Le juge, le flambeur et les épargnants

Le procès par contumace de Rafik Khalifa, l’ex-golden boy au centre d’une gigantesque affaire d’escroquerie et de corruption, devrait s’ouvrir prochainement devant le tribunal de Blida.

Publié le 26 juin 2006 Lecture : 6 minutes.

« Le gouvernement affirme que j’ai volé 1,7 milliard ? Eh bien ! qu’il le prouve ! » L’homme qui lance ce défi aux autorités algériennes se nomme Rafik Khalifa – « Moumen » pour les intimes. Il est l’ancien patron d’un groupe financier tentaculaire, avec des ramifications dans la pharmacie, la banque, la construction et le transport aérien entre autres. Personnage sulfureux, fêtard invétéré et milliardaire ruiné, il est accusé par la justice algérienne d’avoir, dans les années 1990, monté une vaste opération d’escroquerie, de corruption et d’abus de biens sociaux qui aurait coûté au Trésor public plusieurs milliards de dollars et gravement terni l’image des institutions. Son procès, qui devrait s’ouvrir dans les prochaines semaines devant le tribunal criminel de Blida (au sud d’Alger), permettra-t-il de faire toute la lumière sur ce retentissant scandale ?
L’affaire est compliquée et concerne quatre dossiers distincts : les malversations au sein de Khalifa Bank, les transferts illicites de devises à l’étranger, l’importation frauduleuse de cinq stations de dessalement d’eau de mer et l’acquisition douteuse de 29 % du capital de Fiba Holding, une société anonyme de droit luxembourgeois. « L’instruction est presque bouclée, confie un avocat algérois. Mais, au-delà de ses aspects financiers, l’affaire est trop importante pour être traitée comme une simple affaire criminelle. » Après plusieurs mois d’instruction, l’heure de vérité a enfin sonné pour les cent vingt-quatre prévenus.
Le 19 juin, la chambre d’accusation du tribunal de Blida a enregistré la requête d’une soixantaine d’avocats réclamant la requalification des chefs d’inculpation. Leurs clients sont actuellement poursuivis pour : association de malfaiteurs, vol qualifié, escroquerie, violation de confiance, falsification de documents bancaires, corruption, abus de pouvoir, faillite et falsification de documents officiels. Ladite chambre d’accusation rendra sa décision sous huitaine. Dans les couloirs du palais de justice, certains avocats ne cachent pas leur intention d’introduire, le cas échéant, des pourvois en cassation. Dans cette hypothèse, le dossier serait transmis à la Cour suprême, qui devrait rendre sa décision dans un délai de trois mois. En l’absence de cassation, la date du procès sera fixée début juillet. Le président de la cour a la possibilité de programmer le procès soit pendant la session en cours, qui s’achève le 11 juillet, soit dans le cadre d’une session spéciale. « Quoi qu’en disent certains, le procès Khalifa aura bel et bien lieu. Il est temps de juger cette affaire », affirme une source judiciaire. Sur la liste des prévenus figurent plusieurs anciens ministres, des fonctionnaires, des syndicalistes, des PDG d’entreprises publiques, des patrons de presse, des cadres sportifs, des artistes, des entrepreneurs privés Tous seront présents au tribunal, à l’exception du principal accusé, toujours en exil à Londres.
Rafik Khalifa est le fils de Khalifa Laroussi, qui, pendant la guerre de libération, fut l’un des fondateurs du ministère de l’Armement et des Liaisons spéciales (Malg), l’ancêtre de la Sécurité militaire. Nommé ambassadeur, puis ministre, après l’indépendance, celui-ci sera écarté du pouvoir à la fin des années 1960 avant de diriger une usine pharmaceutique. Après le décès de son père, en 1988, « Moumen » reprend les affaires familiales et les fait prospérer. Mais la grande aventure ne commence vraiment qu’en juin 1997.
Grâce à des accointances au sein d’une agence de la Banque du développement local (BDL) – rebaptisée « Banque des loups » par la rue algérienne -, Khalifa décroche deux prêts bancaires d’un montant total de 9,5 milliards de dinars algériens (plus de 100 millions d’euros). En juillet 1998, il crée Khalifa Bank, l’établissement bancaire qui sera au cur de sa stratégie financière. Très vite, le groupe prend de l’ampleur (banque, transport aérien, construction, édition, location de voitures, télévision), étend des tentacules jusqu’en Europe et recrute à tour de bras : des gens du peuple aussi bien que des enfants de la nomenklatura. Khalifa lui-même s’entoure d’une garde rapprochée composée d’amis intimes qu’il connaît souvent depuis l’enfance.
Avec une dizaine de branches, vingt mille employés et un chiffre d’affaires de plusieurs millions de dollars, le groupe Khalifa prend des allures de mastodonte. En septembre 2002, le lancement de la chaîne de télévision Khalifa TV est précédé d’une somptueuse réception à laquelle assistent des stars de la chanson, de la mode et de la politique : le chanteur Bono (U2), Jack Lang, Catherine Deneuve et Sting… « Moumen » devient le symbole de cette nouvelle Algérie qui entreprend et réussit. Une biographie rédigée par la journaliste canadienne Denise Beaulieu (Rafik Khalifa, histoire d’un envol) contribue à la création du mythe.
Milliardaire à 35 ans, le jeune homme mène une vie de flambeur. Mais les services français commencent à s’intéresser à sa réussite fulgurante. En novembre 2002, les ennuis commencent avec le gel par le gouvernement algérien de tous les mouvements financiers de Khalifa Bank, après la découverte de transferts de devises irréguliers. En février 2003, trois de ses collaborateurs sont arrêtés à l’aéroport d’Alger alors qu’ils transportent plus de 2 millions d’euros en espèces. Le 2 juin suivant, le groupe est mis en liquidation, et Khalifa se réfugie à Londres. Accusé de malversations, il est d’abord condamné par contumace par le tribunal d’Alger, le 24 mars 2004, à cinq ans d’emprisonnement et à une amende de 68,6 millions d’euros. Et ce n’est qu’un début.
La justice engage une vaste enquête pour découvrir les causes de la débâcle du groupe. Il faudra près de trois ans d’instruction, des dizaines de commissions rogatoires et l’audition de plus d’un millier de témoins pour dissiper quelques zones d’ombre. Mais la grande question reste sans réponse : d’où vient sa fortune ?
« Le procédé était simple, explique un avocat. Il suffisait de convaincre les dirigeants des entreprises publiques de domicilier leurs comptes chez Khalifa Bank. » Pour cela, le patron ne regardait pas à la dépense, distribuant cadeaux et largesses : cartes de retrait, billets d’avion, séjours en thalasso, prêts bancaires sans intérêts, voitures de luxe, sacs bourrés d’argent liquide, appartements, villas Et, de fait, les dinars affluent par centaines de milliards dans les caisses de la banque. « La fortune de Khalifa ne provient ni d’un prétendu trésor du FLN ni du soi-disant blanchiment de l’argent des généraux, commente le défenseur de l’un des coaccusés. Il a tout simplement réussi à capter l’argent du peuple, puis a tapé dans la caisse jusqu’à ne plus savoir ce qu’il dépensait. » « J’aurais pu taper dans la caisse, je ne l’ai pas fait, et ça va me sauver », proteste Khalifa, depuis son exil londonien, dans les colonnes du magazine français VSD (10-16 mai).
Visé par un mandat d’arrêt international lancé par Interpol, l’ex-homme d’affaires ne sera pas extradé vers l’Algérie, puisqu’il n’existe pas de convention entre les deux pays. À Londres, il coule des jours tranquilles sous la protection apparemment très rapprochée des services britanniques. Amaigri, il semble avoir renoncé à ses excès alcooliques et vit simplement dans un meublé qu’il loue dans le quartier chic de Knightsbridge. Fini la dolce vita, les virées nocturnes en compagnie de stars du show-biz, les voyages en jet privé et les costumes de grands couturiers. Rafik Khalifa a appris à compter, mais ne se plaint pas de sa nouvelle vie. « À 27 ans, confie-t-il, j’avais déjà 17 millions d’euros devant moi. J’ai toujours travaillé dans ma vie. J’ai eu mon bac à 16 ans, j’étais pharmacien à 21 ans. La vente de la maison que je possédais en France et d’une autre en Algérie me permet de voir venir. Et j’ai des amis qui m’aident financièrement. Je m’en sors avec environ 5 000 euros par mois. »
Quant aux accusations de corruption et de malversations lancées contre lui, il les balaie d’un revers de main : « Je travaillais pour développer le pays », dit-il, sans rire. Il a quand même entraîné dans sa chute des milliers de petits épargnants et nombre de PME qui avaient cru à la success-story Khalifa.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires