« Le Maghreb n’est pas une terre de racisme »

Le débat sur le racisme au Maghreb se poursuit dans les colonnes de J.A.I. L’historien et ethnologue tunisien Abdelhamid Largueche relativise l’ampleur du phénomène et décèle une dynamique positive.

Publié le 26 juillet 2004 Lecture : 6 minutes.

Professeur d’histoire et ethnologue, Abdelhamid Largueche dirige, à l’université de Tunis-Manouba, un laboratoire de recherche sur le patrimoine, seul centre universitaire tunisien à s’être penché sur la condition des Noirs. Il est l’auteur de plusieurs communications et ouvrages se rapportant au sujet. Son dernier livre, Les Ombres de Tunis, paru en 2000 aux éditions Arcantères, est un essai sur les pauvres, les marginaux et les minorités aux XVIIIe et XIXe siècles, dans lequel il consacre un chapitre à la minorité noire.

Jeune Afrique/l’intelligent : Jeune Afrique/l’intelligent a engagé un débat sur le racisme au Maghreb. Dans leurs témoignages, un Malien vivant au Maroc (J.A.I. n° 2266) et une Tunisienne noire (J.A.I. n° 2270) ont notamment dénoncé un langage péjoratif à leur égard. Prenons par exemple le mot oussif, qui signifie, littéralement, « domestique ». Ne faudrait-il pas supprimer ce mot du langage des Maghrébins ?
Abdelhamid Largueche : Lorsqu’il est prononcé par les gens du petit peuple, le mot oussif désigne simplement une couleur. Il n’a pas nécessairement, dans leur conscience, une connotation négative. Mais utilisé par quelqu’un qui n’ignore ni l’histoire ni l’arabe littéraire, il est plutôt péjoratif. Il vaut mieux utiliser le vocable asmar, qui désigne une couleur intégrée positivement, que l’on traduit par « brun ». En l’espèce, il s’agit d’un mot porteur de la redécouverte d’une esthétique, et d’un retour aux sources de notre africanité. C’est vrai qu’il y a un effort à faire, et que le langage doit être expurgé des mots se rapportant à un passé honteux. Après tout, dans notre culture traditionnelle, dans la littérature, la beauté du Noir et sa force physique sont magnifiées. La femme noire est synonyme d’élan, d’élégance et de beauté. Ces valeurs doivent réinvestir notre discours.
J.A.I. : Alors que la Tunisie a été le premier pays musulman à abolir l’esclavage en 1846, des termes péjoratifs sont restés incrustés dans le langage. Pourquoi ?
A.L. : Il y a toujours un décalage entre un changement juridique et un changement culturel… Les mentalités changent selon un rythme lent, les préjugés résistent, et les mots trahissent souvent ces préjugés. Mais il faut bien reconnaître que la société tunisienne a été largement intégrationniste. Elle a toujours été capable de brasser, de dialoguer, et d’emprunter au point d’absorber l’Autre…
J.A.I. : Parlons du présent. Comment définiriez-vous le statut de la minorité noire ?
A.L. : Il est le produit de l’Histoire. Depuis la période précoloniale, la communauté noire a fait partie des classes inférieures, des catégories démunies, à la ville comme à la campagne. À l’époque coloniale, la communauté noire de Tunisie s’est retrouvée tout en bas de l’échelle sociale. La Tunisie indépendante s’est ensuite construite sur une base juridique et politique claire : l’égalité de tous, l’école devant être le vecteur du changement. Mais certains groupes défavorisés subissent un handicap au départ pour s’émanciper et accéder à la citoyenneté. D’où la frustration de certaines communautés qui fait que, plus qu’avant, elles deviennent très sensibles à la taquinerie, au petit mépris. Auparavant, le fait de constituer une communauté marginalisée était intégré et banal. Aujourd’hui, c’est devenu quelque chose d’inacceptable et de révoltant, pour eux comme pour nous…
J.A.I. : Le témoignage de la Tunisienne Affet Mosbah dans J.A.I. est-il l’indice d’une évolution dans le processus d’accès des Noirs à la citoyenneté ?
A.L. : Bien sûr, et je le vois comme un grand signe de progrès. Cela demande du courage de témoigner, de l’afficher, de le crier, parce que le concept d’une « minorité silencieuse » est une cruelle réalité historique, il correspond à un sentiment d’infériorité assimilé, presque tabou. Mais c’est un anachronisme de parler aujourd’hui de minorité. À la limite, on pourrait parler de groupe social avec certaines spécificités, et encore… Le fait que cette Tunisienne noire parle, cela montre que pour moitié le problème est résolu. C’est-à-dire que l’on a dépassé, historiquement, l’état de ce qui fut celui de la minorité silencieuse. C’est là un élément essentiel dans la prise de conscience des deux côtés.
J.A.I. : Depuis 2003, Tunis accueille le siège de la Banque africaine de développement (BAD) et avec lui des centaines de salariés noirs. Ils s’ajoutent aux milliers d’étudiants subsahariens qui résident dans le pays. Comment analysez-vous le « choc culturel » consécutif à cette présence ?
A.L. : Plutôt que de « choc culturel », je parlerais de rencontre de cultures. Fondamentalement, la société tunisienne est accueillante. Les altercations, les petites tensions, les difficultés d’adaptation, c’est provisoire. Il faut dire qu’à l’époque coloniale la Tunisie a été coupée symboliquement de sa souche africaine. Sa vocation méditerranéenne a fini par l’emporter, pour des considérations économiques et géopolitiques. Depuis l’époque coloniale, les rapports avec l’Europe ont prévalu. Aujourd’hui, la dimension africaine de la Tunisie revient à l’ordre du jour, et l’installation du siège de la BAD a Tunis va d’ailleurs relancer le débat sur une base très concrète, celle de l’espace économique.
J.A.I. : Il y avait quand même plus que du symbolique lorsque le Maghreb s’est, par solidarité, concrètement investi dans la décolonisation de l’Afrique…
A.L. : C’est vrai. Mais ces faits sont oubliés par les nouvelles générations. Il faut que la mémoire soit entretenue… Des travaux comme ceux de Ki-Zerbo sur l’histoire de l’Afrique méritent d’être traduits en arabe et diffusés, y compris dans les écoles.
J.A.I. : Les rapports problématiques entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne sont aussi des problèmes de communication. Or il se trouve que les Nord-Africains et les Subsahariens sont informés les uns sur les autres via les médias occidentaux, avec tout ce qu’ils peuvent véhiculer de préjugés et de déformations…
A.L. : L’Occident est notre principale source d’information, le constat est vrai. Mais je ne suis pas d’accord pour dire que l’image négative de nous-mêmes et des autres nous est renvoyée par les médias occidentaux. Dans cette théorie, il y aurait à prendre et à laisser. Cela dit, il n’est pas normal que la principale source d’information sur nous-mêmes et sur l’Afrique subsaharienne soit occidentale.
J.A.I. : Décririez-vous les sociétés maghrébines comme racistes, xénophobes ?
A.L. : Pour répondre, je me dois de rappeler que le discours de l’historien est nécessairement un discours complexe… C’est une lourde responsabilité que de schématiser, et donc je me refuse à dire que les sociétés maghrébines pourraient être racistes. Le racisme, les Maghrébins l’ont subi au cours de la colonisation et même après la colonisation. Aujourd’hui, les Maghrébins le subissent en Europe et à travers la criminalisation du fait islamique…
J.A.I. : Ce n’est pas forcément parce qu’on subit le racisme que l’on n’est pas raciste. Il n’y a qu’à voir le cas de l’État d’Israël.
A.L. : Israël est un cas à part dans l’histoire contemporaine. Cet État est fondé sur le mythe d’un peuple élu qui se confond avec une religion, totalement à rebours de la notion moderne de la citoyenneté.
Pour revenir au Maghreb, je dirais que dans toute société il y a ce que certains appelleraient le racisme de l’ignorance. Ce sont des attitudes, des réflexes qui obéissent plus à une xénophobie conjoncturelle qu’à une culture fondamentalement raciste. Cela peut être fondé pas exclusivement sur les différences de couleurs, mais aussi sur les différences religieuses. Ici, le Noir tunisien n’est pas vu comme venant d’Afrique subsaharienne, mais comme fils de ce pays. Il peut être différent par la couleur de sa peau ou par un statut social qui symboliquement s’est longtemps confondu avec les classes démunies… Mais jamais il n’a été considéré comme venant d’ailleurs, et il ne subit donc pas de rejet comme s’il était un étranger. De ce fait, le processus d’intégration a prévalu sur les tendances au particularisme. Mais il faut reconnaître que de nos jours ce processus doit s’accélérer.

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(Voir aussi « Vous & nous » pp. 104-105.)

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