Zapatero, l’anti-Aznar

Avortement libre, mariages homosexuels, lutte contre le machisme, credo européen, retrait des troupes engagées en Irak… Le nouveau président socialiste du gouvernement est aux antipodes de son prédécesseur. Portrait.

Publié le 26 avril 2004 Lecture : 8 minutes.

Entre le 14 mars, date de sa victoire électorale, et le 22 avril, journée consacrée à l’ouverture solennelle de la nouvelle législature, José Luis Rodriguez Zapatero, 43 ans, n’a pas chômé. Il a dû à la fois préparer la mise en oeuvre de son programme, consulter ses alliés politiques au Parlement, former son gouvernement, recevoir l’investiture et présenter au monde la future politique étrangère de l’Espagne. Bref, asseoir sa légitimité. Le tout dans l’esprit de « changement tranquille, serein et discipliné » dont il s’est fait une bannière, en juillet 2000, pour prendre la tête du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE).
À cette époque, les socialistes ne se sont pas encore remis de leur cuisante défaite aux législatives, et le trente-cinquième congrès promet de n’être que le champ clos de querelles intestines. Zapatero n’en propose pas moins sa candidature au poste de secrétaire général, assurant qu’avec lui une « nouvelle voie » est possible. Contre toute attente, il est élu. Pourtant, aucun courant constitué ne l’a soutenu, pas même la vieille garde. D’ailleurs, elle lui a déjà collé un surnom : « Bambi ». À ses yeux, ce type gentil – un chico simpático – qui ne parle que de dialogue et de concertation n’a pas l’étoffe d’un chef.
Quatre ans plus tard, après le « renversement par les urnes » du Parti populaire de José María Aznar, force est de reconnaître que sa nueva vía allait dans le bon sens et qu’elle revêt aujourd’hui une signification précise. Car ce n’est pas seulement l’obstination de l’ancien président du gouvernement à refuser l’évidence d’une piste islamiste au lendemain des attentats de Madrid qui a été sanctionnée, mais l’ensemble de sa politique autoritaire. Jusqu’au bout, Zapatero a cru à ses chances. À raison. D’autant que, après la gestion catastrophique de la pollution du paquebot Prestige, les vives tensions avec les mouvements autonomistes, la mise au pas des chaînes de télévision, l’isolement de l’Espagne en Europe et, surtout, la décision de soutenir la guerre en Irak prise contre l’avis de 90 % de la population, Aznar avait réussi à braquer contre lui une grande partie de la société. La jeunesse en particulier, à laquelle Zapatero n’a jamais manqué de s’adresser au cours de sa campagne électorale, et qui a été nombreuse, cette année, à se rendre aux urnes pour la première fois. Comme il a parlé aux femmes, autre catégorie sociale largement délaissée par un Parti populaire plus marqué qu’on ne le croit par ses origines franquistes et demeuré très proche, en tout cas, des secteurs catholiques les plus conservateurs. À l’image de Federico Trillo, le ministre de la Défense du gouvernement Aznar, fils d’un officier de Franco et membre éminent de l’Opus Dei. À une journaliste qui l’interrogeait sur l’absence d’armes de destruction massive en Irak, cet homme raffiné, et pas machiste pour un sou, avait répondu : « Tiens, prends 1 euro ma jolie, et tais-toi ! » Les femmes espagnoles ont apprécié.
Aujourd’hui, c’est à son tour de se taire en entendant Zapatero donner lecture des premières propositions de loi de son futur gouvernement : avortement libre jusqu’à la douzième semaine de grossesse (le régime précédent ne l’avait autorisé qu’en cas de risque pour la santé de la mère, de malformation du foetus, ou de viol), possibilité pour les couples homosexuels de se marier, alourdissement des peines à l’encontre des maris responsables de violences sur leurs épouses, ou sur toute autre femme. Et lutte générale contre le « machisme criminel ». Un problème d’une grande gravité auquel le précédent gouvernement ne s’était jamais intéressé.
Et ce n’est pas tout. Sous les applaudissement du comité fédéral du PSOE, Zapatero a également annoncé, le 26 mars, l’annulation de toutes les mesures dont avaient bénéficié les écoles privées catholiques au détriment du secteur public, ainsi que la mise en oeuvre de nouvelles dispositions juridiques devant aboutir à une totale égalité des droits entre les hommes et les femmes. Une règle qu’il s’est aussitôt appliquée à lui-même en formant une équipe gouvernementale de seize membres, dont huit femmes. Sans oublier que, pour la première fois dans l’histoire du pays, c’est une femme, María Teresa Fernández de la Vega, juriste de renom, qui sera le numéro deux du gouvernement en occupant le poste de vice-présidente. Et Zapatero de conclure son discours sur ces mots : « L’heure est enfin venue de respecter les choix sexuels de chaque individu, de proposer une vision laïque de la société où personne n’impose ses croyances à qui que ce soit. Ni à l’école ni ailleurs. L’heure est venue pour nous de promouvoir l’école publique, la recherche scientifique et d’investir dans l’avenir. L’heure est venue d’une Espagne moderne, cultivée et tolérante. » Exit, donc, l’Opus Dei, les relents du passé, place aux valeurs républicaines. Car celui qui succède à José María Aznar est un républicain convaincu. Une conviction qui ne date pas d’hier. Elle lui vient de son grand-père, le capitaine Juan Rodríguez Lozano, fusillé par les putschistes le 18 août 1936 pour être resté fidèle au gouvernement légitime de la République. Une filiation qui vous scelle un destin.
Né le 4 août 1960 à Valladolid, à 150 km au nord de Madrid, José Luis n’a que 14 ans quand son père, avocat à León, décide de lire à ses deux fils le testament du capitaine Lozano. Dans ce texte rédigé du fond d’une prison où il attend d’être exécuté, l’aïeul pardonne à ses bourreaux, demande à sa femme et à ses enfants d’en faire autant, et exprime le voeu qu’il soit dit, plus tard, qu’il n’est pas un traître à sa patrie mais un homme qui croit à la paix, à l’humanité et au progrès social pour les plus humbles. Un an après cette lecture solennelle qui a agi sur le jeune José Luis avec la force d’une révélation, Franco meurt. Et l’Espagne retrouve la liberté. À 16 ans, Zapatero est subjugué par un discours de Felipe González, le tribun andalou, qui devient son modèle.
À 18 ans, alors qu’il commence à peine ses études de droit, il prend la tête des Jeunesses socialistes de León. Il entame alors une ascension aussi rapide que méthodique, au cours de laquelle il ne connaîtra jamais l’échec. En 1990, devenu professeur de droit constitutionnel, il épouse une musicienne, Sonsoles Espinosa, qui lui donnera deux filles, Laura, 10 ans, et Alba, 8 ans. Auxquelles il voue une véritable adoration.
Mais ce jeune père est un homme politique expérimenté puisqu’il n’a que 26 ans quand il est élu député de León. Et 39 quand il parvient à se faire élire, le 22 juillet 2000, au poste de secrétaire général. Un poste qu’il ravit de justesse à José Bono, vieux routier de la politique et nouveau ministre de la Défense. Ni ce dernier ni les barons qui le soutiennent n’ont alors imaginé un seul instant que le chico simpático parviendrait à fédérer autour de sa « nouvelle voie » les multiples courants d’un parti socialiste encore sonné par sa déroute électorale du 12 mars 2000. Avec une majorité absolue de sièges au Congrès, Aznar, cette fois, est au sommet de sa gloire. Et le PSOE au fond du trou. Mais Zapatero y croit. Il a l’intuition que l’arrogance du Parti populaire, ses méthodes expéditives et les tensions qu’elles créent un peu partout finiront par entrer en conflit avec les aspirations démocratiques de la société. Avec celles de la jeunesse en particulier. En attendant son heure, il peaufine son image d’opposant constructif, écoute beaucoup, discute avec les nationalistes et vante les mérites d’une Espagne plurielle. Il va même jusqu’à signer avec Aznar un pacte antiterroriste contre l’ETA, et un autre sur l’immigration. Pour lui, en effet, il est hors de question de mêler les querelles politiciennes aux affaires d’intérêt national. Ce qui a le don d’irriter les caciques de son parti qui ne voient que faiblesse derrière son irrépressible désir de conciliation.
Pourtant, « Bambi » n’est peut-être pas aussi mou qu’on l’imagine. Tout est affaire de circonstances. Début 2003, il durcit le ton et stigmatise le gouvernement pour son attitude méprisante envers les populations victimes de la marée noire du Prestige. Un mois plus tard, la crise ouverte par l’alignement d’Aznar sur la politique américaine en Irak lui fournit l’occasion de montrer qu’il est le vrai leader de l’opposition. Cette fois le ton est ferme. Au Parlement, comme dans la rue, Zapatero est en phase avec les manifestants de toutes les grandes villes du pays. Comme il sera en phase, au lendemain des attentats, avec tous ceux qui commencent à crier sous la pluie : « Quién ha sido ? » (« Qui a fait ça ? »). L’heure n’est plus à la conciliation. Le 13 mars, juste après l’arrestation par la police de trois suspects marocains, il appelle Angel Acebes, le ministre de l’Intérieur : « Si tu ne vas pas devant les caméras pour l’annoncer, c’est moi qui irai ! » Le ministre s’exécute. Et la thèse officielle s’effondre. Dans douze heures, les bureaux de vote vont ouvrir. On connaît la suite.
Dans la nuit du 14 mars, dès qu’il apprend la victoire socialiste, son premier réflexe est d’appeler à la maison. Pour parler à « mes femmes », comme il dit. Le téléphone n’a presque pas sonné que déjà elles décrochent : « Papi campeón ! Papi campeón ! » (« Papa, champion ! ») crient en choeur Laura et Alba, tout à leur joie. Mais de là où il se trouve, rue Ferraz, il entend monter une autre clameur. Joyeuse elle aussi, mais empreinte de gravité : « No nos falles ! » scandent les jeunes rassemblés devant le siège du Parti socialiste. Ce qui veut dire : « Ne nous trompe pas ! Respecte ta parole ! » Le message est clair. Il y répondra le lendemain, dans son premier discours de président élu : « J’écouterai avant de décider. […] Je m’engage à gouverner pour tous avec humilité. Et je peux vous assurer que le pouvoir ne va pas me changer. » Dans la foulée, en application de ses promesses électorales, il annonce le retrait des troupes espagnoles envoyées en Irak dans les plus brefs délais. Il promet également que l’Espagne va retrouver son « milieu naturel », l’Europe, et indique qu’elle est d’ores et déjà disposée à en voter la Constitution. « Nous allons redevenir un pays aimable et européiste », conclut-il, désignant une fois encore, mais sans polémiquer, le modèle à ne pas suivre. « Bambi », c’est vraiment l’anti-Aznar.

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