Nuruddin Farah et l’enfer somalien

C’est sa vie propre et celle de son pays qui ont dicté ses sujets à cet écrivain exilé depuis 1976. Son dernier roman, « Links », n’échappe pas à la règle.

Publié le 26 juillet 2004 Lecture : 4 minutes.

« J’ai été colonisé intellectuellement pendant de nombreuses années. Aujourd’hui, je vis dans un monde sans barrières culturelles », dit de lui-même Nuruddin Farah, 58 ans, dans son anglais châtié, délicatement accentué. Depuis 1976, date à laquelle il s’est exilé de Somalie, il a vécu tour à tour en Gambie, au Soudan, en Ouganda, à Berlin, en Éthiopie, au Nigeria et maintenant au Cap, en Afrique du Sud. Il parle italien, anglais, amharique, arabe, somali et un peu français. Chauve, la peau mate, les yeux vairons, le premier romancier somalien se trouve de nouveau dans la liste des candidats potentiels au prix Nobel de littérature avec la publication, en mars 2004, de Links (« Liens »), son dixième roman, par Riverhead Books.
C’est sa propre vie et celle de son pays qui lui ont dicté ses sujets de prédilection : la post-colonisation, l’écroulement des nations, le fractionnement, le déplacement, le départ et le retour. Sa patrie, la Somalie, a été réduite à néant par la guerre civile et la famine. Le dictateur Siad Barré a été renversé en 1991, et le pays a été précipité dans le chaos par les luttes de clans. En 1993, les États-Unis sont intervenus sous le couvert des Nations unies pour stopper la violence. Deux hélicoptères ont été abattus et des cadavres de soldats américains traînés dans les rues de Mogadiscio. Depuis 1996, Nuruddin Farah retourne de temps en temps dans son pays, mais n’y rencontre que troubles et désordres.
Links se déroule dans le Mogadiscio moderne. « C’est par moi qu’on arrive dans la cité souffrante », écrit Farah au début de son livre, paraphrasant L’Enfer de Dante : « C’est par moi que l’on va dans la cité plaintive/Aux tourments éternels c’est par moi qu’on arrive/C’est par moi qu’on arrive à l’exécré séjour. »
Mogadiscio fut autrefois une belle ville cosmopolite, un carrefour commercial avec le monde arabe. Une cité « ordonnée, propre, pacifique, écrit-il, une magnifique métropole avec ses plages, ses cafés, ses restaurants, ses cinémas ». Aujourd’hui, c’est une « cité de la mort » aux mains d’adolescents armés brouteurs de qat. Farah décrit une ville sans gouvernement, ni services postaux, ni écoles, ni téléphones. Les hommes défèquent dans les rues. Se déplacer en sécurité signifie être entouré de gardes du corps armés. L’appartenance à un clan n’est pas une protection, vos propres parents peuvent vous tuer s’ils veulent s’approprier vos biens.
Le Dante traversant cet enfer s’appelle Jeebleh, ancien prisonnier politique aujourd’hui professeur dont la thèse de doctorat porte justement sur L’Enfer. Il a tenté, sans succès, de traduire le poème en somali. Jeebleh arrive de son exil new-yorkais afin de se recueillir sur la tombe de sa mère et tenter de trouver Raasta, la nièce de son ami Bile, médecin, qui a été enlevée.
Comme Farah, Jeebleh est l’homme de plusieurs cultures. Il a étudié à l’université de Padoue, en Italie, boit des espressos et se commande des spaghettis et de la salade à l’hôtel (mais au lieu de cela, le serveur lui apporte un steak). Jeebleh a son Virgile pour le guider à travers Mogadiscio. Af-Laawe est un entrepreneur de pompes funèbres qui, en réalité, se livre au trafic d’organes.
Links est structuré comme un polar ou comme un roman de Graham Greene, avec une touche de Kafka. Qui a kidnappé Raasta ? Jeebleh tente de trouver son chemin au milieu de demi-vérités et d’illusions. Plus il cherche, plus il devient complice de la violence du clan.
Nuruddin Farah est né en 1945 à Baidoa, dans le Somaliland alors occupé par les Britanniques. Mais il a été élevé dans l’Ogaden, région frontalière qui appartient maintenant à l’Éthiopie. Il était l’un des onze enfants de Farah Hassan, un fermier musulman. Alors que son père savait à peine lire, Nuruddin devient interprète pour le gouvernement colonial. Sa mère, Fatuma Aleeli, était poète de tradition orale.
Le somali n’étant pas codifié avant 1972, Farah a fait ses premières classes en arabe et en amharique, langue officielle de l’Éthiopie. À l’adolescence, il est inscrit dans une école chrétienne évangélique. Puis il part à l’université Panjab à Chandigarh, en Inde, se marie avec une Indienne dont il aura un fils, Koshin, qui a aujourd’hui une trentaine d’année et vit à Detroit (États-Unis). Le couple est divorcé.
Après l’université, Farah devient instituteur puis lecteur à l’université nationale de Somalie. Son premier roman, Née de la côte d’Adam, publié en 1970 (et publié en français par Le Serpent à Plumes), raconte l’histoire d’une femme maltraitée par la société patriarcale somalienne. En 1976, il publie Une aiguille nue, une critique du régime de Siad Barré. Farah est à Rome lorsqu’il reçoit un coup de téléphone lui annonçant que sa tête est mise à prix. Il choisit alors l’exil et rédige sa trilogie, Variations sur le thème d’une dictature africaine (éditions Zoé), composée de trois romans : Du lait aigre-doux, Sardines et Sésame ferme-toi. En 1998, il reçoit le Neustadt Prize, souvent considéré comme l’antichambre du Nobel – Octavio Paz, Gabriel García Márquez ou Cseslaw Milosz se sont vu remettre cette distinction avant d’être nobelisés. Cette année-là, il fait aussi paraître Secrets, qui achèvent de le rendre célèbre. C’est le troisième livre de sa trilogie Du sang dans le soleil (Le Serpent à Plumes), avec Territoires et Dons.
Farah est aujourd’hui marié avec Amina Mama, Nigériane, directrice d’un institut d’études sociologiques, au Cap. Ils ont un fils, Kaahiye, 8 ans, et une fille, Abyan, 10 ans. Links est le premier volume d’une nouvelle trilogie. Il travaille actuellement au deuxième qui parlera aussi de Bile, le médecin. Le titre de la trilogie ? « Elle va probablement s’appeler La Disparition ».

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