Algérie : profession patronnes
Peu nombreuses et discrètes, les femmes chefs d’entreprise doivent durement batailler pour s’imposer. Portraits de quatre « executive women » de choc.
Mardi 18 mars, hôtel El Aurassi, qui surplombe la grande baie d’Alger. Tout le gotha d’industriels, de businessmen et d’importateurs que compte le pays est en séminaire avec Abdelmalek Sellal, Premier ministre, qui fait alors office de directeur de campagne d’Abdelaziz Bouteflika. Arrivée d’Oran, Nouria Gaouar n’entend pas faire de la figuration au milieu de cette assemblée d’hommes venus apporter leur soutien financier au président sortant, candidat à un quatrième mandat.
Nouria Gaouar, construction navale
D’un ton mesuré mais ferme, elle interpelle Sellal : « Monsieur le Premier ministre, il y a trop de paperasse, trop de tracasseries administratives qui nous empoisonnent la vie. Il est temps d’en finir avec tout ça… » Applaudissements. Commentaire d’un patron assis à une table voisine : « Cette femme n’a pas de paille dans le ventre… » Gérante de Polyor, une société spécialisée dans la construction navale, Nouria Gaouar, 66 ans, est la doyenne des patronnes algériennes.
« J’ai longtemps été perçue comme une sorte d’ovni dans un monde exclusivement masculin », se souvient Nouria Gaouar.
Née au pays, elle a grandi en France, avant de rentrer au bercail à l’âge de 16 ans pour se lancer dans la vie active. Après quelques passages chez des petits privés, elle saute le pas en créant, avec son père et son mari, sa propre entreprise. C’était en 1972, au plus fort du socialisme scientifique.
« Les débuts étaient d’autant plus difficiles que l’entrepreneuriat privé était balbutiant et très mal vu, explique Nouria. Les prêts bancaires n’existaient pas, l’administration était terriblement revêche, les mentalités peu préparées à voir une femme s’émanciper et s’épanouir hors du foyer conjugal. J’ai longtemps été perçue comme une sorte d’ovni dans un monde exclusivement masculin. Heureusement que la société algérienne a connu de profondes mutations. »
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« La tentation de tout lâcher est permanente »
La firme des Gaouar, qui emploie une quarantaine de salariés, construit 400 bateaux et quelque 60 piscines par an. Ses clients ? Les nouveaux milliardaires, qui ont fait fortune sous Bouteflika. « C’est un challenge dans la mesure où la bureaucratie demeure tatillonne, et le bakchich omniprésent à tous les échelons, déplore cette mère de deux enfants qui n’entend pas prendre sa retraite de sitôt. Le gouvernement fait certes preuve de bonne volonté pour encourager les investisseurs, mais les embûches sont telles que la tentation de tout lâcher est permanente. Mais je suis une battante et je ne lâcherai rien. »
Mounia Chadi, industrie pharmaceutique
Le 6 mars 2012 restera à jamais gravé dans la mémoire de Mounia Chadi. Alors en voyage d’affaires en Chine, elle reçoit un appel urgent de l’assistante d’un ministre qui l’informe que sa présence est hautement souhaitée à une cérémonie organisée à l’occasion de la Journée internationale de la femme, à Alger. Deux jours plus tard, elle est assise à côté du chef de l’État. « Je suis fière d’avoir une jeune chef d’entreprise à mes côtés », lui glisse Bouteflika.
Mounia non plus n’est pas peu fière de cette reconnaissance, au point que la photo de son déjeuner avec le président trône dans le salon de ses parents. À 36 ans, cette mère de deux filles est une femme d’affaires aussi accomplie qu’épanouie. Elle dirige une entreprise de fabrication de matériel pharmaceutique qui emploie 25 salariés et détient 60 % du marché des sparadraps, pour un chiffre d’affaires de plus de 1 million de dollars (744 000 euros). Originaire de Batna, dans les Aurès, la jeune femme dit avoir « baigné dès l’âge de 4 ans » dans le monde de l’entreprise, son père, sous-préfet, ayant pris congé de l’administration pour ouvrir une usine de limonade.
« Il faut sans cesse composer avec les clichés selon lesquels nous serions trop tendres pour diriger des hommes », avertit Mounia Chadi
Auprès de lui, Mounia acquiert le sens des affaires, sans pour autant suivre le même chemin. Si l’idée d’investir dans le paramédical lui est soufflée en 2003 lors d’un séjour à Londres, il faudra attendre cinq longues années avant que les premiers cartons sortent de sa fabrique. « Un parcours du combattant, alors qu’une bonne partie des fonds a été apportée par mon père, souffle-t-elle. Des tonnes de papiers, des mois de palabres, des années de patience pour que le projet aboutisse. En Tunisie ou au Maroc, l’affaire aurait été bouclée en un an. Pas chez nous. »
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Composer avec les clichés
Exaspéré par ces tracasseries, son père lui conseille d’abandonner le projet. Des amis lui suggèrent d’importer plutôt que de produire. Le résultat ira au-delà de toutes ses espérances : Mounia finalise un important partenariat avec une grosse entreprise étrangère implantée en Algérie. Salaire mensuel de plus de 2 000 euros (le salaire minimum algérien est plafonné à 180 euros), enfants scolarisés dans le privé, appartement luxueux à Alger, Mounia dit parvenir à parfaitement concilier vie privée et travail, même si elle avoue être souvent en déplacement, notamment en Asie.
« Être patronne en Algérie est un handicap autant qu’un avantage, explique-t-elle. Il faut sans cesse composer avec les clichés selon lesquels nous serions inaptes au business et trop tendres pour diriger des hommes. Mais nos compétences et nos charmes finissent par prendre le dessus sur les préjugés. »
Nacera Haddad, consulting
En ce début de printemps 2014, Nacera Haddad, la soixantaine, enchaîne les briefings avec des experts du Fonds monétaire international (FMI) venus à Alger s’enquérir du climat des affaires. Membre du comité exécutif du Forum des chefs d’entreprise (FCE), l’une des organisations patronales les plus en vue, cette dame élégante est réputée avoir l’oreille des experts de la Banque mondiale et d’autres organismes internationaux qui traitent avec les autorités algériennes.
« Je me suis forgée durant les années 1990, décennie de feu, de sang et de tourmentes sociales », explique Nacera Haddad
Diplômée de Sciences-Po Alger et de la Sorbonne, à Paris, Nacera a passé vingt-cinq ans dans le secteur public avant de se mettre à son propre compte. Des regrets ? « Aucun, tranche cette mère de deux enfants. Je me suis même davantage forgée durant les années 1990, décennie de feu, de sang et de tourmentes sociales, en assumant de grandes responsabilités.
Pays en guerre
L’Algérie était en guerre et son économie ne l’était pas moins avec la libéralisation du marché, les rééchelonnements de la dette par le FMI et la restructuration des entreprises publiques que celui-ci a imposée. Je dirigeais une équipe de cent personnes dont il fallait pérenniser les emplois. Nous devions former les jeunes générations et, surtout, survivre, car les femmes étaient les cibles privilégiées des Groupes islamiques armés. C’était une époque aussi troublante que passionnante. »
Mais il y a une vie après le public. En 2006, malgré des offres alléchantes en provenance de l’étranger, Nacera décide de prendre une retraite anticipée pour fonder, avec un capital de 2 millions de dinars (18 500 euros), un cabinet de consulting, qui fait aujourd’hui travailler une cinquantaine de personnes. Son terrain de prédilection : le développement des PME locales et l’insertion des jeunes dans l’espace économique.
Les territoires incubateurs de l’entrepreneuriat sont les hauts plateaux et les régions du Sud, plaide Nacera, qui regrette que les femmes chefs d’entreprise ne constituent que 8 % de l’ensemble du patronat, alors que 60 % à 70 % des diplômés universitaires sont des filles. « Avec un peu de volonté politique et de la bonne gouvernance, on peut aider les femmes rurales à entreprendre, à se sédentariser et à éviter ainsi l’exode vers les grandes villes. C’est là que résident les vraies opportunités pour assurer l’essor du pays. »
Wahiba Khadir, télécoms
La vie de Wahiba Khadir, 41 ans, a été bouleversée par le boom de la téléphonie mobile. En 1996, avec ses deux frères, elle fonde, en France, où elle s’était installée pour des études en informatique, une SARL de télécoms. « J’avais 23 ans, on avait des idées, des projets et la rage d’entreprendre, raconte-t-elle. Nous avions saisi le filon au vol. » Bonne pioche.
« On a tellement mis nos tripes en Algérie qu’on n’envisage pas d’aller ailleurs », rappelle Wahiba Khadir
Un crédit bancaire de 8 000 francs (1 219 euros), un local dans une banlieue parisienne, beaucoup d’audace, et l’aventure se transforme en success-story. La société grandit au point de posséder sept points de vente en France. Belle performance pour cette jeune femme issue d’une famille modeste de onze enfants originaire de Kabylie.
Diplômés et forts de leur expérience, Wahiba et ses frères récidivent en 2001 en Algérie, où ils se lancent dans la téléphonie mobile, alors en pleine expansion, qui génère annuellement une bonne dizaine de milliards de dollars. Baptisée Darkom (« votre maison », en arabe), l’entreprise noue des partenariats exclusifs avec des marques de téléphone et s’impose comme le distributeur du premier opérateur de téléphonie du pays.
Treize ans après, Wahiba, mariée et mère de jumeaux, codirige avec sa fratrie une entreprise qui compte 350 salariés, universitaires en grande majorité. « Entreprendre est plus difficile pour une femme que pour un homme, confirme-t-elle. En plus des obstacles liés au climat des affaires, elles doivent faire face au machisme et au dédain dont elles sont parfois l’objet dans les administrations.
Notre société étant patriarcale, les femmes ont une seconde vie après le boulot avec les tâches ménagères et l’éducation des enfants. De fait, il n’est pas toujours évident de concilier travail et vie de famille. » Pour échapper au quotidien étouffant, la jeune maman s’offre des virées dans son village natal kabyle, des vacances de ski dans les Alpes ou un week-end sous le soleil de Majorque. Un retour en France pour boucler la boucle ? Exclu, dit Wahiba : « On a tellement mis nos tripes en Algérie qu’on n’envisage pas d’aller ailleurs. »
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