Le devoir de coexister

Une architecture institutionnelle inédite conduit le chef de l’État et ses quatre vice-présidents à privilégier le consensus.

Publié le 26 juillet 2004 Lecture : 3 minutes.

« En Afrique, nous avons coutume de dire qu’il n’y a pas de place pour deux crocodiles dans le même marigot. Or, à Kinshasa, aujourd’hui, il y en a cinq, puisqu’il faut compter le président de la République. » Ces propos sont d’Arthur Z’ahidi Ngoma, vice-président issu de la « composante » dite de l’opposition non armée. Membre de ce que l’on appelle ici « l’espace présidentiel », un attelage inédit dans l’histoire des institutions politiques constitué du chef de l’État Joseph Kabila et de quatre vice-présidents, Z’ahidi Ngoma n’a pu cacher plus longtemps la réalité qu’occultent les sourires protocolaires et les discours convenus au sommet de la RD Congo : « Nous nous sommes tous engagés à coexister, j’appelle cela le miracle congolais. Mais il est vrai que certains d’entre nous souhaiteraient parfois voir les autres passer de vie à trépas. »
Il faut, en effet, être adepte de l’angélisme en politique pour croire que l’ex-rebelle Jean-Pierre Bemba, vice-président issu du Mouvement pour la libération du Congo (MLC), file le parfait amour avec son homologue de la mouvance présidentielle, Abdoulaye Yérodia N’dombasi, compagnon de Laurent-Désiré Kabila contre qui le MLC a pris les armes en 1998. Ou penser que le chef de l’État, Joseph Kabila, n’éprouve aucun ressentiment à l’égard d’Azarias Ruberwa, l’autre vice-président, tête de file du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), organisation armée qui a occupé l’est du pays d’août 1998 à juin 2003 et qui reste perçue à Kinshasa comme l’alliée du Rwanda contre la RDC.
Comment le très éloquent avocat Ruberwa peut-il se comprendre avec le très abstrait psychanalyste Yérodia, ce « disciple de Lacan amateur de phrases obscures » ? Est-il possible de rapprocher le distant fonctionnaire international que fut Arthur Z’ahidi Ngoma du redoutable homme d’affaires Jean-Pierre Bemba ? La cohabitation d’adversaires politiques qui s’opposaient par les armes il y a moins de deux ans n’est pas aisée. Pour donner des chances de survie à une transition fragile, les acteurs de l’« espace présidentiel » y vont avec délicatesse, comme s’ils maniaient un verre de cristal.
Abdoulaye Yérodia décrit ainsi l’atmosphère qui y règne : « Dès que nous regardons notre vis-à-vis d’un oeil qui ne lui plaît pas, il menace de retourner d’où il est venu. Nous le tapons amicalement à l’épaule pour le calmer. Le lendemain, nous oublions par mégarde de lui dire bonjour. Il boude. Il faut à nouveau l’amadouer pour l’empêcher de retourner au Kivu ou dans l’Équateur. »
À ces susceptibilités s’ajoutent les conflits de compétence et de préséance entre les quatre hommes. Le chef de l’État, Joseph Kabila, a dû plusieurs fois les disqualifier tous et recourir au président de l’Assemblée nationale, Olivier Kamitatu, pour le représenter à des manifestations officielles. « L’espace présidentiel » réussit toutefois à sauver les apparences et à tenir un discours officiel homogène. Chacun des cinq assure avoir de bons rapports avec les autres et travailler en bonne intelligence avec chacun. Même s’ils s’entendent en réalité sur presque rien, si ce n’est de la nécessité de tenir secret leur salaire mensuel (7 500 dollars pour les vice-présidents et 10 000 dollars pour le président) et les « fonds politiques » qui leur sont versés par le Trésor public (25 000 dollars par mois).
Dans la pratique, chaque vice-président s’occupe d’un domaine bien précis de la vie de l’État : Azarias Ruberwa chargé de la commission Défense et Sécurité coiffe tous les ministères « régaliens » : Défense, Sécurité, Justice, Administration du territoire… À la tête de la commission Économie et Finances, Jean-Pierre Bemba chapeaute les départements du même nom, ainsi que d’autres services, comme celui des Transports. Une fois par semaine, chaque vice-président réunit les ministres relevant de sa commission, coordonne leurs actions et en rend compte au cours de la réunion hebdomadaire des membres de l’espace présidentiel, puis en Conseil des ministres.
En dehors de cette rencontre hebdomadaire, le chef de l’État et ses quatre adjoints se réunissent à tout moment pour examiner « les questions sensibles ou urgentes ». Les principes de travail du groupe 1 + 4 sont fixés par les accords de Pretoria et de Sun City. Des principes qui les conduisent à privilégier le consensus… et à respecter un pacte tacite de non-agression.

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