Grands espoirs et petites déceptions

Le récent scrutin régional n’a pas affaibli le parti présidentiel. Mais les électeurs ont fait passer le message : ils veulent plus d’audace dans les réformes, et sont impatients de récolter les fruits de la croissance.

Publié le 26 juin 2006 Lecture : 5 minutes.

Très confortablement réélu avec 95 % des voix – l’opposition avait boycotté le scrutin -, Ismaïl Omar Guelleh, 59 ans, a entamé le 8 avril 2005 son second et dernier mandat. Artisan des accords de paix et de réconciliation signés avec l’ancienne rébellion du Front pour la restauration de l’unité et de la démocratie (Frud), le chef de l’État veut mettre à profit la stabilité retrouvée et le nouveau bail de six ans que lui ont accordé les électeurs pour mener de front réformes politiques et diversification de l’économie. Un programme ambitieux, consigné dans un document, la « feuille de route », synthèse de sa vision et vade-mecum de l’action gouvernementale mise en musique par Dileita Mohamed Dileita, le Premier ministre, reconduit dans ses fonctions en mai 2005. Le tribalisme, qui a longtemps été le talon d’Achille de Djibouti, n’a certes pas disparu. Mais il a régressé.
La décentralisation – une des promesses phares du candidat Guelleh – est effective depuis les régionales de mars 2006. Destinées à rapprocher le citoyen des centres de décision et à promouvoir un développement plus harmonieux en corrigeant des déséquilibres territoriaux en partie à l’origine des troubles des années 1990, les élections locales ont marqué une franche rupture avec une culture politique héritée du système de parti unique. « Jusqu’à présent, explique un conseiller du chef de l’État, et, malgré l’instauration du multipartisme en 1992, chaque parti ne présentait qu’une seule liste pour l’ensemble du pays. Il fallait dégager des majorités très nettes, mais, en pratique, cela aboutissait, vu la prépondérance du Rassemblement populaire pour le progrès (RPP) sur les autres partis, à un Parlement monocolore, 100 % RPP. L’expérimentation d’une dose de proportionnelle, le découpage régional en six circonscriptions (Djibouti, Arta, Ali Sabieh, Dikhil, Tadjourah et Obock) devaient introduire davantage de pluralisme et permettre à toutes les sensibilités d’être représentées. » La formule choisie présentait un autre avantage : celui de satisfaire une revendication ancienne des partenaires de la majorité présidentielle. L’Union pour la majorité présidentielle (UMP) créée en 2002, après les accords de paix, et reconduite en 2005 regroupe en effet quatre entités distinctes : le RPP, mais aussi le Frud, ainsi que deux plus petites formations, le Parti social démocrate (PSD) et le Parti national démocratique (PND) de l’ancien opposant Aden Robleh.
Les régionales ont donc été l’occasion pour chacune des composantes de l’UMP de présenter des candidats défendant ses propres couleurs et se sont résumées à une compétition interne à la majorité arbitrée par des listes indépendantes. Montées par des personnalités de la société civile ou par des politiciens en rupture avec leurs formations d’origine, elles ont été autorisées à présenter des candidats et ont réalisé une belle percée à Djibouti-ville, remportant jusqu’à 32 % des suffrages dans la commune de Boulaos. Ces listes indépendantes se sont engouffrées dans la brèche au moment où l’opposition institutionnelle, représentée par l’Union pour l’alternance démocratique (UAD), choisissait, elle, de boycotter le scrutin. Un aveu de faiblesse, selon le conseiller présidentiel : « L’opposition est orpheline depuis la disparition, en septembre 2004, de son leader historique, Ahmed Dini. Elle a préféré masquer ses querelles intestines en pratiquant la politique de la chaise vide. »
La campagne a suscité un réel engouement. La proclamation des résultats du premier tour de scrutin a produit une impression plus mitigée. Les régionales ont tourné au raz-de-marée RPP. Ali Mohamed Daoud, le dirigeant du Frud, plus connu sous le nom de « Jean-Marie », pseudonyme hérité de son passage dans l’enseignement catholique, a dénoncé des irrégularités massives à l’annonce de la victoire du parti du président dans les districts d’Obock, Dikhil et Tadjourah, considérés comme des fiefs historiques du Front. Sa réaction, diffusée en direct à la télévision le soir du dépouillement, a révélé un malaise au sein de la majorité. De discrètes négociations ont permis au parti lésé d’obtenir quelques compensations. Le Frud est donc resté dans la coalition, et l’hypothèse d’un remaniement ministériel, un temps évoquée, a fait long feu. Le Frud ne détient en effet que deux portefeuilles (la Défense et les Transports) et en demandait davantage. « Jean-Marie n’a pas d’alternative, estime Ismaïl Ibrahim Houmed, le ministre des Transports, en délicatesse avec la direction du parti. Il est enchaîné à la logique de participation gouvernementale et aurait trop à perdre s’il quittait l’UMP. Car le parti est lambeaux, sans idées et sans militants. Il n’a pas su se régénérer. »
Quels enseignements tirer du scrutin ? En dépit de la victoire du RPP, amplifiée par le « correctif majoritaire » (un bonus en sièges accordé à la liste arrivée en tête), on peut considérer que les électeurs ont exprimé un début de défiance et un certain ras-le-bol. Face à une croissance – de l’ordre de 3,5 % par an environ – insuffisante et dont les fruits sont trop inégalement répartis. Et face à des conditions de vie qui tardent à s’améliorer : malgré un PIB par habitant élevé pour la région (1 030 dollars par an, dix fois supérieur par exemple à celui de l’Éthiopie voisine), Djibouti pointe au 150e rang sur 177 au classement du développement humain établi par le Programme des nations unies pour le développement (Pnud). Les services publics sont toujours aussi défaillants. Le problème de la salinité de l’eau, dans la capitale, n’a toujours pas été résolu et oblige les habitants à boire de l’eau en bouteille. Les délestages électriques sont monnaie courante, faute d’entretien des générateurs. Enfin, il y a ce sentiment, diffus, mais ancré, que les règles du jeu ne sont pas les mêmes pour tous. « La percée des indépendants n’est pas encore un désaveu, mais ressemble quand même à un avertissement adressé à l’ensemble de la classe politique », commente Ismaïl Ibrahim Houmed.
Le son de cloche est sensiblement identique dans les milieux d’affaires et l’intelligentsia, où l’on peine à dissimuler une certaine déception face à la lenteur des réformes : « Le président Guelleh est l’homme de la situation, et il a fait beaucoup pour Djibouti, explique un haut fonctionnaire quadragénaire, représentatif de cette nouvelle génération, à la fois exigeante et impatiente. Ses efforts pour tourner le dos à l’économie de rente et promouvoir la diversification des activités sont méritoires. Il a assaini les finances publiques, et fait venir des investisseurs de Dubaï. Près de 600 millions de dollars ont été injectés pour créer le complexe portuaire de Doraleh. Il veut donner un nouvel élan au tourisme et à l’agriculture. Mais son entourage n’est pas à la hauteur. Le gouvernement formé en mai 2005 n’a pas permis le renouvellement des élites, trop de dinosaures sont restés en poste. On a l’impression que le jeu politique est verrouillé et que le choix des personnes obéit parfois à d’autres critères que celui de la compétence. Enfin, le champ médiatique reste trop contrôlé, la télévision nationale et le seul journal que compte notre république continuent à recourir à la langue de bois. »
Un peu plus d’audace en politique, une croissance davantage créatrice d’emplois… voilà, résumées à grands traits, les attentes d’une population qui aspire au changement. Il s’agit maintenant de ne pas décevoir les espoirs nés avec le décollage économique et, surtout, de ne pas susciter de frustrations. Djibouti, heureusement, ne manque pas d’atouts. Ne dit-on pas que la volonté peut déplacer des montagnes ?

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