La bourse ou la vie

Avec 375 cas enregistrés en 2007, les rapts suivis d’une demande de rançon ont pris une ampleur inquiétante. Un sur trois est lié au terrorisme. Enquête sur une forme de criminalité aussi lucrative que difficile à combattre.

Publié le 26 mai 2008 Lecture : 5 minutes.

«Ils paient, nous te relâchons. Ils refusent, nous te tranchons la gorge. » D’un ton sec et martial, l’émir ne laisse guère le choix à Madjid A., enlevé dans la matinée du 28 mars 2007 sur une route de Yakouren, sur les hauteurs du Djurdjura, à quelque 130 kilomètres à l’est d’Alger. Après quatre jours passés dans une casemate insalubre, Madjid est libéré contre une forte somme d’argent (voir encadré). Plus d’une année après son enlèvement par un groupe affilié à Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), il garde encore des séquelles de son calvaire. Pourtant, l’homme est psychologiquement coriace et de constitution robuste. Longtemps militant du Mouvement citoyen des archs (organisation ayant pour but de défendre les revendications des Kabyles), il s’est même porté candidat aux législatives de mai 2007. « On ne sort jamais indemne d’une telle épreuve, soupire-t-il. Entre les mains des terroristes, vous n’êtes qu’une marchandise sur laquelle il faut mettre un prix. »
Le rapt de Madjid n’est pas un acte isolé. Depuis trois ans, les kidnappings de chefs d’entreprise, de commerçants, d’industriels, d’enfants de riches ou d’émigrés, avec demande de rançon à la clé, sont devenus l’une des principales sources de financement des groupes armés de l’ex-Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC). Après avoir longtemps tu l’ampleur du phénomène, le gouvernement a fini par communiquer des chiffres. Lors d’une séance de questions orales à l’Assemblée populaire nationale (APN), le 15 mai, le ministre de l’Intérieur, Yazid Zerhouni, a indiqué que 375 rapts avaient été enregistrés en 2007, dont 115 liés au terrorisme et 260 relevant du droit commun (groupes de pédophiles – 108 mineurs ont été enlevés -, trafiquants d’organes). Par ailleurs, le ministre a ajouté que les rançons versées par les familles durant la même période atteignent le montant astronomique de 6 milliards de dinars (un peu plus de 60 millions d’euros).
Le phénomène est particulièrement répandu en Kabylie, réputée fief d’AQMI. La seule région de Maatkas, à une vingtaine de kilomètres de Tizi-Ouzou, a enregistré le triste record de huit rapts en deux ans. Dernier en date, celui d’un entrepreneur de 58 ans, Mohamed B., libéré en avril dernier après quarante-trois jours de séquestration. Combien a-t-on payé pour libérer Mohamed et tous ceux qui sont tombés entre les mains de ces nouveaux bandits de grand chemin ? On ne le saura sans doute jamais avec exactitude, le mutisme étant la règle dès que l’on évoque le sujet avec les intéressés.
Inaugurée en juillet 2001, avec l’enlèvement du sénateur Mohamed Bediar, à Tébessa (extrême est du pays) -, relâché plus tard après le versement d’une rançon de 30 millions de dinars -, la pratique du kidnapping s’est progressivement transformée en une industrie fort lucrative. « Auparavant, explique un membre des services de sécurité, les groupes armés dressaient des faux barrages pour délester les voyageurs de leur argent et de leurs bijoux. En dépit de leur multiplication, ces traquenards ne rapportaient pas gros. En ciblant aujourd’hui des familles nanties, les kidnappeurs prennent moins de risques pour un maximum de profits. » Pour obtenir la libération d’un de ses enfants enlevé en mai 2006, une très riche famille d’Azzefoun aurait versé une dîme s’élevant à quelque 300 millions de dinars. Info ou intox ? « Nul ne le sait, remarque Redouane, membre des Groupes de légitime défense (GLD). Le montant des rançons payées demeure un sujet tabou. »
« L’émir qui m’a séquestré s’est comporté comme un véritable chef d’entreprise, raconte Madjid. Il désigne les personnes susceptibles d’être enlevées, gère un réseau de taupes et de guetteurs, mène les négociations et répartit ensuite une partie de la manne entre les membres du groupe et leurs familles. »

L’arme du portable

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Où va l’argent ? Comment se déroulent les négociations ? Selon les aveux de certains terroristes arrêtés ou repentis, le butin récolté servirait plusieurs objectifs : achat d’armes et de munitions, entretien du train de vie des émirs, alimentation d’un fonds de pension pour parents, femmes et enfants de terroristes tués par les services de sécurité, rétribution des informateurs, location des planques. « Certains de mes geôliers ont même reconnu que cet argent leur permettait aussi de s’offrir quelques jours de repos auprès de leur famille avant de regagner le maquis », témoigne Madjid. Les ravisseurs dictent les règles du jeu en matière de contacts avec la famille de l’otage. Grâce à la généralisation des téléphones portables, ils communiquent directement, et à leur guise, avec les proches des victimes. Grâce encore à l’abondance des puces téléphoniques sur le marché, ils disposent de centaines de numéros. « Ils brûlent la puce après une ou deux utilisations », révèle une victime.
Habiles dans la négociation, passés maîtres dans l’art de faire chanter, ils parviennent à briser toute volonté de résistance. Saïd, frère d’un jeune émigré enlevé en 2007, témoigne : « Pour mettre nos nerfs à rude épreuve, les terroristes ont attendu plusieurs jours avant de nous donner des nouvelles de mon frère. Nous ne savions pas s’il était encore en vie. Parfois, ils nous fixaient un rendez-vous pour procéder à l’échange, mais ils ne venaient pas, ou alors ils désignaient un lieu-dit pour la rencontre, puis décidaient de le changer à la dernière minute. Épuisés, abattus et à bout de nerfs, nous avons fini par craquer et céder à toutes leurs exigences financières. »
Que font policiers, gendarmes et autres spécialistes du renseignement ? « À leur corps défendant, ils sont impuissants face à ce nouveau phénomène, avance Réda, un patriote originaire de Maatkas. Ils s’abstiennent volontairement d’intervenir pour ne pas mettre en danger la vie de la personne séquestrée. Ont-ils le choix ? Engager une opération de recherche dans les maquis est une entreprise coûteuse et délicate, voire impossible. Aider les familles dans les pourparlers ? Celles-ci ont trop peur des représailles pour solliciter une assistance. Mettre les lignes téléphoniques sur écoute ? Les terroristes disposent de centaines de numéros et changent fréquemment de puces. Il n’y a rien d’autre à faire que de payer la rançon. »

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