L’Europe s’élargit, le travail s’allonge !

Travailler plus longtemps pour conserver son emploi paraît être la première conséquence de l’arrivée dans l’Union des nouveaux États à bas salaires.

Publié le 26 juillet 2004 Lecture : 6 minutes.

Au mois de juin dernier, le géant allemand de la téléphonie Siemens est parvenu à faire avaler au puissant syndicat IG-Metall une pilule bien amère : en acceptant de renoncer à délocaliser deux mille emplois en Hongrie, il a obtenu en contrepartie de ses salariés le retour à la semaine de travail de 40 heures – contre 35 actuellement -, sans avoir à fournir aucune compensation de rémunération. Cerise sur le gâteau de la reculade syndicale, les primes de Noël et de congés seront désormais, chez Siemens, remplacées par une prime annuelle liée aux résultats. Un tel accord a été justement qualifié « d’historique » par la presse allemande, en ce sens qu’il défait toute une histoire. Même si cette révision déchirante ne concerne pour l’heure que deux usines du groupe et est limitée dans sa durée à deux années seulement, elle aura, à l’évidence, valeur d’exemple.
Alors que Gerhard Schröder, affaibli par ses défaites électorales, hésite à poursuivre son programme de refonte de l’État-providence, tout se passe en effet comme si c’étaient les entreprises qui avaient décidé de prendre le relais de la rigueur. Les patrons allemands semblent bel et bien persuadés que l’augmentation du temps de travail et la réduction des vacances sont le meilleur moyen de sortir de sa léthargie la première économie de la zone euro.
On voit déjà le « modèle Siemens » se durcir à mesure qu’il s’étend, notamment à d’autres branches de l’industrie. Ainsi, dans ses discussions avec les syndicats sur un éventuel maintien des six mille emplois qu’elle envisageait de transférer au nord de l’Allemagne où les coûts salariaux sont moindres, la direction de Mercedes a-t-elle exigé, outre la semaine de 40 heures, des suppressions de primes et de divers autres avantages, comme cette pause de cinq minutes par heure travaillée, dite « pause-pipi de Steinkuehler », du nom du responsable syndical qui l’avait fait inscrire dans l’accord de branche de 1973. Ce détail piquant ne fait rire personne. Bien au contraire, c’est avec une impuissance rageuse que les salariés voient s’écrouler comme un château de cartes tout un ensemble de conquêtes sociales obtenues à la pointe de la grève et de la négociation.
Unanime, l’Allemagne politique, syndicale et médiatique s’est insurgée d’emblée contre l’ultimatum « Travailler plus sans gagner plus ou bien perdre son emploi », qualifié de « répugnant chantage » par le président de la Chambre des députés. En dépit des protestations, la pression est pourtant toujours aussi forte : Opel veut faire construire sa nouvelle Zafira en Pologne et Volkswagen multiplie d’ores et déjà les investissements en Chine. Les entreprises publiques elles-mêmes cherchent à se placer dans la course à la réduction des coûts, qui ouvrent la voie à des propositions inédites de délocalisations.
Hier, celles-ci avaient pour cible les pays émergents. Aujourd’hui, les pays de l’Est récemment admis dans l’Union européenne se sont mis sur les rangs, aggravant la situation des partisans du statu quo : impossible, pour les ouvriers, les employés et les cadres qui prétendaient jouir des privilèges d’une Europe sociale initialement composée de pays riches de conserver à la fois leur lieu de travail et les avantages qui y sont attachés. Sur ce point, la nouvelle jurisprudence syndicale est dorénavant parfaitement claire. Alors, « c’est la guerre ! », comme le proclamaient les pancartes brandies par vingt mille travailleurs de DaimlerChrysler, le plus important centre de production du groupe germano-américain ? Le réalisme peut encore l’emporter : en Allemagne, le négociateur en chef des salariés s’est fait rassurant en annonçant qu’il était « hors de question de ne pas arriver à un compromis », et les syndicalistes qui lui font face ne renouvelleront sans doute pas l’erreur de leurs homologues britanniques. En déclenchant abusivement des grèves pour sauvegarder leur « pause thé », ces derniers avaient faire perdre le pouvoir aux travaillistes et, à la nation anglaise, sa prestigieuse industrie automobile. L’épisode n’est pas près d’être oublié.
La France n’a pas tardé à être touchée à son tour par un conflit similaire à ceux qu’on avait observés outre-Rhin. Ainsi, la direction de l’usine Bosch de Vénissieux a-t-elle mis « le marché en main » à son personnel : le transfert du site de production en République tchèque serait inévitable, à moins que les travailleurs renoncent, par la voix de leurs représentants, à six jours de RTT (réduction du temps de travail, introduite dans la réglementation sociale française par les lois Aubry de juin 1998 et janvier 2000) sur vingt, sans compensation salariale ! Et ceci sans écarter d’autres conditions draconiennes imposées sous la menace d’une fermeture définitive de l’établissement, telles que le gel des rémunérations et de l’intéressement pendant trois ans, la suppression des jours fériés de la Pentecôte et de l’Ascension, une moindre rémunération du travail de nuit et l’exclusion du treizième mois pour le calcul des congés payés. La direction en attend 12 % d’économies.
Après quatre mois de dures négociations, les salariés ont accordé à cette dernière le « oui » massif qu’elle exigeait d’eux par référendum pour s’assurer une ultime garantie de soumission. Seule jusqu’au-boutiste du refus, la Confédération générale du travail (CGT). n’avait aucune chance de les mobiliser contre ce choix « entre la peste et le choléra ». Ils ont, tout simplement, choisi de survivre…
En France, semblable remise en question des droits acquis devrait cependant conserver un caractère exceptionnel. Alors qu’en Allemagne l’organisation du travail repose sur la cogestion par la négociation, celle-ci est en effet fixée uniformément pour tous par la loi française et les règlements qui l’appliquent. La droite, qui n’avait pas manqué de critiquer « les années Aubry » en reprochant au ministre des Affaires sociales du gouvernement Jospin d’avoir achevé de « rigidifier la société bloquée », aurait pu saisir l’occasion de se démarquer des socialistes, une fois revenue au pouvoir. Malgré une dénonciation des « effets négatifs » des 35 heures dont le secrétaire d’État au Budget Dominique Bussereau présentait récemment encore le bilan implacable – un chômage au plus haut ; des salaires qui coûtent cher aux patrons sans satifaire pour autant les travailleurs ; des entreprises handicapées dans la concurrence par des charges les plus élevées d’Europe, etc. -, le gouvernement a jugé plus habile de sacraliser la RTT en interdisant tout retour en arrière.
Jacques Chirac avait déjà traité d’« imbéciles » les quelques velléités de réformes venues de son propre parti. Nicolas Sarkozy à son tour, après avoir préconisé la révision en profondeur d’un régime qui entraîne chaque année 16 milliards d’euros d’allègements compensatoires de charges patronales, renchérit pour une fois sur la prudence élyséenne. À la vive indignation de Gerhard Schröder, il dénonce les chantages allemands « qui ne seraient pas acceptables chez nous ». Comme le chef de l’État, il préconise de simples retouches pour laisser plus de choix aux travailleurs sur la base du « volontariat », à la condition que ceux qui veulent travailler davantage soient assurés d’empocher une partie des gains de productivité. On va donc assouplir encore les assouplissements dont les piètres résultats n’ont guère dépassé jusqu’ici une vingtaine de conventions de branches. On se promet de réformer et s’interdit d’agir, dans l’espoir inavoué que la loi, à la fois maudite et inviolable, se périme d’elle-même par impossibilité ou refus d’application, ce qui est déjà le cas dans de nombreuses PME. « Je ne comprends plus ! » s’est exclamé le président du Medef Ernest Antoine Seillière, reconnaissant l’habileté politique de la présentation gouvernementale tout en déplorant son incohérence économique.
Quant aux salariés eux-mêmes, sondés par l’institut Ipsos à la demande du Figaro, s’ils jugent en majorité la loi qui les protège bonne pour eux-mêmes, ils sont à peu près aussi nombreux à la juger mauvaise pour la croissance et l’emploi. Un argument de plus, diront les politiques, pour une évolution en douceur. Mais une façon aussi de leur rappeler que les « avancées » chères à leurs discours ne peuvent faire progresser durablement le social si elles aboutissent à un recul de l’économie.
« C’est la fin du paradis », titre avec fatalisme l’hebdomadaire allemand Der Spiegel. En tout cas, un bien inquiétant début pour la nouvelle Europe à 25, entraînée, à peine ratifiée, dans une surenchère aux intérêts nationaux, et menacée de chaos économique par l’élargissement même qui devait la renforcer. Sera-ce la leçon des crises Daimler et Bosch, ou de toutes celles qui menacent d’éclater, qui l’aidera à trouver les nouvelles voies d’un improbable retour à l’éden ?

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