Violence au quotidien

À l’école, dans la rue, les stades et les lieux de travail, les agressions plus ou moins gratuites se multiplient.

Publié le 26 juin 2006 Lecture : 5 minutes.

Autoroute Tunis-Msaken, 26 mars. À la station de péage de Hergla, à une centaine de kilomètres de la capitale, des incidents éclatent entre des supporteurs de l’Étoile du Sahel et de l’Espérance de Tunis. Bilan : plusieurs blessés, dont une fillette de 11 ans gravement atteinte à la tête, et d’importants dégâts matériels.
L’Ariana, 11 mai. À bord de leur véhicule 4×4, des supporteurs de l’Espérance de Tunis sillonnent la banlieue nord de Tunis. Soudain, ils foncent délibérément sur un jeune homme de 25 ans, dont le seul tort est d’arborer les couleurs d’une équipe rivale, le Club africain. Au terme d’une longue agonie, la victime a été inhumée le 3 juin.
La Manouba, 8 juin. Une jeune fille de 20 ans rentre à son domicile, dans cette cité ouvrière de la banlieue de la capitale. Selon le journal Essabah, il est très tard et la jeune fille est en état d’ébriété. Son père le lui reproche, elle le roue de coups. Elle vient d’être condamnée à un an de prison.
Agressions sexuelles, braquages de voitures, vols à l’arraché, rixes entre automobilistes Les quotidiens tunisois sont pleins de ce genre de faits divers, qui, selon certains, traduirait l’apparition d’une nouvelle forme de violence, gratuite, absurde, inexplicable. « Les agressions physiques et verbales contre des conjoints, des parents ou des enseignants se multiplient un peu partout : à l’école comme dans la rue, sur les lieux de travail comme dans les stades », estime Noureddine Kridis, professeur de psychologie à l’université de Tunis-I. Même son de cloche chez le psychiatre Fathi Touzri, consultant à l’Unicef et auteur d’un essai sur la délinquance juvénile (éd. Cahiers du Ceres, Tunis, 2005) : « Les faits divers dans les journaux ne sont pas un indicateur fiable de la recrudescence de la violence, sauf peut-être en Tunisie, où il n’y a guère d’autres moyens pour appréhender le phénomène. »
La violence sociale se mesure généralement selon trois critères : la victimisation, la perception et les statistiques. On ne sait si des enquêtes de victimisation ont déjà été menées dans le pays, mais si c’est le cas, elles n’ont pas été rendues publiques. De même, il n’y a jamais eu de sondages d’opinion sur la perception du phénomène. Une seule étude a été entreprise conjointement par l’Unicef et l’Éducation nationale. Elle conclut à une recrudescence de la violence entre adultes et élèves dans les établissements scolaires. Précision intéressante : la violence est plus fortement ressentie par les élèves de sexe féminin issues de familles aisées et suivant une bonne scolarité que par ceux de sexe mâle, issus de familles pauvres et à la scolarité difficile. Cela signifie tout simplement qu’il existe dans les quartiers défavorisés, où il faut jouer les durs pour s’imposer, une banalisation de la violence, qui devient une condition de survie.
Quant aux statistiques de la police et de la justice, elles sont quasi inexistantes. « Depuis 1992, il y a comme un blocus sur les chiffres des délits, même des délits violents. On trouve certes quelques données éparses, notamment sur la violence infligée aux enfants et l’activité des services de justice, mais elles sont difficiles à analyser. Il n’y a pas davantage d’enquête sur la population carcérale. Et, encore moins, sur les victimes des violences », souligne Touzri.
Comment expliquer ce manque d’information ? Le psychiatre se souvient des trois arguments invoqués, un jour, par un responsable local pour justifier son refus de fournir des données sur la criminalité. 1. La Tunisie étant un pays touristique, de telles informations risqueraient de nuire à son image. 2. Le pays manque de statisticiens capables de manipuler ce genre de chiffres avec doigté. 3. Si elles étaient divulguées, de telles données pourraient être utilisées de manière malveillante par l’opposition (sic).
Qu’on en parle ou pas, la violence n’en est pas moins présente au quotidien. Surtout dans les cités difficiles qui ceinturent la capitale. Là, les taux de l’échec scolaire et du chômage des jeunes avoisinent 40 %, alors qu’ils ne dépassent pas 15 % au niveau national et 5 % dans les quartiers chic. Comment douter que ces écarts induits par le développement économique contribuent au développement de la violence ?
Sans nier ces réalités, les pouvoirs publics évitent cependant d’en parler. Ils préfèrent communiquer sur ce qu’ils font pour prévenir le phénomène. Officiellement, les « déviants » et les « inadaptés sociaux » bénéficient de programmes nationaux concernant l’éducation des adultes, la formation professionnelle et l’emploi. Des dispositions spéciales sont prévues pour faciliter leur insertion. Pour venir en aide aux jeunes exposés au risque de la délinquance, des centres de défense et d’intégration sociales ouverts aux garçons et aux filles ont ainsi été créés. La population carcérale bénéficie elle aussi d’un programme spécial d’alphabétisation et de formation. Ce n’est déjà pas mal, mais est-ce suffisant ? « Il faudrait aussi une prise en charge des victimes et un suivi de leur état, car il n’existe aucune structure spécialisée de ce type », estime Fathi Touzri.
La société civile est, elle aussi, très faiblement impliquée dans ce genre d’activité. Deux organisations de femmes, l’UNFT et l’ATFD, disposent de structures d’écoute pour les femmes battues, mais on reste loin du compte.
Noureddine Kridis s’efforce de replacer la recrudescence de la violence dans la crise générale de la société tunisienne. « Les mosquées ne désemplissent pas, explique-t-il. Ce n’est pas un mal en soi dans la mesure où la religiosité est un facteur de fraternité. On constate cependant qu’à la première contrariété ces mêmes personnes, qui affichent ostensiblement leur piété, n’hésitent pas à s’insulter et à s’agresser mutuellement. On parle beaucoup de liberté et d’égalité, en négligeant la fraternité. Or c’est elle qui cimente le lien social et permet de vivre ensemble. Fraternité signifie aussi tolérance, politesse, respect, pardon Ces valeurs doivent être réhabilitées par le système éducatif. »
Faut-il néanmoins accroître le nombre des policiers ? « Non, estime Kridis, la solution n’est pas sécuritaire, mais sociale et éducative. Elle suppose notamment la diffusion de ces valeurs positives par des émetteurs crédibles et hautement symboliques, qu’ils soient écrivains, sportifs ou artistes. » Des Zidane locaux, en somme.

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