Arts premiers contre arts derniers

Au moment où le président Jacques Chirac inaugurait le musée du Quai Branly, la contestation s’organise dans un autre établissement parisien.

Publié le 26 juin 2006 Lecture : 3 minutes.

Dix-huit plasticiens contemporains, africains, européens et caraïbéens se mobilisent contre la spoliation des biens culturels à travers le monde en général, et en Afrique en particulier. Emeka Udemba, Soly Cissé, Zoulikha Bouabdellah, Barthélemy Toguo, Kamel Yahiaoui, Michèle Magema et bien d’autres grands noms de la scène artistique mondiale ont tenu à présenter des uvres inédites, comme autant d’interrogations sur l’absence. Car, par chacune de leurs créations, tous ont voulu combler symboliquement le vide laissé par d’autres uvres, arrachées, elles, aux patrimoines nationaux, depuis ?les « emprunts » de la période colo-?niale, jusqu’aux pillages contemporains.
Parmi ces artistes, le Sud-Africain Bruce Clarke, connu pour ses « uvres militantes », présente une installation intitulée Des statues et des hommes, composée de plusieurs toiles et de fils barbelés. Une réflexion sur l’antagonisme entre l’objet et l’homme, tous deux issus de la même terre, tous deux amenés à la quitter volontairement ou involontairement, l’un admiré, l’autre bafoué. « L’installation n’a pas la prétention de décrire la misère des migrants ni les différentes razzias dont ont fait l’objet leurs statues ou autres objets, explique l’artiste. Elle veut donner à réfléchir, en mettant en parallèle le parcours des uvres dérobées et celui des hommes du Sud, les usages que chacun a subi, et subit encore. Deux itinéraires communs qui, à un certain moment, ont bifurqué, l’un vers l’idolâtrie marchande, l’autre vers le mépris humain. »
L’exposition Des hommes sans histoire ? se tient au musée des Arts derniers, haut lieu de l’art contemporain africain à Paris. Des « arts derniers » qui choisissent de s’exposer précisément à la date où la France inaugure le musée du Quai Branly, dédié aux arts premiers (voir J.A. n° 2370). Encore un symbole.

Du 29 juin au 31 juillet 2006, au musée des Arts derniers, 105, rue Mademoiselle – 75015 Paris. Tél. : (00 33) 1 44 49 95 70 / www.art-z.net

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Artiste-plasticien, directeur et fondateur du musée des Arts derniers, commissaire de l’exposition Des hommes sans histoire ?

Jeune Afrique : L’inauguration de l’exposition coïncide avec l’ouverture du ?musée du Quai Branly (le 23 juin). Faut-il y voir un message ?
Olivier Sultan : Lorsque l’on s’intéresse à l’Afrique, à ses arts et à sa culture, on ne peut pas être indifférent à la manière dont elle est présentée, et « représentée ». Le musée des Arts dits « premiers » porte, consciemment ou non, un message fort : l’Afrique serait du côté des « primitifs », de la nature, hors de l’histoire et de la culture. En tant que représentants des artistes africains vivants, nous ne pouvions que nous inscrire en faux contre cette conception. Les uvres présentées dans l’exposition Des hommes sans histoire ? sont autant de réponses à ces préjugés.
Arts derniers, arts premiers deux termes opposés pour deux visions divergentes sur les arts africains ?
Par arts « derniers », j’entends à la fois « actuels », et dynamiques, en contact avec le contemporain, ce qui est le cas des artistes africains. Le terme d’arts « premiers » est un euphémisme pour « primitifs », qui veut dire « hors », ou avant-civilisation, dans un endroit irréel, fantasmé, qui est le reflet des préjugés. Accolé à l’Afrique, il en résulte une idéologie réductrice, voire racisante. Qu’ils aient créé des statues il y a cent cinquante ans ou aujourd’hui, les artistes africains n’ont jamais été dans un lieu coupé du monde et du temps, même si leur culture est différente.
Que répondre à ceux qui prétendent que le pillage et la conservation des uvres africaines dans des musées occidentaux valent mieux que leur détérioration voire leur perte dans des musées africains ?
Reconnaître la provenance exacte d’un objet – butin de guerre coloniale ou vol contemporain -, c’est à la fois rétablir une vérité historique, admettre qu’on a violemment pillé cet objet, mais aussi agir contre le trafic d’objets du patrimoine, le troisième trafic après la drogue et les armes selon Interpol et l’Unesco. Par ailleurs, il faut aider les pays africains à protéger leur patrimoine. En réalité, les circuits complexes de blanchiment d’uvres volées pourraient être démantelés, mais la volonté politique et économique fait défaut. Il est certes magnifique d’admirer ces uvres, mais qui a ce droit ? Pas les populations africaines, dont les ancêtres ont réalisé ces uvres, et qui n’ont pas de visa pour venir les admirer en Occident. Imaginez un musée des civilisations européennes au Congo, mais auquel les Européens n’auraient pas accès Il y a là une injustice flagrante. Le projet humaniste du musée des arts premiers était, selon la formule de Maurice Godelier, de faire « non seulement un musée sur les autres, mais un musée avec les autres ». Mais où sont-ils, ces « autres » ? Qui sont-ils ? Voilà le problème : on ne les a pas consultés.

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