Anne Nivat

Influence américaine, retour de la Russie, progression de l’islamisme Comment évoluent les ex-républiques soviétiques d’Asie centrale ? Témoignage d’une grande reporter française.

Publié le 26 juin 2006 Lecture : 4 minutes.

Elle a repris la route selon son habitude : seule, partageant le gîte et le repas des habitants, se vêtant comme les femmes du pays, se coulant dans les sociétés locales avec discrétion et persévérance. Le temps qu’il faut pour comprendre vraiment, de l’intérieur, et pour donner la parole à ceux que l’on n’entend jamais, car ils vivent dans des régions lointaines, enclavées ou en guerre : Irak, Pakistan, Afghanistan, Tchétchénie (qui lui a valu, en 2000, le prix Albert-Londres pour Chienne de guerre) La grande reporter française Anne Nivat publie un livre sur l’Asie centrale* : une région injustement ignorée, ancienne marche de l’empire soviétique, tiraillée entre islamisme, influence américaine ou russe, et recherche d’une nouvelle identité. Entretien.

Jeune Afrique : Dans quels pays avez-vous enquêté ?
Anne Nivat : J’ai sillonné l’Asie centrale entre 2001 et 2005, à l’exception du Turkménistan, qui est totalement coupé du monde et où il faut un visa pour entrer et un autre pour sortir. Je me suis notamment rendue dans la vallée de la Fergana, qui se partage entre l’Ouzbékistan, le Kirghizistan et le Tadjikistan. Avec ses 56 millions d’habitants, elle forme le cur de la région.
Cette vallée passe pour un bastion islamiste…
On y trouve en effet plusieurs mouvances islamistes, en particulier le Hizb-ut-Tahir, le parti de la libération islamique. C’est en Ouzbékistan, qui possède le régime le plus dictatorial, que ce type de contestation est le plus fort. Ce n’est pas un hasard si le mouvement qui a mis fin au règne du président kirghize Askar Akaïev, en mars 2005, est parti de la ville d’Och, à la frontière de l’Ouzbékistan et majoritairement peuplée d’Ouzbeks. J’y ai rencontré la plupart de mes interlocuteurs membres du Hizb-ut-Tahir, alors qu’il y en a beaucoup moins à Bichkek, la capitale du Kirghizistan.
Ses membres ont-ils des liens avec des mouvements étrangers ?
Habitant dans une région enclavée, ils sont isolés. Leur seul lien avec l’extérieur passe par leur siège et leur site Internet de Londres, à partir duquel ils traduisent directement leurs tracts.
Combien ce parti compte-t-il de partisans ?
Plusieurs dizaines de milliers. Ce chiffre est en constante augmentation : la pauvreté, le chômage et le ras-le-bol à l’égard d’anciens tchinovniks [hiérarques] ex-soviétiques sans légitimité poussent les gens dans les bras de la religion. Mais tous les islamistes locaux se prétendent non violents.
Leur parti est-il légal ?
Non, le Hizb-ut-Tahir est interdit en Asie centrale, ses membres vivent dans la clandestinité. Le Tadjikistan est le seul État dans lequel un parti islamiste participe au gouvernement : depuis la fin de la guerre civile (1992-1997), qui fit plus de 100 000 morts, les nouveaux dirigeants ont associé ses membres au pouvoir pour les phagocyter. Ils y sont parvenus.
Y a-t-il des pays au bord de l’explosion ?
Les deux puissances régionales sont l’Ouzbékistan, de par son poids démographique (25 millions d’habitants), et le Kazakhstan, grâce à sa superficie et à ses richesses naturelles. Le niveau de vie des Kazakhs étant bien supérieur à celui des autres habitants de la région, la contestation sociale y est moins forte qu’ailleurs.
L’Ouzbékistan, où l’on viole impunément les droits de l’homme, est sans conteste l’État le plus fragile. Le dictateur Islam Karimov mène une politique arrogante à l’égard de ses voisins. Il a miné sa frontière avec le Kirghizistan et le Tadjikistan, ce qui cause la mort de plusieurs centaines de personnes chaque année. Mais, à l’instar du Turkménistan, il est difficile d’évaluer le degré de déliquescence du pays et l’état d’esprit de sa population.
On parle beaucoup de l’implantation de bases militaires et du rôle des ONG américaines dans la région
La présence américaine ne cesse de se renforcer depuis le début des années 1990 à travers des ONG – Freedom House, Soros Foundation, National Endowment for Democracy – ou des médias – Radio Free Europe et Radyo Azadî, la Radio Liberty locale.
Quel type d’action les Américains mènent-ils ?
Ils fournissent une aide humanitaire, ont ouvert une université à Bichkek et soutiennent les médias indépendants en formant des journalistes locaux et en envoyant les meilleurs d’entre eux aux États-Unis. Tous les opposants ont été reçus par le département d’État. Il est clair qu’après avoir arpenté un mois les États-Unis, on rentre chez soi avec une autre vision des choses et très loyal vis-à-vis de ses bienfaiteurs
On a beaucoup glosé sur la présence américaine en Ouzbékistan après le 11 septembre 2001, puis sur le refroidissement des relations bilatérales
Après le 11 septembre 2001, les pays d’Asie centrale, Ouzbékistan en tête, se sont empressés de faire les yeux doux aux États-Unis. Aujourd’hui, le réalisme est de mise : les Américains, après avoir pris pied dans la région, ont dû quitter la base militaire de Khanabad en 2005. Depuis 2004, Karimov essaie de mettre Freedom House à sa botte. Il a fait fermer la Soros Foundation par crainte d’une « contagion démocratique », comme en Géorgie ou en Ukraine. Et les États-Unis ayant demandé qu’une commission indépendante enquête sur la répression sanglante d’Andijan (plusieurs centaines de morts, en mai 2005), Karimov se rapproche à nouveau de Moscou, où il a été reçu le 20 mai par Vladimir Poutine.
Quels sont les liens de ces ex-républiques soviétiques avec la Russie ?
Les liens économiques restent forts, d’autant que la zone comprise entre la Caspienne et le Kazakhstan recèle du pétrole et du gaz. On ne rencontre nulle part de réelle hostilité à l’égard des Russes. Mais il y a des nuances : le Kirghizistan et le Tadjikistan ont toujours été plus proches de Moscou. L’Ouzbékistan, qui passe par un nation building process, redécouvre sa langue, d’origine turcique, et latinise son alphabet.

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* Par les monts et les plaines d’Asie centrale, Anne Nivat, ?éd. Fayard 2006, 380 pp., 25 euros. L’auteur publie simultanément, chez le même éditeur, Islamistes : comment ils nous voient, chronique de ses séjours en Irak, au Pakistan et en Afghanistan (163 pp., 13 euros).

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