Des froufrous au hijab

Les unes après les autres, actrices, chanteuses et danseuses orientales adoptent le voile islamique. Crainte pour leur sécurité ou révélation divine ?

Publié le 26 juin 2006 Lecture : 5 minutes.

Célèbre pour ses rôles de jeune femme « émancipée », l’actrice égyptienne Hanan Turk, 31 ans, portera désormais le hijab, le voile musulman. C’est elle-même qui l’a annoncé à la presse, en mai. Deux mois plus tôt, Hala Shiha, autre star montante du cinéma égyptien, avait elle aussi troqué ses costumes de scène pour des tenues plus conformes aux canons de l’islam. Hanan et Hala sont loin d’être des exceptions chez les actrices, chanteuses ou danseuses « orientales ».
Dans les années 1970, déjà, Shams el-Baroudy, une vamp assez affriolante, avait semé la consternation en passant sans transition du bikini au niqab, le voile noir intégral, mais ce n’était qu’un cas isolé. Longtemps, les « re-conversions » n’ont concerné que des artistes en fin de carrière, sinon sur le retour, à l’instar de la chanteuse Chadia, icône des comédies musicales égyptiennes des années 1960, qui « prit le voile » il y a une dizaine d’années.
Aujourd’hui, le phénomène s’accélère. De Sabreen à Mona Abdel Ghani, en passant par Ghada Adel ou même l’ex-danseuse Zizi Mustapha, les ex-stars qui ont choisi de voiler pudiquement leurs charmes se comptent par dizaines. Au point de susciter les rumeurs les plus folles. Ont-elles été menacées par les islamistes ? Cédé aux instances sonnantes et trébuchantes de quelque austère potentat du Golfe ? La plupart préfèrent invoquer une « révélation divine », souvent intervenue par le biais d’un prédicateur « qui-a-changé-leur-vie », comme le charismatique Amr Khaled, 36 ans, qui compte plusieurs hijabs célèbres à son tableau de chasse.
Pour l’anthropologue Saâdia Radi, cette épidémie de mysticisme chez les artistes égyptiennes n’est qu’un microphénomène, le reflet, rehaussé par la célébrité, des profondes mutations dont le pays est le théâtre. Au moins 70 % des Égyptiennes seraient aujourd’hui des motahajibat (« femmes voilées »), chiffre jugé très inférieur à la réalité par la sociologue Madiha el-Safty, de l’université américaine du Caire, qui l’estime à plus de 80 %. Ce fulgurant essor de la ferveur populaire serait, au moins en partie, la conséquence « du wahhabisme importé des pays du Golfe par les milliers de travailleurs émigrés de retour au pays », explique cette dernière. Il est aussi « une réaction aux crises économiques, sociales et politiques à répétition qui affectent le pays ». Né dans les classes les plus pauvres, le phénomène s’est peu à peu étendu à l’ensemble de la société. « Aujourd’hui, porter le voile est normal. Mieux, c’est devenu la norme », commente la sociologue.
Désormais, il existe aussi un islam « branché » pratiqué aussi bien dans les sphères du show-biz que dans les beaux quartiers du Caire, d’Al-Mohandissine à Garden-City. Ici, la modernité se réinvente loin de toute référence occidentale. Petit à petit, on se réapproprie cette identité baladi (de balad, « le pays ») qui fut si longtemps synonyme de ringardise. Un fructueux business se développe autour de la religion en général, et de ses accessoires féminins en particulier. Fini le temps où les hijabs n’étaient vendus que sur le parvis des mosquées, entre tapis de prière et gadgets made in Medine. Aujourd’hui, les riches élégantes à voilette n’ont que l’embarras du choix, entre les boutiques de prêt-à-porter haut de gamme (la marque Rosée, par exemple) et les créations haute couture de la luxueuse griffe Al Motahaguiba. Il existe au moins deux magazines de mode islamiquement corrects, Jumanah, lancé en 2004, et Higab Fashion, sorti au début de l’année.
Plus encore qu’une mode vestimentaire, le hijab est un mode de vie. D’où l’apparition d’une industrie des loisirs à destination exclusive des femmes voilées. Désormais, les « surs » égyptiennes peuvent faire du sport dans des salles d’où toute présence masculine est rigoureusement bannie, la fête dans des soirées animées par des groupes 100 % féminins comme Al-Yachmak, et même trempette sur des plages privées comme « La Femme » (en français dans le texte), à quelques kilomètres d’Alexandrie…
« Une femme voilée peut fort bien réussir une brillante carrière professionnelle, explique Diana Darwich, journaliste à Al-Ahram Hebdo et récente lauréate du prix Samir-Kassir pour la liberté de la presse (elle-même porte le hijab depuis plus de dix ans). Elle peut-être journaliste, professeur d’université ou même militante des droits de l’homme. S’obstiner à opposer les traditionalistes rétrogrades aux modernes occidentalisés n’a aucun sens. »
Sans doute, mais il y a quand même des limites. À la télévision, par exemple à ce jour, seules les chaînes par satellite acceptent les speakerines portant le voile -, mais aussi au cinéma. De nombreuses actrices qui ont récemment choisi de porter le voile dénoncent le « sectarisme » des réalisateurs qui continuent de réserver le hijab aux personnages de hagga, les femmes d’un certain âge. Il est vrai que les quelques audacieux qui ont osé déroger à cette règle se sont attiré de sérieux ennuis. Dernièrement, l’un d’eux a réalisé un vidéoclip mettant en scène une moutahajiba amoureuse… Protestations, scandale ! Sur la chaîne Al-Arabiya, une émission de grande écoute, Istifta ala al-hawaa (« Sondage en direct »), a aussitôt organisé un débat sur le thème « Pour ou contre les femmes voilées dans les vidéoclips ? ».
La vérité est que si le hijab est aujourd’hui partie intégrante de la vie des Égyptiens, les fantasmes de ces derniers ne s’encombrent pas de voiles pudiques. Ils portent des décolletés sur des poitrines siliconées et se prénomment Nancy, Ruby ou Elissa, des chanteuses à la mode. Et ces pulpeuses créatures ne viennent pas toujours du balad ! Dans une tribune publiée, à Londres, par le quotidien El Hayat, la sociologue libanaise Dalal Bizri tente d’analyser cet étrange paradoxe, qui, entre voile et frou-frou, écartèle la société égyptienne – et arabe en général. « La diffusion [du hijab] à l’échelle que nous connaissons actuellement exige la présence de la vulgarité, de la débauche, de la quasi-nudité, pour réveiller sans cesse la flamme de sa nécessité. L’importation au Caire d’artistes libanaises, top models ou reines de beauté, pour occuper l’espace laissé vacant par des Égyptiennes plongées jusqu’au cou dans la mode du délire dévotionnel signale la présence de deux pôles opposés qui parviennent néanmoins à cohabiter parfaitement : d’un côté, le voile, la pudeur, la ?pruderie ; de l’autre, le dévoilement, le dévergondage, la vulgarité, la damnation. »

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