Rwanda : pèlerinage au mémorial de Bisesoro

Publié le 26 avril 2004 Lecture : 3 minutes.

« Agachupa ? » Sur le bord de la route, des enfants crient inlassablement ce mot dès que notre Jeep arrive à leur hauteur. « Ils réclament des bouteilles en plastique », m’explique Calixte, mon chauffeur. Nous sommes à Kibuyé, une commune qui se trouve à deux heures et demie de Kigali et nous roulons vers Bisesoro. On y accède par une piste qui serpente à travers les collines. Cette partie de la région des Grands Lacs est d’une beauté stupéfiante. Le vert luxuriant des vallées tranche avec les eaux émeraude de l’immense lac Kivu, niché dans un écrin de dômes arrondis. De temps à autre, on entend le chant de trompette des grues cendrées qui ont investi les berges du lac. Les bananeraies et les champs de haricots ou de patates douces alternent avec des jardinets où des paysans solitaires cultivent des plants de thé.
Des chèvres gardées par des gamins hauts comme trois pommes mâchonnent les feuilles des arbustes. Des femmes portant des fagots de bois sur la tête regagnent leurs masures de torchis accrochées aux flancs des collines. Difficile de croire que ce paysage enchanteur qui, par ses escarpements et sa végétation foisonnante, rappelle celui de Bali a pu être le théâtre de tant d’atrocités. Je ressentais d’ailleurs un certain malaise en associant ce cadre de rêve aux sanglants massacres. J’avais le sentiment que la nature festoyait autour d’une tombe…
C’est vers l’un des nombreux mémoriaux du pays que nous faisons route. Celui de Bisesoro a une particularité : il a été érigé en hommage aux 75 000 Tutsis qui résistèrent à cet endroit aux troupes venues les exterminer. Pendant près de trois mois, les assiégés repoussent les tueurs à coups de jets de pierres et de lances en bambou. Les massacres prennent fin le 1er juillet 1994 avec l’arrivée des soldats français de l’opération « Turquoise ». Seuls 15 000 Tutsis échappent aux tueries. Le mémorial est au sommet d’une colline. Tout près de là, à l’ombre d’une petite forêt de pins à l’odeur entêtante, sept dalles en marbre marquent l’emplacement des fosses communes. Les restes de 50 000 Tutsis y reposent.
Un 4×4 est garé devant l’entrée du mémorial. Des Occidentaux admirent la vue imprenable sur le paysage. Des touristes ? Je me dirige vers la salle où sont exposés les restes des suppliciés. Je dois avouer que la perspective de voir des ossements ne me rend pas particulièrement sereine.
Dans la salle, sous la faible lumière des plafonniers, des centaines de crânes sont posés sur des tables. Face à ces têtes qui me fixent de leurs orbites vides, l’émotion me submerge. J’entends comme de muettes suppliques s’élever de cet océan de crânes d’adultes et d’enfants. Certains d’entre eux ont été fendus par les machettes ou troués par les gourdins.
Dans le coin le plus reculé de la salle, des cubitus, des radius et des tibias sont empilés comme des fagots de bois ivoire. Une odeur suffocante s’élève de ce tas d’ossements. Au bout de quelques instants, je sors de la pièce. C’est à cet instant que Calixte, accourant vers moi, me dit : « Le général Dallaire est là ! » Roméo Dallaire, le chef canadien des Casques bleus de la Minuar (Mission d’assistance des Nations unies au Rwanda) pendant le génocide est effectivement à Bisesoro. Quelques mois plus tôt, en janvier, il était allé témoigner contre les génocidaires à Arusha (Tanzanie), devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Il me tend la main : « Roméo Dallaire. Je visite le mémorial en compagnie de mon épouse Élisabeth et nous sommes sur le point de partir. »
Après les présentations, je saisis mon carnet. J’aimerais que Dallaire me dise ce qu’il a ressenti lorsque, croyant être dépêché en Afrique pour aider des belligérants à trouver un terrain d’entente, il s’est retrouvé au coeur du génocide. Se remettra-t-il un jour d’avoir quitté le Rwanda alors que les miliciens massacraient à tour de bras ? Mais il est déjà monté dans le 4×4. Je décide alors de ne pas insister et de laisser cette rencontre aux hasards de la vie. Brisé et meurtri, Dallaire a fait deux tentatives de suicide à son retour au Canada. Il lui faudra sept ans avant de pouvoir commencer à écrire sur ce sujet. Dans son livre J’ai serré la main du diable, il raconte l’enfer qu’il a vécu aux pays des Mille Collines. C’est son premier voyage au Rwanda dix ans après le génocide, et il est là pour se recueillir auprès des victimes. Il est des moments où il faut savoir se taire. Même quand on est journaliste.

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