifs du sondage concernent cependant les perspectives du conflit israélo-palestinien. Ainsi, 65,4 % des interviewés estiment que la poursuite des opérations militaires contre des cibles israéliennes est une réponse appropriée aux incursions de Tsahal dans les Territoires, contre 26,9 % qui pensent que ces opérations nuisent aux intérêts nationaux palestiniens et 7,7 % qui sont sans opinion.
Par ailleurs, 63,6 % des Palestiniens se prononcent contre l’arrêt des actions armées contre Israël, alors que 29,8 % se disent favorables à leur cessation et que 6,6 % ne se prononcent pas. En octobre 2003, les deux premiers pourcentages s’établissaient à 51,8 % et 43,3 %. Ce qui traduit une aggravation du sentiment d’hostilité à l’égard de l’État hébreu.
Autre indicateur inquiétant : 63,1 % des Palestiniens soutiennent les attentats kamikazes prenant pour cibles des civils israéliens, contre 31,5 % qui les condamnent (dont 19,5 % fermement). À Gaza, où les « assassinats ciblés » israéliens font le plus de victimes parmi les civils palestiniens, les avis favorables s’élèvent à 70,5 % (contre seulement 26,6 % d’avis défavorables).
La perception de l’Intifada – dont les conséquences sur la vie quotidienne des Palestiniens sont catastrophiques – traduit, elle aussi, un fort sentiment de rancoeur à l’égard des forces d’occupation israéliennes. Ainsi, 69,7 % des personnes interrogées continuent-elles de soutenir l’Intifada, contre 27,2 % qui s’y opposent. De même, 45,5 % pensent que l’objectif de ce soulèvement armé demeure la libération totale des Territoires palestiniens, contre 42,3 % qui y voient un moyen pour mettre fin à l’occupation – conformément à la résolution 242 des Nations unies – et établir un État palestinien. Seules 7,1 % des personnes interrogées pensent que l’Intifada pourrait améliorer les termes de la négociation du côté palestinien.
Ce soutien à la poursuite de l’Intifada varie cependant selon la zone de résidence des personnes interviewées (80 % des habitants de Gaza y sont favorables, contre 75 % vivant à Jérusalem-Est et 62 % en Cisjordanie), leur type d’habitat (78 % des habitants des camps, 71 % des villes et 63 % des villages), leur statut administratif (74 % des réfugiés, 66 % des non-réfugiés), leur niveau d’études (72 % des universitaires et 63 % des non-universitaires) et leur idéologie politique (85 % des islamistes, 69 % des sympathisants du Fatah et 61 % des indépendants).
En conclusion, 70,6 % des Palestiniens se disent pessimistes quant à une solution pacifique du conflit israélo-palestinien, 65,8 % imputent à Sharon et à sa politique de colonisation la responsabilité de l’effondrement du processus de paix, et 70 % pensent que le plan de désengagement de Gaza présenté par le Premier ministre israélien ne doit pas être pris au sérieux.
Ces positions fortement tranchées, que ne renieraient pas les éléments les plus extrémistes du Hamas et du Djihad islamique, traduisent le désespoir des habitants de Cisjordanie et de Gaza. Elles démontrent aussi que, face au blocage du processus de paix, les extrémistes des deux bords continuent de se renforcer dans une sorte de course effrénée vers l’abîme. La répression de plus en plus féroce, du côté israélien, provoque en retour des attentats de plus en plus sophistiqués, du côté palestinien, et réciproquement, au grand désespoir des pacifistes de toutes origines, dont la voix reste étrangement inaudible. Les récents débordements sécuritaires à Gaza et en Cisjordanie traduisent, si besoin est, cette impatience face au statu quo et ce désir irrépressible de faire bouger les choses, fût-ce en recourant à la violence.
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