Les patrons en première ligne

C’est sur la population active que l’épidémie pèse le plus lourdement. Les entreprises, qui subissent le coût de la maladie, ont désormais choisi d’assumer celui de son traitement.

Publié le 26 juillet 2004 Lecture : 5 minutes.

« Il est inévitable que les entreprises qui font leur chiffre d’affaires dans les pays en développement paient pour le sida. Il faut seulement se demander « quand »» et « combien ». » C’est Lee Smith, l’ancien président de Levi Strauss International, qui s’exprime ainsi. Cette entreprise fait partie de celles qui ont pris conscience des conséquences désastreuses que l’épidémie de sida a – et aura – sur leurs résultats. À un point tel que la prise en charge des malades par leurs employeurs est désormais devenue un facteur déterminant de la lutte contre la maladie, comme on a pu le constater en Thaïlande lors de la Conférence internationale sur le sida tenue à Bangkok du 11 au 16 juillet dernier.
Un rapport du Bureau international du travail (BIT), publié le 12 juillet, confirme cette réalité et la chiffre. Sur les 38 millions de séropositifs recensés à l’échelle mondiale, 36,5 millions sont en âge de travailler. En 2005, le cumul des « actifs » décédés du sida atteindra 28 millions, puis 48 millions en 2010 et 74 millions en 2015 – si rien n’a changé d’ici là. Mais les effets de la maladie sur le monde du travail ne sont pas seulement proportionnels au nombre des morts. Le sida provoque également un fort absentéisme. Le BIT estime en ce sens que deux millions de porteurs du virus seront dans l’incapacité de travailler en 2005, alors qu’ils n’étaient que 500 000 en 1995. Pour 2015, la projection atteint 4 millions. Ces défaillances ne manqueront pas d’avoir des conséquences sur les autres employés, qui devront supporter une charge de travail supplémentaire. Quant aux actifs vivant en concubinage avec une personne séropositive, ils devront quant à eux assumer la fourniture de soins. Les malades les plus gravement atteints requérant une attention constante, le BIT estime que si 2 millions d’actifs sont régulièrement empêchés de travailler pour cause de maladie, ce sont deux autres millions de personnes qui devront également suspendre régulièrement leurs activités pour soigner les premiers.
D’un point de vue macroéconomique, les résultats de l’enquête menée par le BIT sont édifiants. Dans 41 des 50 pays concernés par le rapport, le taux de croissance du PIB aurait dû être plus important de 0,9 % chaque année si la maladie n’avait pas existé. Pour paraître encore relativement minime, ce chiffre prend des proportions plus inquiétantes lorsqu’il est présenté sous la forme d’un cumul portant sur les quinze dernières années : la croissance économique a été réduite de 14 % par rapport au niveau qu’elle aurait atteint sans le sida. Une estimation grossière du coût financier de la maladie porte à 17 milliards de dollars la perte annuelle pour l’ensemble des 41 pays. En 2020, si la chute du taux de croissance s’est poursuivie jusque-là à ce rythme, 270 milliards de dollars seront alors perdus chaque année.
Ce tableau peu engageant est encore plus sombre au sud du Sahara où la diminution du taux de croissance du PIB est estimée à 1,1 % par an. Si la prévalence du sida restait identique dans les 33 pays étudiés, la croissance serait, en 2020, de 18 % inférieure à ce qu’elle aurait dû être avec une épidémie plus contenue. Ce qui représente un manque à gagner de 144 milliards de dollars pour ce groupe de pays, sans compter les effets de la réduction drastique de l’espérance de vie (au Botswana, où 38 % des 15-49 ans sont séropositifs, elle a chuté de 75 ans à 30 ans !).
Une telle situation coûte évidemment très cher aux patrons. En raison d’une productivité diminuée de leurs entreprises ainsi que de l’augmentation des congés de maladie et des frais de funérailles de leurs salariés. Sans oublier les conséquences indirectes, comme le coût de la formation des remplaçants, le temps pris par les seniors d’une entreprise pour initier les nouveaux arrivants, la démotivation des employés et les interruptions de production. Une étude conduite au Kenya a ainsi démontré que le coût du sida atteignait en moyenne 45 dollars par employé et par an, ce qui représente 3 % des bénéfices des compagnies concernées. Une dépense qui, sans action ciblée, triplera en 2005.
Ce n’est donc pas par pure philanthropie que nombre d’entreprises ont décidé de prendre en charge les soins de leurs employés séropositifs. Il s’agit plutôt, pour elles, d’une question de survie. Isolées au départ, les initiatives se sont peu à peu multipliées. Le besoin s’est donc fait sentir de les fédérer. Conçue en 1997 sous les auspices du laboratoire pharmaceutique Glaxo Welcome, la Global Business Coalition on HIV/Aids (Coalition mondiale des entreprises contre le sida) remplit ce rôle. Cette alliance de 140 multinationales implantées dans 178 pays et comptant 5 millions d’employés fournit une assistance technique aux entreprises qui souhaitent mettre en oeuvre une politique contre le sida. Cela se traduit par le développement de stratégies et d’actions de terrain, l’organisation de rencontres techniques et l’échange d’expériences, ou encore la représentation des firmes auprès des agences des Nations unies et du Fonds mondial de lutte contre le sida, la malaria et la tuberculose.
À sa tête, on trouve Jurgen Schremp, président du conseil d’administration de DaimlerChrysler, et Bertrand Collomb, PDG de Lafarge, deux entreprises très implantées en Afrique, ainsi que Richard Holbrooke, l’ancien ambassadeur des États-Unis. Parmi les entreprises membres : Heineken, L’Oréal, Coca-Cola, De Beers, TV 5 ou encore ExxonMobil.
D’autres initiatives privées ont été lancées pour sensibiliser le secteur des entreprises à la lutte « en interne » contre le sida. Ainsi, la Société financière internationale (SFI), filiale de la Banque mondiale, dispose-t-elle d’un programme visant à sensibiliser ses clients, à leur fournir les outils nécessaires pour contrôler l’épidémie et à les amener à considérer une telle politique comme un investissement. Mais si, à l’instar de la coalition mondiale, la SFI aide les entreprises, elle ne va toutefois pas jusqu’à prendre en charge les soins aux malades. L’objectif tend plutôt à mettre ceux-ci en relation avec des programmes de fourniture de traitements existants.
De telles actions ne suffisent pas à exonérer la fonction publique de ses responsabilités, souvent bien mal assurées en Afrique ne serait-ce que vis-à-vis des seuls fonctionnaires. En Afrique du Sud, de nombreux ministères peinent à remplacer les postes vacants, tandis qu’en Côte d’Ivoire 70 % des décès dans le corps professoral sont causés par l’épidémie. Les gouvernements doivent donc s’engager. C’est d’ailleurs sur ce point que la conférence de Bangkok a mis l’accent : les ressources sont disponibles. Encore faudrait-il que les politiques les utilisent à bon escient !

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