Guantanamort

Après le suicide de trois détenus, les appels à la fermeture du camp de détention américain se multiplient, y compris parmi les alliés occidentaux de George W. Bush.

Publié le 26 juin 2006 Lecture : 5 minutes.

« Ces morts traduisent le désespoir de gens, pour certains innocents, emprisonnés parfois depuis quatre ans et demi sans avoir la moindre idée de leur peine et sans pouvoir se défendre devant un juge. » C’est en ces termes que le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, Manfred Nowak, coauteur d’un document sur le pénitencier de Guantánamo, a commenté le suicide, dans la nuit du 9 au 10 juin, de deux Saoudiens et d’un Yéménite, retrouvés pendus dans leurs cellules de la prison de haute sécurité de Guantánamo, qui domine l’enclave américaine au sud-est de l’île de Cuba. Réagissant au drame, le vice-amiral Harry Harris, commandant de l’établissement depuis mars, a déclaré : « Les djihadistes [] n’ont aucun respect pour la vie humaine, pas plus la nôtre que la leur. Ils sont malins, créatifs, motivés. Je ne crois pas que [leur suicide] était un geste de désespoir, mais un acte de guerre asymétrique contre nous. » Une sortie indécente qui a eu le don d’indigner un peu plus la communauté internationale qui multiplie les appels à la fermeture de Guantánamo. Après la chancelière allemande Angela Merkel et la ministre britannique des Affaires constitutionnelles Harriet Harman, de nombreuses voix se sont élevées parmi les parlementaires américains pour réclamer « la fin de cette honte ». À la suite du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), Amnesty International a demandé à Washington de clore « l’état d’illégalité » à Guantánamo.
Les familles des victimes, elles, ont émis des doutes sur la thèse officielle du suicide et exigé la mise en place d’une commission d’enquête internationale. Musulmans pratiquants, voire fondamentalistes, des détenus de ce type réprouvent le suicide, geste banni par le Coran, leur référence. Pour passer à cet acte aussi grave que le parjure, passeport pour l’enfer, il faut qu’ils aient été soumis à des conditions absolument insupportables. Les pratiques décriées dans l’enclave américaine à Cuba font craindre que les trois victimes aient craqué nerveusement après de mauvais traitements.
Dès janvier 2002, en effet, un « mémo secret » rédigé par Ricardo Gonzales, un conseiller juridique de Bush devenu son ministre de la Justice, a institué « un nouveau paradigme d’interrogatoire ». En clair, une dangereuse théorie juridique qui déclare obsolètes les Conventions de Genève régissant le droit de la guerre et justifie la torture fondée « sur la nécessité et sur la légitime défense ». La « doctrine » Gonzales a influencé la loi sur la torture d’août 2002, en vertu de laquelle Mohamed al-Qahtani, appréhendé à la fin de 2001 en Afghanistan et soupçonné d’être le vingtième terroriste du 11 Septembre, a pu, en cinquante-cinq jours de détention, être interrogé à quarante-huit reprises (de 18 heures à 20 heures), dévêtu, menacé par un chien, séduit par une interrogatrice, empêché d’uriner, soumis à des températures glaciales et privé de sommeil pendant soixante-douze heures d’affilée.
La révélation de tels excès a conduit à l’élaboration d’un nouveau texte, en mars 2003, qui introduit une conception tout aussi dangereuse : « L’imposition d’une douleur ou d’une souffrance, physique ou mentale, n’est pas par elle-même un acte de torture. La bonne foi peut être une ligne de défense (qui exonère l’interrogateur). » On comprend dès lors l’intensité du drame humain qui se joue dans ce centre de détention offshore, une sorte de no man’s land juridique, laboratoire de nombreuses et graves violations des droits humains.
La torture, les actes d’humiliation, les traitements cruels, inhumains et dégradants peuvent pousser à toutes les extrémités les pensionnaires de cet enfer barbelé. Depuis l’arrivée d’Afghanistan des premiers prisonniers, en janvier 2002, pas moins de quarante-cinq tentatives de suicide ont été dénombrées. Les dernières en date ont eu lieu le 18 mai, lorsque deux détenus ont avalé des doses excessives de barbituriques. En août 2005, dans un mouvement concerté, quelque 130 détenus avaient engagé une grève de la faim, en signe de protestation contre leurs conditions de détention. Pour y mettre fin, l’administration de l’établissement a employé un procédé qualifié de « traitement cruel » par le droit international : l’inoculation forcée de nourriture par tubes insérés dans le nez. Une méthode brutale, qui s’inscrit dans « l’esprit » de Guantánamo : il s’agit de briser les « ennemis » des États-Unis, de la liberté, du « Bien ». Lesquels sont ligotés, battus, assourdis, frigorifiés, humiliés sexuellement, terrorisés par des chiens
Arrêtés pour la plupart sur des terrains de conflit, les détenus ne sont pas considérés comme des prisonniers de guerre. L’administration américaine leur dénie les droits attachés à ce statut et fixés par les Conventions de Genève de 1949. Ainsi en a disposé une décision du 7 février 2002 de George W. Bush, qui a créé une catégorie juridique inédite : « les combattants ennemis hors la loi ». Sont expressément rangés dans cette catégorie « les membres d’al-Qaïda, les individus impliqués dans des actes de terrorisme international contre les États-Unis et ceux qui leur ont sciemment donné asile ». De nombreux innocents se sont ainsi retrouvés privés de liberté et de toute forme de protection. Comme l’avait pressenti l’ex-numéro deux du Pentagone, Paul Wolfowitz, qui, dès mars 2003, concédait que « certains des détenus se révéleraient peut-être totalement inoffensifs ».
Il ne croyait pas si bien dire. Selon une étude réalisée en février 2006 sur 517 détenus par le professeur de droit Mark Denbeaux, 55 % d’entre eux n’ont pas commis d’actes hostiles contre les États-Unis et 8 % seulement apparaissaient comme des membres d’al-Qaïda. Beaucoup se sont trouvés au mauvais endroit au mauvais moment. Aucun ne semble avoir eu de rapport avec l’Irak, ni avec les fameuses armes de destruction massive. Sur les 759 individus qui ont séjourné à Guantánamo, 70 ont été refoulés, souvent contre leur gré, vers leur pays d’origine (Pakistan, Russie, Maroc, France, Royaume-Uni, Belgique, Arabie saoudite), environ 230 ont été relâchés, 10 seulement ont été inculpés et aucun n’est passé en jugement.
Ces suspects ont-ils permis de remonter des filières ou d’identifier des réseaux dormants ? Rien n’est moins sûr, tant est compartimentée et mouvante une organisation de la nature d’al-Qaïda. Les « combattants ennemis hors la loi » demeurent toutefois en détention, en vertu d’une ordonnance du 13 novembre 2001 du « président des États-Unis », qui soustrait les suspects de terrorisme au système judiciaire civil et autorise leur détention indéfinie dans l’attente d’un jugement par des commissions militaires. Jusqu’à quand va persister cette grave violation de l’habeas corpus et de la Constitution des États-Unis ? Le Yéménite Salim Ahmed Hamdan, ancien chauffeur de Ben Laden emprisonné depuis quatre ans, a porté plainte contre les autorités américaines pour détention sans jugement, violation de ses droits fondamentaux, mise en place de commissions militaires illégales à Guantánamo, refus de le déférer devant les tribunaux civils Ayant commencé à examiner cette requête le 28 mars 2006, la Cour suprême américaine rendra sa décision, très attendue, en juillet.
Sans doute pour anticiper le revers qu’elle risque de subir, l’administration Bush s’apprête à organiser une importante vague de libération. Le 14 juin, les autorités afghanes ont annoncé l’élargissement « dans quelques mois » de 96 de leurs compatriotes. Le même jour, George W. Bush, secoué par la vague de protestations, concédait : « J’aimerais fermer Guantánamo, mais je dois dire que nous détenons des gens sacrément dangereux. Il vaudrait mieux avoir un plan pour les juger devant nos tribunaux. »

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