Mordechaï Vanunu

Condamné en 1986 pour espionnage, le plus célèbre prisonnier israélien est enfin libre. Retour sur le parcours de l’ennemi public numéro un.

Publié le 26 avril 2004 Lecture : 10 minutes.

Le 21 avril dernier, à 11 heures du matin, le directeur de la prison de Shikma, à 60 kilomètres au sud de Tel-Aviv, n’a pas été déçu : émergeant d’une forêt de banderoles, de micros et de caméras aux portes de l’établissement, son ancien « pensionnaire » haranguait en anglais la foule de ses admirateurs venus lui rendre hommage, tandis que la police s’efforçait de repousser en lisière de la scène des spectateurs visiblement furieux, arrosant d’invectives – « Mort à l’espion, mort au traître ! » – et de crachats la limousine dans laquelle le prédicateur tardait à s’engouffrer. Chemise claire et cravate sombre, la cinquantaine sportive, une couronne de cheveux argentés faisant ressortir son bronzage, « J.C. » – pour John Crossman, son nouveau nom de baptême – a encore pris le temps de rappeler à ses fans qu’il s’était converti au christianisme, que ses conditions de détention avaient été « barbares et cruelles », qu’il était « fier et heureux d’avoir révélé les secrets nucléaires d’Israël », et, dans un « message au monde », brandissant des deux mains le « V » de la victoire, il a rassuré son audience en affirmant que l’État hébreu « n’a pas besoin de l’arme nucléaire maintenant que le Proche-Orient est dénucléarisé ».
Les observateurs d’Amnesty International ont eu le plaisir de constater que, contrairement à leurs affirmations, l’homme ne semblait pas avoir trop souffert de la longue période durant laquelle on s’était efforcé de le tenir à l’écart des écrans. Près de douze années dans une cellule exiguë meublée, si l’on peut dire, d’une table, d’une chaise, d’une fente étroite pour laisser filtrer la lumière et d’un trou dans le sol, pour le restant. Une heure toutes les deux semaines pour converser avec les siens à travers une vitre blindée. Et six autres années en compagnie de détenus triés sur le volet, jusqu’à ce que le compte soit bon, au jour près : dix-huit ans de captivité, pour deux rouleaux de pellicule que Vanunu n’avait même pas volés !
Revenons au début du tournage. En 1985, Vanunu s’ennuie ferme dans le très secret centre nucléaire israélien de Dimona, en plein désert du Néguev. On ne peut pas dire qu’il y exerce de hautes responsabilités, même si, après avoir été longtemps contrôleur de nuit, une fonction qui consiste surtout à constater qu’il ne se passe… rien, il a été promu chef d’équipe. Ce sont quelques études en physique-chimie et, peut-être, le fait que son lieu de travail se situe à proximité de Beer Sheba, où sa famille s’est installée depuis son exil du Maroc, qui ont valu à « Morde » d’avoir ses entrées au coeur du dispositif nucléaire israélien. Jusque-là, le jeune homme n’a pas eu beaucoup d’occasions de s’amuser : un père très pieux, une mère accaparée par sa nombreuse progéniture (dix enfants), une stricte yeshiva pour collège, trois ans d’armée, et maintenant, cette unité « Machon 2 », chargée de récupérer le plutonium, à des fins évidemment militaires. Une activité qui ne fait pas de Dimona un lieu très fréquenté par les touristes : « Circulez, il n’y a rien à voir ! » Pour avoir enfreint la consigne, deux avions égarés se sont déjà fait abattre par des missiles enfouis dans le sable.
Le jeune Vanunu tourne en rond. Dans « sa » base, qu’il finit par connaître assez bien ; à
l’université Ben-Gourion voisine, où il s’inscrit d’abord en économie, puis en géographie, enfin en philosophie ; avec ses camarades, d’abord ceux du Kach, à l’extrême droite, auxquels il tourne ensuite le dos pour rejoindre ceux du Rakah, le parti communiste israélien, qu’il juge plus concernés par les déracinés qui lui ressemblent ; avec sa nouvelle copine à qui il clame sa solitude dans des poèmes de mirliton ; et finalement avec les étudiants arabes de l’organisation Campus, progressistes comme lui, avec qui il manifeste contre l’occupation du Liban et dont il se fait le porte-parole pour appeler à un État palestinien.
Les services du Shin Beth, alertés, le cuisinent, mais ils retirent de leurs entretiens l’impression que cet excentrique de Mordechaï – on l’a vu s’exhiber dans un strip-tease en public ! – est une « grande gueule » désoeuvrée qui ne présente pas de réel danger pour la sécurité. Lui-même est toutefois convaincu qu’il ne passera pas sa vie à Dimona. Afin de conserver, semble-t-il, « à tout hasard », une trace de son séjour dans cet étrange endroit, il dissimule un appareil photo dans sa serviette et
mitraille son lieu de travail : une soixantaine de clichés sur lesquels on ne voit, bien sûr, pas de bombes, mais qui font apparaître très distinctement des installations… censées n’avoir jamais existé. Quelques semaines plus tard, une restructuration des personnels du centre permet à Vanunu de bénéficier d’un licenciement « pour raisons économiques ». Il n’attendait que ce moment. En janvier 1986, sac au dos, les deux rouleaux de pellicule – qu’il n’a pas encore fait développer – glissés dans des chaussettes, Mordechaï décolle de l’aéroport de Tel-Aviv.
Il « prend la route », qui est celle de bien des jeunes gens de sa génération : Athènes, Bangkok, Katmandou… « Morde » ne fait pas les choses à moitié : hébergé dans des monastères, il en ressort converti au bouddhisme. Va-t-il alors, comme l’affirme l’agent du Mossad Ari Ben-Menashe, jusqu’à se faire payer un voyage à Moscou par l’ambassade soviétique au Népal pour offrir, au nom de la paix mondiale et du désarmement, ses pellicules à un KGB sceptique qui l’aurait « débriefé » mais éconduit ? Toujours est-il qu’il poursuit son tour du monde. On le retrouve en Australie, à Sydney, passablement désemparé et… complètement fauché. Un pasteur anglican, le révérend Mc Knight, qui l’a recueilli, lui trouve un « job » de chauffeur de taxi à mi-temps. Vanunu n’est pas un ingrat : après quelques leçons de catéchisme, le voilà à nouveau converti, cette fois, au christianisme ! Et il ne se contente pas de prier : il prêche, n’hésitant pas, pour donner du corps à ses sermons pacifistes, à brandir les photos des installations maudites où il a lui-même péché.
Succès assuré, notamment auprès d’un Colombien de passage, Oscar Guerrero, journaliste au chômage. Avec ces photos, c’en sera bientôt fini de la galère. Les premiers journaux contactés sont le Sydney Morning Herald et The Age, de Melbourne. Il faudra cependant chercher des clients plus loin : les Australiens ne croient pas une seconde au pactole que détiendraient ces immigrés douteux. Guerrero casse donc sa tirelire et file contacter les grands journaux européens. C’est le Sunday Times de Londres qui dégaine le premier, en envoyant à Sydney un reporter, Peter Hounam, qui s’installe chez Vanunu, tandis qu’un autre collecte en Israël des informations sur le technicien.
À Jérusalem, on se voit enfin contraint de prendre les choses au sérieux : Guerrero, pour tenter une surenchère, vient en effet de proposer les photos au Daily Mirror de Robert Maxwell. Autant dire qu’il lui aurait été plus simple de les apporter directement au Mossad, lequel les a d’ailleurs déjà fait expertiser. Consternation ! Le Premier ministre Shimon Pérès ordonne alors qu’on lui livre « à tout prix » – et non pas « Mort ou vif ! », s’agissant d’un citoyen israélien – le photographe. Mais celui-ci a déjà été ramené à Londres par Hounam. Il est très occupé avec les spécialistes du Sunday Times qui lui soutirent toutes les informations permettant de tirer parti des fameux clichés.
La prudence est désormais de mise : Vanunu, qui commence à sentir autour de lui comme des frémissements d’inquiétude, change d’hôtel à plusieurs reprises. Si notre espion est un amateur, ses poursuivants sont, eux, des professionnels. Ils l’ont vite repéré. Mais voilà : avertie de toute l’affaire par les services britanniques du MI5, Margaret Thatcher s’oppose formellement à ce qu’une action illégale soit tentée par les Israéliens sur le sol de la Grande-Bretagne, sous peine d’incident diplomatique de première grandeur. Et la Dame de fer a la réputation de ne pas changer facilement d’avis…
La « cellule de crise » en place à Tel-Aviv décide alors d’utiliser sa botte secrète. Tandis que le Mirror, fidèle au poste, s’emploie à protéger Israël en discréditant à l’avance dans ses colonnes une publication de documents désormais jugée imminente, le Mossad fait entrer en scène sa vedette américaine. Cheryl Ben Tov, née Hanin, qu’on a rebaptisée Cindy dans le cadre de cette mission, est une jeune Américaine blonde de 25 ans qui se dit esthéticienne en vacances à Londres. Est-ce pour les performances exceptionnelles de son Q.I. (140), parce qu’elle vient d’épouser un officier des services de renseignements israéliens ou… pour d’autres raisons que cette créature s’est vu confier la mission de ramener Mordechaï dans ses filets ? Elle le croise dans Leicester Square, à la sortie des bureaux du journal. Il la remarque, il l’aborde, il la suit, la persuade d’aller boire un verre avec lui. On l’a averti du danger : il a abattu toutes ses cartes mais n’est pas encore protégé par la notoriété que doit lui conférer la publication, sans cesse retardée par le Sunday Times. Il n’en tombe pas moins dans le panneau que le Mossad a ouvert tout grand sous ses pieds. Pendant plusieurs jours, Cindy accepte les cafés,
les parcs et les musées, mais se refuse obstinément à son soupirant en prétextant qu’elle ne fera jamais « ça » dans une chambre d’hôtel. Puis elle soulève un coin du voile : elle doit se rendre à Rome, où sa
soeur dispose d’un appartement. Si Mordechaï …
Le 29 septembre, Vanunu informe son interlocuteur du Sunday Times qu’il va « disparaître » pendant trois jours : les deux hommes se reverront dix-huit années plus tard !
Les confidences de Vanunu, dont on ne doute pas qu’elles viendront sous peu égayer les étagères des librairies du monde entier, nous apprendront peut-être pourquoi un scénario aussi éculé a été suivi avec autant de constance par tous les protagonistes de cette superproduction. L’État hébreu n’avait-il d’autre moyen à sa disposition que le retour de Mata Hari, une manoeuvre dont le résultat était, a priori, bien aléatoire ? Vanunu était-il encore plus naïf et démuni qu’on ne l’a dit, a-t-il été rendu vulnérable par un « stress » intense ou bien a-t-il cédé à son penchant avéré pour le romanesque en se laissant délibérément conduire vers l’inconnu par une compagne mystérieuse ? Si tel est le cas, il a été servi : les bras qui l’attendaient dans le petit appartement de Rome où Cindy le fit pénétrer lui ont réservé une
étreinte inédite. Plaqué au sol par deux agents du Mossad, assommé et drogué, Mordechaï ne s’est réveillé que bien plus tard, enchaîné, sur un bateau qui faisait route vers le port d’Ashdod, en Israël, sous pavillon diplomatique.
À Londres, on s’affole. Le 5 octobre 1986, sans nouvelles de son nouveau collaborateur, le Sunday Times décide de « faire avec ce qu’il a » et de publier les photos accompagnées des informations en sa possession. Le scandale explose. Non pas celui de l’existence de l’arme atomique israélienne qui est, depuis belle lurette, un secret de polichinelle. Mais, alors qu’on spéculait interminablement sur l’existence d’une bombe, on découvre un arsenal – 200 ogives, éventuellement thermonucléaires, et une production estimée à 40 kilos de plutonium par an – au regard duquel le réacteur iranien Osirak, détruit cinq ans plus tôt par les Israéliens, fait figure de couteau de cuisine…
Quant à Vanunu, il sort enfin de l’anonymat. Paradoxalement, c’est sous la cagoule qu’on lui colle pour ses déplacements que son visage devient familier au monde entier. Alors qu’il croupit dans sa geôle, chacune de ses phrases remporte un formidable succès. Des millions de téléspectateurs applaudissent en découvrant – un procédé pourtant utilisé cent fois dans les films de série B – le message révélant son enlèvement qu’il a inscrit sur la paume de sa main, plaquée devant les caméras contre la vitre du fourgon cellulaire. Et, grâce à ces terribles années de détention, l’ennui qui taraudait jadis Mordechaï n’est plus qu’un mauvais souvenir.
En dix-huit ans, le petit juif de Marrakech est devenu un symbole de la chrétienté reçu, à sa sortie de prison, par les plus hautes autorités catholiques d’Israël. Le poète pacifiste qui n’avait d’autre lecteur que lui-même a été cinq fois nominé pour le prix Nobel de la Paix. Le fils renié par son père a été adopté par un couple d’activistes américains du Minnesota qui promettent de lui assurer un accueil doré dans leur pays. L’étudiant à peine moyen de Beer Sheva est devenu docteur honoris causa de l’université norvégienne de Tromsoe, et l’employé du centre de Dimona, qui tirait le diable par la queue, se voit soulagé des soucis matériels grâce au « Comité pour un Moyen-Orient sans armes nucléaires, biologiques et chimiques »… mais non sans quelques puissants soutiens.
Seule ombre au tableau : si le public international se passionne pour ce film d’aventure (près de 50 % des Israéliens se déclarent toutefois hostiles à l’élargissement de sa tête d’affiche), les producteurs restent méfiants. Après avoir renoncé à placer Vanunu-Crossman en détention administrative, ce qui n’aurait pas manqué d’attirer l’attention sur les nombreux Palestiniens soumis à ce traitement, le gouvernement israélien a pris quelques mesures de rétorsion à l’encontre de celui qui affirme cependant n’avoir plus aucun scoop à livrer. Vanunu n’est pas autorisé à se rendre à l’étranger pendant un an. Il est contraint de rendre compte de ses projets de déplacement à l’intérieur du territoire israélien, n’a pas le droit de « s’approcher des ports », ne peut « nouer des contacts sans autorisation préalable », et cela pour les six mois à venir.
Des mesures bien mesquines, pour une si grande gloire…

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