Chef-d’uvre en péril

Zone d’intense activité volcanique où le continent se fracture peu à peu, le pays Afar offre une surprenante variété de paysages. À l’avenir très incertain.

Publié le 26 juin 2006 Lecture : 7 minutes.

Autrefois, une immense étendue d’eau de 6 000 km2 recouvrait toute la plaine du Gobaad. Aujourd’hui, le lac Abbé ressemble à une vaste zone marécageuse, dans laquelle on s’enlise facilement en saison des pluies. Sa superficie a régressé de 65 % en soixante ans. La partie liquide du lac n’occupe plus que 150 km². Raison de plus pour ne pas profiter d’un spectacle que les générations futures n’auront pas le privilège de contempler. Le retrait des eaux a commencé à la période holocène, il y a 8 500 ans, après une série de secousses sismiques et d’éruptions volcaniques, qui ont détourné le fleuve Awash de son cours naturel, et provoqué l’émergence d’impressionnantes cheminées calcaires. Semblables à des termitières géantes, ces cheminées sont en fait des fumerolles. Les plus hautes atteignent une quarantaine de mètres de hauteur et composent un paysage fantastique, qui a servi de décor naturel aux premières scènes d’un film mythique des années 1970, La Planète des singes.
Les concrétions calcaires se sont formées au contact de l’eau avec les vapeurs de soufre remontées des entrailles de la Terre. Djibouti est une zone d’intense activité volcanique où, par endroits, l’épaisseur de la croûte terrestre ne dépasse pas 5 kilomètres. Alors que ces cheminées continuent d’émettre des vapeurs brûlantes, le sol est parcouru de rigoles d’eau chaude qui se refroidit progressivement à mesure qu’elle s’éloigne des sources. La température frise les 80 °C. Une légère odeur d’uf pourri se dégage de la surface. C’est à ces émanations de soufre que le lac Abbé doit son nom : abbé (ou abhé) signifie « pourri » ou « puant » en langue afar. Il faut marcher pour atteindre les berges du lac en gardant les pieds secs. Le chemin n’est connu que des initiés, comme Baragoïta Mohamed Saïd, fondateur de l’agence la Caravane de sel, familier des randonnées nomades. Adepte des réveils matinaux, il veut nous montrer le clou du spectacle : l’envol majestueux des milliers de flamands roses au lever du soleil.
Le lac et les environs ont été colonisés par des dizaines d’espèces d’oiseaux, migrateurs ou sédentaires : pélicans blancs, ibis sacrés, vanneaux, aigles vautours. Un écosystème unique, mais aujourd’hui gravement menacé. « Deux phénomènes se sont combinés, explique Baragoïta : la tendance à l’aridification de la région et l’activité de l’homme. Celle-ci a encore réduit le débit de l’Awash, dont les eaux ont été captées, en amont, pour irriguer les champs de coton, en Éthiopie. » La régression des zones humides aura aussi un impact catastrophique sur le mode de vie des pasteurs nomades, qui viennent, depuis des siècles, faire paître leurs troupeaux de chèvres dans la cuvette du lac. Plus étonnant, on peut aussi croiser des troupeaux d’ânes venus brouter les rares touffes d’herbe que les chèvres n’auront pas mangées. Baragoïta, jamais à court d’anecdotes, assure que c’est ici, entre la mer et les hauts plateaux, qu’est apparu l’ancêtre de la race des ânes. L’homme et l’âne seraient originaires de la même partie du globe, le berceau de l’humanité serait aussi celui des ânes. Étrange coïncidence.
Il est temps de quitter les berges du lac Abbé et ses édifices rocheux, et de mettre le cap sur le lac Assal, à environ cinq heures de route. Après deux heures de mauvaise piste, on traverse le village d’As Eyla, avant d’arriver sur Dikhil, grosse bourgade d’une vingtaine de milliers d’âmes. C’est « la ville de l’unité ». On la surnomme ainsi car les deux grandes communautés tribales du pays, les Afars et les Issas, y sont en nombre égal et cohabitent harmonieusement. Peuple autochtone d’origine couchitique, les Afars sont rattachés à la famille des Nubiens. Les Issas, émanation de la nation somalie voisine, seraient lointainement apparentés aux sémites, même s’ils parlent une langue couchitique. C’est dans la palmeraie de Dikhil que les deux chefs de file du mouvement nationaliste djiboutien, l’Issa Hassan Gouled Aptidon et l’Afar Ahmed Dini, ont fondé le Rassemblement populaire pour le progrès (RPP) quelques mois avant la tenue du référendum d’autodétermination du 8 mai 1977.
Dikhil est aussi, plus prosaïquement, une ville frontière, où l’essence éthiopienne de contrebande est vendue à la sauvette dans des jerrycans. Ici, une rupture d’approvisionnement en kat est « techniquement » impossible, car les bottes de cette plante euphorisante devenue partie intégrante de la culture djiboutienne arrivent directement par la route ou par les chemins de traverse. Dans la capitale, « Sa Majesté le kat » est livrée par avion, et par vol spécial d’Ethiopian Airlines. Tout l’après-midi, les Djiboutiens, et un nombre croissant de Djiboutiennes, s’adonnent sans retenue à la mastication. Les « jours sans kat », pour cause de panne d’avion ou de facture impayée, c’est le drame. Et les plus intrépides et les plus accros des consommateurs prendront leur voiture et avaleront les deux heures de route séparant Djibouti de Dikhil afin de se ravitailler…
Trois bonnes heures de trajet sont nécessaires avant de rallier la banquise de sel du lac Assal. Il faut bifurquer au PK 51, puis mettre le cap au nord-est. La route asphaltée ne manque pas d’intérêt. Elle traverse de vastes plaines caillouteuses battues par les vents. On y découvre, à flanc de rochers, des peintures rupestres vieilles de 5 000 à 6 000 ans, représentant des girafes, des éléphants, des oryx et des autruches, qui témoignent de la richesse d’une faune disparue. Le paysage devient grandiose à l’approche du Goubet el-Kharrab, ce bassin marin qui termine le golfe de Tadjourah. Fascinant spectacle que cette étendue d’un bleu azur, encerclée par les volcans et bordée par des plages de sable noir. Ce lieu magique a encore été le théâtre d’une éruption en novembre 1978. C’est ici, dans le Goubet, que prend naissance le rift continental africain, qui traverse, verticalement, l’est du continent, et va mourir sur la côte de Mozambique. Les plaques africaine et somalienne s’écartent le long de cet axe de fracture à la vitesse de 2 centimètres par an. Ici, un nouvel océan se forme sous nos yeux. Et, dans quelques centaines de milliers d’années, Djibouti et « l’unité » de l’Afrique ne seront plus qu’un lointain souvenir : toute la partie orientale du continent se sera détachée du reste pour se transformer en grande île. Un pont de lave durcie sépare encore le Goubet du lac Assal, distant de quelques kilomètres à vol d’oiseau. Le début de la séparation définitive entre l’Arabie et l’Afrique commencera quand ce pont s’effondrera, sous la pression des mouvements telluriques. Alors, les eaux océaniques envahiront la dépression du lac Assal, situé à 155 mètres sous le niveau de la mer. C’est le point le plus bas d’Afrique. Ce vaste plan d’eau d’une cinquantaine de kilomètres carrés est entouré par une banquise de sel d’un blanc immaculé, épaisse d’une soixantaine de mètres. Rien n’y pousse, rien n’y vit, le paysage alentour est lunaire. La réverbération du soleil est intense.
Il est impossible de se baigner dans les eaux du lac mort, car la salinité atteint les 350 grammes par litre : dix fois celle de la mer. Le corps flotte désespérément à la surface. Quelques sources (salées) ainsi que les crues accidentelles de quelques oueds alimentent le bassin, mais ne suffisent pas à compenser l’évaporation. C’est le cercle vicieux : plus l’eau s’évapore, plus la teneur en sel augmente… et plus l’eau s’évapore. Il y a 6 000 ans, le lac occupait une surface de 1 200 km². À l’instar du lac Abbé, il ne cesse de rétrécir. Longtemps, les nomades ont pratiqué le commerce du sel, qu’ils vendaient en Éthiopie. À cette activité artisanale s’est ajoutée une exploitation semi-industrielle d’extraction et de commercialisation. Une armée de bulldozers a alors envahi ce site magnifique avant que les autorités décident d’encadrer cette activité. Le sel du lac Assal, qui n’est pas iodé, est impropre à la consommation humaine. En revanche, il peut entrer dans la composition des engrais et des aliments pour bétail, et servir à la tannerie.
La journée touche à sa fin. Les monts du massif du Goda, qui culminent à 1 700 mètres, nous attendent. Le marabout du cheikh Abayazid al-Bastany, daté du XVIe siècle, domine la vallée. « Le tombeau de ce saint originaire de Perse qui est mort dans nos montagnes, est devenu un lieu de pèlerinage, raconte Baragoïta. Chez nous, on dit que si on accomplit sept fois le pèlerinage, à pied, de Tadjourah, c’est comme si on était allé à La Mecque accomplir le hadj. » La forêt brumeuse du Day couvre une surface de 900 hectares. C’est le seul vestige d’une forêt primaire de genévriers qui s’est contractée au rythme des réchauffements terrestres. Babouins sacrés d’Égypte, singes verts, phacochères, infinie variété d’oiseaux et même quelques panthères (on en recenserait une douzaine), c’est un exceptionnel réservoir de biodiversité.
Aujourd’hui, le site est menacé. Les genévriers, attaqués par un redoutable champignon, l’armillaire, meurent les uns après les autres. Les arbres malades sont phagocytés par des figuiers étrangleurs, qui se servent de leurs troncs comme tuteurs avant de les faire mourir. Autre facteur négatif, le pastoralisme. La forêt du Day s’est transformée en terrain de pâturage pour les troupeaux de chèvres et de zébus. Les nomades n’ont pas conscience que le surpâturage empêche la régénération des plantes. Les arbres meurent, le sol s’érode, la forêt régresse. Elle a perdu les deux tiers de sa surface depuis 1949. Si rien n’est fait, dans trente ans, la forêt du Day aura disparu.

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